Portrait :
Son histoire, nombre d’entre nous la connaissent. Mais qui n’aime pas réécouter les fables, les contes, les légendes ? A plus forte raison, lorsque celles-ci sont vivantes.
“ Valentino ” à vingt ans.
De sa jeunesse passée au Mexique aux côtés d’un grand richard, il garde le souvenir des soirées jusqu’à l’aube. Il ne manque de rien. Tous les frais sont payés par son hôte. C’est cette dépendance étouffante qui lui fait mettre les voiles. Il y serait encore s’il n’avait rencontré une très belle femme qui l’exhorta à prendre le large. Et Pépé de se rappeler ce proverbe espagnol qui dit : “ Celui qui n’a pas de courage, ne passe pas le fleuve. ” C’est le déclic. Sa voie est trouvée. Il décide de partir pour le Liban, pays qu’il ne connaissait qu’à travers quelques voyages de vacances. Sa croisière d’un mois en bateau, le mènera à organiser des soirées très prisées, qui le conforteront dans sa décision. Sitôt rentré chez ses parents, il achète un petit voilier et se met à pêcher. De son amour de la mer, il commence à collectionner. Les premiers bijoux voient le jour. “ Sans diplômes, sans argent... ” dit-il. Il incarne la revanche de l’anticonformisme. Cette singularité dans le comportement et les actes, lui vaut une réussite à tous les niveaux. Les femmes le courtisent et les hommes apprécient sa compagnie. Les propositions et opportunités ne manquaient pas au Mexique. Mais le cœur de Pépé est ici. Malgré maintes provocations et tentatives d’intimidation répétées, il reste. Il a traversé les époques, intact, tout comme ses vestiges, gardés religieusement. Lorsqu’on déjeune chez Pépé, à Byblos, on n’est pas dans un restaurant, mais bien dans un lieu historique. Il s’agit là d’un pèlerinage, d’un plongeon dans l’histoire du monde. De la plus ancienne ville du monde. Plus qu’un souvenir, rendre visite à Pépé Abed est une expérience.
Tout est dit dans cette phrase d’un grand journaliste : “ Visiter le Liban sans connaître Pépé... c’est passer sa lune de miel avec un eunuque ! ” Pépé l’a inscrite sur ses menus, telle une devise. Le ‘Fishing Club’ de Pépé est né de sa passion pour les objets et les personnes de valeur. “ Je ne cherche pas l’argent, mais les amis qui durent. J’ai perdu beaucoup d’argent, mais les vrais amis restent. ” Son secret ? Les belles femmes. “ Pour rester jeune, dit-il, on doit aimer les femmes ”. Il les a beaucoup aimées. Il est comme à ses vingt ans : malicieux, joueur et passionné. Parmi les nombreux métiers qu’il exerça, celui de joaillier fut l’un des premiers. Il possédait un magasin à feu Souk-el-Tawilé (l’équivalent du Faubourg Saint-Honoré parisien). Son premier succès, il le doit au collier réalisé pour le prince Talal, (le fils d’Ibn Séoud), qui a épousé Mona, la fille de Riad-el-Solh. Tous les bijoutiers de Beyrouth avaient effectué des dessins de leurs futures œuvres. Mais ni Boucheron, ni Cartier ne furent retenus, le Prince choisira le collier de Pépé. Cette première commande fut sa route vers la célébrité. Tout alla bien jusqu’en 1958, année où la boutique de Pépé fut cambriolée. Déçu, il abandonne sa bijouterie et retourne à son premier amour : la mer. Il découvre, près de la Grande Bleue, un fort beau terrain encore vierge ; ce sera le futur emplacement de l’ “ Acapulco Beach Club ”. La réussite est immédiate, retentissante. Le temps passe, mais le véritable coup de foudre, c’est Byblos. Lorsque j’ai vu ce port extraordinaire, j’en suis tombé amoureux, se souvient-il.
Le pirate du Liban
Quand la mer est mauvaise, elle lave la terre. Pépé y trouve des monnaies anciennes qu’il ramasse pour en faire des bijoux. Il ne les vendra jamais. Vient la guerre et ses spectres. C’est la banqueroute. Il y perdra tout ! L’Acapulco, l’Hôtel Bacchus de Beyrouth... au total l’équivalent de quelque quinze millions de dollars. Il retourne à Byblos et repart de zéro. Ainsi est né le ‘Fishing Club’. Les ambassadeurs, les journalistes viennent y manger. Parmi les célébrités qui y font escale : Brigitte Bardot, Jacques Chirac, Marlon Brando. Pépé revit. La flamme s’est rallumée. Puis, la renommée devint mondiale. Après une courte visite au Liban, le directeur des hôtels Méridien, subjugué par les bijoux et les décorations de Pépé lui déclare : “ C’est trop d’idées pour une seule personne, cet endroit ! ” Il ne tarde pas à lui proposer d’exposer ses œuvres dans une suite du palace parisien. Pépé y reconstitue l’esprit du ‘Fishing Club’.
- Combien cela coûte ? Lui demande-t-on déjà...
- Rien n’est à vendre, rétorque-t-il.
- Qu’êtes-vous venu faire alors ?
- Je suis là par plaisir, pour montrer que l’on a de belles choses au Liban.
Le succès est immédiat. Le pirate du Liban est né.
Lorsqu’une femme mariée lui dit : “ Comme c’est joli ! ”, en parlant de ses bijoux, il répond d’un air complice : “ Vous savez, votre mari, peut rentrer chez moi tranquille parce que rien n’est à vendre ! ”
José ABED, s’entretenant avec Saër KARAM.
Pépé est un vieux loup de mer aux talents de prestidigitateur ! Son Liban à lui est demeuré beau, indemne, vierge et magique comme au premier jour. Lorsqu’on l’écoute narrer ses souvenirs, on est hypnotisé, comme sous le charme d’un formidable conteur. Les années folles du Liban sont restées ancrées dans sa mémoire, jusque dans le moindre détail. La vie lui sourit et il en fait de même. Cette sympathie et cette gaieté ont la faculté de mettre aussitôt à l’aise. Par contre, lorsqu’il a un visiteur en horreur, il lui déclare aussitôt : “ Vous devez être membre pour entrer dans ce club ! ” Pour être accepté par Pépé, il faut montrer patte blanche. L’amitié lui importe plus que tout. Son antre est fort représentatif de sa “ ri-chesse intérieure ”, si rare et si précieuse. Un lieu au-delà des âges, comme Pépé, son charisme, sa force de caractère, son humour...
Tout comme le Liban et sa mosaïque culturelle, Pépé, est libano-mexicain, et sa femme, Danièle, bretonne. A l’instar de nos ancêtres, Pépé laissera des traces et fait, désormais, partie de l’Histoire comme le prouvent les trésors et autres photos ornant les murs de sa demeure... Les principaux vestiges de notre civilisation se trouvent ici même, à Byblos. Byblos, décor onirique où le temps s’est arrêté à une époque où il faisait bon vivre. La belle époque dont Pépé a gardé le secret. Ce havre de paix, Saint-Tropez du Moyen-Orient, semble être le lieu choisi par le roi-Soleil pour y élire domicile par toutes les saisons, comme par enchantement. Par une volonté divine.
“ Il semblerait que les Phéniciens aient été plus cléments que nos contemporains... ”, déclare-t-il dans un éclat de rire communicatif. Un homme qui se respecte et qui respecte ses convives, un hôte sachant recevoir et se faire aimer... naturellement. Ses métiers, il les a exercés au gré de ses passions. Joaillier, plongeur, restaurateur, amateur d’art, archéologue ; mais avant tout bon vivant. Sa vie est un roman, une épopée où se mêlent fougue, aventure, Histoire, romantisme, action et rebondissements. Lorsqu’on lui demande son âge, il répond : “ Le jour ou la nuit ? ”
“ Pour vivre heureux, vivons cachés ”, disait Florian. Chez Pépé, on est, comme retranché, à l’écart du reste du monde – en autarcie volontaire. Bonheur, amour, bonne humeur, sport. Tels sont les ingrédients de son philtre de jouvence. Ce cocktail-là n’est pas sur le menu... L’intemporalité de ce paysage reflète celle du maître des lieux. D’une gentil-lesse et d’une générosité d’un autre temps. Son bonheur ? La beauté, un Liban céleste, au panorama féerique. Là-bas, à Byblos, ce rêve est devenu réalité.
L’ “Amiral” de Byblos.
Photos : Ali HOURIÉ.
Une vue imprenable.
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Entretien :
- Quelle est votre motivation ?
L’argent ne m’intéresse pas. Je m’attache à faire le musée de Pépé Abed, pour garder un souvenir... Beaucoup d’architectes du monde entier me proposent de faire quelque chose pour eux, car j’ai des idées. Mais à mon âge, je dois faire attention. Malgré cela, je me sens jeune, j’ai une femme très intelligente, je suis bien. Je n’aime pas l’argent. Je suis un homme heureux à qui la vie a beaucoup donné.
- Que conseillerez-vous à quelqu’un qui veut suivre votre voie ?
Il doit d’abord avoir du goût. Il doit être intelligent. Ses yeux doivent voir et capter les belles choses. Si une chose lui plaît, il doit la faire. Il doit savoir observer, voire imiter les gens qui réussissent. C’est une vocation !
Sa renommée est telle qu’une lettre adressée à : Pépé Abed - Liban, arrive directement à bon port.
Les murs tapissés de clichés.
- Comment avez-vous vécu le Liban de la guerre ?
Pendant la guerre, j’ai pris la fuite vers l’hôtel Bacchus. Car les Kurdes voulaient nous enlever, ma femme et moi. Mon épouse a renoncé à tout pour moi sans rien demander en échange. Après avoir été prévenu par mes voisins, je me suis réfugié ici, à Byblos. Les combattants ont posé une bombe dans mon bateau. Beaucoup de gens voulaient que je m’en aille pour s’emparer des caves. Je suis resté. Plus tard, j’ai fait venir de nombreux ambassadeurs et journalistes. Là, les problèmes ont commencé. Un jour, des combattants sont venus en groupe. Ils se sont assis sur une table, ont déjeuné, bu... A la fin du repas, ils posent leurs revolvers sur la table en demandant l’addition. Je leur dis : “ Vous êtes des combattants, vous ne payez pas, vous êtes mes invités. Venez manger quand vous le voulez ; je m’appelle Pépé et je suis seul ici.” J’avais constitué une armée pour moi. Plus personne n’a remis les pieds ici. “ Si vous ne voulez pas sentir la guerre, venez chez Pépé ”, a dit un jour un journaliste.
- Le tourisme ?
Il faut s’occuper des touristes ; je m’occupais personnellement de chacun d’eux. J’agençais des attractions et j’organisais des concours de pêche. Nos émigrés, qui représentent quelques millions de Libanais de par le monde, veulent revenir au pays. Mais il faut arranger les téléphones, l’électricité, les routes... Ces gens aiment le Liban, mais il faut constituer un comité à l’aéroport pour les recevoir. L’accueil est très important.
- Quel est l’avenir du tourisme au Liban ? Que lui manque-t-il ?
Nous n’avons pas de problème pour le tourisme. Les émigrés, à eux seuls représentent un potentiel touristique énorme. Il faut juste leur redonner confiance dans la mère-patrie.
- A ce propos, le ministère du Tourisme vous a-t-il aidé ?
Le monde de la presse peut m’aider, en écrivant des articles, car personne ne bouge ! Et je dois vous dire une chose : ce port était complètement abandonné. Il y a une seule personne qui m’ait aidé : c’est le général Lahoud. Un jour, je lui demande de l’aide ; il a envoyé de nombreux militaires pour nettoyer la baie. Il a arrangé ce port... il a beaucoup fait pour moi. Je lui dois une fière chandelle ! Moi, j’ai tout perdu, mais j’ai continué à travailler pour le tourisme ! Lorsqu’on me demande si je veux quelque chose, je réponds qu’il faut arranger Byblos. Les routes sont terribles, cela fait des années qu’ils n’ont pas asphalté. Le centre-ville est abîmé, affreux ! Dans d’autres pays, s’ils avaient un endroit comme Byblos, ils obligeraient chaque habitant à peindre sa maison d’une même couleur de pierre. A nettoyer les murs. Chez nous, ils n’ont pas de goût ! On a besoin de quelqu’un qui sache apprécier cet endroit à sa juste valeur. On est fort en paroles, mais dans les actes, c’est une autre histoire... Ce n’est pas moi que l’on aide en embellissant Byblos, c’est le Liban !
Pièce en bronze représentant une orgie
Amphore grecque. L’ unique avec une seule poignée, pour verser du vin.
Cette pièce romaine en albâtre représente un buste de Bacchus, dieu du vin.
- Avez-vous jamais pensé à quitter définitivement le Liban ?
Jamais ! L’amitié pour moi c’est plus important que l’argent. Mais la véritable amitié, désintéressée... Je n’ai jamais rien demandé à personne. Pendant la guerre, j’étais directeur général d’une chaîne d’hôtels à Mexico, appartenant à mes cousins. Ils m’ont fait des propositions très importantes. Je leur ai dit que je ne quitterai pas le Liban. Je voulais rester ici et j’y suis encore. Mais pendant la guerre lorsque je n’avais pas d’argent et que les banques refusaient des crédits, le président de la République du Mexique, Miguel ALEMAN – un ami d’enfance – m’a proposé de le rejoindre. En 1976, un billet m’attend pour aller à Mexico. Il m’a proposé de prendre un hôtel dont il était propriétaire et de m’en occuper, d’être son collaborateur. Une fois là-bas, il m’a déconseillé de quitter le Mexique. Malgré tout, je suis retourné au Liban et n’ai rien vendu ! Maintenant je travaille par amour. Beaucoup de gens croient que je suis un commerçant, ils se trompent. J’aime beaucoup Byblos.
- Des organismes de tourisme tel le “ Club Med ” vous ont-ils proposé de collaborer avec eux ?
Gilbert Trigano, le patron des ‘Clubs Med’ est venu un jour visiter Byblos. Un mois plus tard, un certain Younès de Tannourine vient me voir et me dit : “Un français à Paris m’a dit d’aller réserver une table pour 10 personnes dans le restaurant le plus joli du monde.” Trigano a voulu travailler avec moi, il était amoureux de Byblos. Il a voulu faire un festival ici ; puis à Baalbeck auxquels seraient conviés tous les journalistes et toutes les personnalités. Malheureusement, le terrain où devait se dérouler la fête fut vendu à une autre société. Malgré cela, il continue à m’envoyer chaque mois, un petit groupe de gens importants afin que je m’en occupe. Mais il est déçu, car il aimait beaucoup le Liban et il avait envie d’y faire quelque chose. C’est une perte pour nous.
- De toutes les personnalités que vous avez rencontrées, quelle est celle qui vous a le plus marqué ?
Marlon Brando ! C’est quelqu’un de très simple. Nous étions de bons amis. Un jour, il me dit : “ Pépé, donne-moi ton Fishing Club et je te donne mon île ” Alors, je lui répondis : “ Pourquoi ? Tu viens me voir quand tu veux et j’irai te voir quand je veux. ” (Rires.)
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- Avez-vous des regrets ?
Non. J’ai fait tout ce que j’avais envie de faire. Tout ! Jeune, j’ai bien vécu et j’ai fait tout ce que je voulais. J’étais heureux. Je suis heureux. Lorsque les gens me demandent mon âge, je dis : 40 ans... sans compter les nuits. J’ai vécu dans une ambiance de cabarets, de restaurants, mais je n’ai jamais bu. Lorsque je bois de l’alcool, c’est en réalité du thé avec du cidre que je mets dans de vraies bouteilles de whisky. (Rires). Je fais attention à ce que je mange et je fais du sport.
- En ce qui concerne ce patrimoine, n’y a-t-il pas un moyen de le protéger ?
Nous avons des collaborateurs qui travaillent avec l’UNESCO, espérons que cela fasse avancer les choses. Vous savez, il n’y en a pas un qui sache apprécier les belles choses. Les Libanais aiment l’argent. Il sont phéniciens, que voulez-vous... (Rires)
- Pépé et le cinéma ?
J’ai fait un film avec Georges Lautner, un réalisateur français “ La Grande Sauterelle ”. Lautner vient un jour dîner chez moi et me dit : “ Pépé, je veux faire un film avec toi. ” Je lui réponds que je n’ai jamais fait de cinéma. Il me dit : “ C’est bien pour cela ! ” Je joue donc le rôle d’une vedette italienne. Il y avait une scène avec Mireille Darc. On l’a répétée dix ou quinze fois. Elle y interprétait une gitane qui chante et joue de la guitare. Mais elle ne savait pas jouer de la guitare. Moi je suis censé venir du Casino du Liban, j’entre ici et je commande une bouteille de champagne. Je fume le cigare, la regarde puis... “ Coupez ! Moteur ! ” C’est le fou rire ! Là, Lautner me dit : “ Pépé, ça me coûte cher... ” J’ai également fait d’autres films, dont un où j’étais un gangster italien...
- Qu’est-ce qui vous a amené à aimer la mer ?
Dans ma jeunesse, je n’ai jamais aimé l’école. Mon père a tout fait ! Il me mettait à l’école, je prenais la fuite et j’allais à la mer. J’aime la solitude, j’aime la nature, j’aime la mer. La mer en Amérique est extraordinaire. Il y a des perles, du corail, des choses formidables. Je m’y sens à l’aise, je ne peux pas vivre sans la mer. Lorsque j’ai des ennuis, je reste ici et j’oublie tout. La mer c’est ma vie !
- A quel âge selon vous l’homme se désintéresse-t-il des femmes ?
S’il aime l’argent, il s’en désintéresse rapidement. S’il est sentimental, les années n’y font rien...
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Une autre vue des amis de Pépé.
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Pépé est également délégué du tourisme mexicain pour le Moyen-Orient depuis trente ans.
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