BLOC-NOTES
LA FOIRE AUX CANCRES
Depuis un certain temps, nous autres Libanais vivons un curieux phénomène: nous parlons la même langue mais nous ne comprenons pas le même langage. Mêmes mots, mêmes expressions et, à peu de chose près, même accent (à part celui traumatisant de M. Michel Murr). Mais si les sons qui parviennent à nos oreilles sont les mêmes, le sens reste encore à découvrir. L'expression "union nationale", par exemple, signifie (à ceux qui parviennent à la décoder) non pas le rassemblement de toutes les forces politiques du pays toutes tendances confondues, mais celui de gens qui, tout en se haïssant, obéissent aux mêmes mots d'ordre, font allégeance au même patron et se bousculent dans les mêmes antichambres. Quant à ceux qui se situent sur une autre longueur d'onde, c'est-à-dire 75% des Libanais, ceux-là l'impasse est faite dessus. Ils n'existent tout simplement pas. Si la définition donnée par le pouvoir à l'expression "union nationale" nous désoriente, celle prêtée au mot "démocratie" est propre à plonger le commun des mortels dans un abîme de réflexions. Quelle meilleure illustration de ce propos que la dernière prestation télévisée de monsieur le vice-président du Conseil, ministre de l'Intérieur. Interrogé au sujet de l'hypothétique nouvelle loi électorale qui se propose de faire deux poids deux mesures, M. Murr a expliqué patiemment à son contradicteur que le Liban vit en démocratie et que toute démocratie exige que l'on laisse aux citoyens la liberté du choix. Et M. Murr d'expliquer que 90% des Nordistes, 90% des Békaaistes, autant de Sudistes et de Beyrouthins veulent le mohafazat. On ne peut donc que s'incliner: ils le veulent, ils l'auront. Par contre, les leaderships du Mont-Liban n'en veulent pas (M. Murr dixit). Ni le Chouf, ni Aley, ni les deux Metn, ni même le Kesrouan. Alors? Peut-on les y obliger? Que nenni! répond le ministre de l'Intérieur. Nous vivons en démocratie, après tout. Tiens! Puisqu'il le dit… Reste à savoir quel genre de démocratie est-ce là. A ma connaissance, la démocratie est le gouvernement de la minorité par la majorité. Et puisque quatre des cinq mohafazats se sont (aux dires de M. Murr) prononcés en faveur du mohafazat, force est donc au cinquième de s'incliner devant une majorité aussi massive. Du moins, c'est ce que j'ai toujours cru jusqu'à présent. D'autant plus que l'exemple vient de nous être donné par les récentes élections israéliennes. Une majorité de 0,6% a suffi pour faire basculer Israël, le processus de paix, voire la carte du Proche-Orient. Il s'agit là d'une dimension majeure et non pas des caprices de deux ou trois mandarins souffrant de nombrilisme. Cependant, à entendre M. Murr, je commence à me demander si je n'ai pas tout compris à l'envers et si le Liban dont il parlait n'était pas formé de cinq Etats différents: la République du Nord, l'Etat de la Békaa, l'Emirat du Sud, la Ville-souveraine de Beyrouth et la Principauté du Mont-Liban. Une confédération d'Etats indépendants, en somme, au sein de laquelle chaque Etat est maître à bord après Dieu et après M. Murr, bien entendu. A moins que ce ne soit seulement le cas du Mont-Liban qui aurait le droit exclusif de choisir ses propres lois et le régime le mieux à sa convenance. Une sorte de Liechtenstein régi par quelques Iznogoud décidés à devenir califes à la place du calife. Si tel est le cas, qu'on nous fasse grâce de cette foire aux cancres dans laquelle, depuis plus d'un an, se folâtrent nos gouvernants et qu'on nomme le prochain parlement par décret, puisque de toutes façons le mot élection ne veut plus rien dire.
ALINE LAHOUD.