SOUDAN :

L’ISSUE DE LA BATAILLE DE DAMAZINE DÉCIDERA DE SON SORT

Le président Omar Al-Bachir.

La guerre dont le sud-est du Soudan est actuellement le théâtre, comporte beaucoup de leurres et un “jeu de masques”. Tout a commencé le 10 décembre dernier, à la manière des romans policiers de John Le Carré. As-Sadek Al-Mahdi, leader du parti “Al-Oumma”, devait marier l’une de ses filles et accueillir les personnalités invitées à y assister. Mais il était absent, ce soir-là, et on l’avait vu, quelques heures plus tôt, pratiquant son sport favori, le golf. De plus, la télévision diffusait une interview qu’il avait accordée dans le cadre de l’émission: “L’expérience m’a appris”. Nul ne pouvait imaginer que le chef de la “Oumma” avait planifié sa fuite de Khartoum pour s’établir à Asmara, en se prévalant de deux couvertures: le mariage de sa fille et son interview télévisée. Il est arrivé à Asmara le lendemain en compagnie de son fils aîné, le lieutenant Abdel-Rahman. Celui-ci avait été radié de l’Armée, par décision du président Omar Al-Bachir, en même temps que des membres de sa garde personnelle. Ainsi, Al-Mahdi a donné le coup d’envoi de la grande offensive déclenchée selon le plan dit de “l’accordéon”, car son appui est nécessaire, ne serait-ce que du point de vue politique. L’action des “rebelles” perdait, du même coup, son cachet confessionnel islamo-sudiste, pour revêtir celui d’une guerre civile entre un régime établi, dominé par le front national islamique et une opposition multiconfessionnelle ayant rallié des fractions de différentes régions soudanaises.

Hassan At-Tourabi.

NOUVELLE STRATÉGIE

Un mois, jour pour jour, après la fuite d’Al-Mahdi, l’attaque était déclenchée contre Al-Karmak et Kissane, exactement le 10 janvier dernier. Il est établi que les partis d’Al-Oumma et d’Al-Ittihadi ont accédé à l’appel du colonel John Garang depuis septembre dernier, en vue d’élaborer une stratégie sur de nouvelles bases pour un Soudan unifié. Ainsi, ont agi la direction du parti communiste, le “commandement légal de l’armée” et le regroupement des partis africains. Tous ont convenu que le régime de Khartoum n’est “qu’un arbre rabougri attendant d’être arraché par la bourrasque.” Le 23 décembre dernier, Al-Mahdi a rencontré le président érythréen, Assias Afourki et son ministre des Affaires étrangères, Boutros Salmon. Cette entrevue a été retardée jusqu’au retour du chef de l’Etat d’une visite aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Celui-ci a réaffirmé son soutien politique aux fractions militaires de l’opposition soudanaise. Puis, Al-Mahdi a gagné Le Caire d’où il a appelé l’armée soudanaise à renverser le pouvoir, s’adressant à leurs effectifs en ces termes: “Votre grande mission est à Khartoum, non aux frontières. Votre devoir humain et national vous fait obligation de vous ranger aux côtés de votre peuple et d’entreprendre une opération décisive visant à évincer le pouvoir qui gouverne aujourd’hui le Soudan.” De plus, il a annoncé les prémices d’un courant populaire dans ce sens. Il est apparu, par la suite, que l’armée, que le régime tentait “d’apprivoiser” et de gagner à ses rangs, aurait son rôle historique en prenant le parti du peuple. Aussi, le Pouvoir a-t-il réagi et éloigné les forces armées de la capitale, tout en fermant les universités pour prévenir des mouvements protestataires de la part des étudiants. Les observateurs considèrent l’appel d’Al-Mahdi comme un changement qualitatif au niveau des partis d’opposition, rassemblés sous un commandement politico-militaire unifié. Les forces armées se trouvent, ainsi, devant l’alternative suivante: affronter l’opposition et les masses populaires ou se ranger aux côtés de ces dernières, en vue de les affranchir de l’emprise du front islamique national et, partant, d’ouvrir la voie à la paix, à la démocratie, de redresser l’économie et de normaliser les relations du Soudan avec la communauté internationale.

As-Sadek Al-Mahdi, chef «politique» de l’opposition.

GUERRE OUVERTE

Quoi qu’il en soit, il s’agit, à présent, d’une guerre ouverte, remontant au jour où Mohamed Osman Al-Mirghani, leader du parti Al-Ittihadi démocratique, a conféré à Washington avec des responsables américains début septembre dernier. Al-Mirghani avait rencontré au préalable, à Londres, Tony Llyod, responsable des affaires africaines au sein du parti travailliste britannique qu’il a mis au courant de la situation sur le terrain. Al-Mirghani a critiqué, par la même occasion, les élections présidentielles et législatives de mars dernier, les présentant comme une “tentative désespérée de faire perpétuer le régime soudanais”. La capitale fédérale, elle, paraît avoir décidé de soutenir l’opposition et de l’encourager à exécuter des plans militaires pour renverser le régime d’Al-Bachir. D’après des rapports concordants, Washington a accordé en novembre dernier, une assistance militaire, d’une valeur globale de 20 millions de dollars, à trois pays limitrophes du Soudan: l’Ouganda, l’Ethiopie et l’Erythrée présentés comme les “pays de la confrontation”. Le président Bill Clinton aurait participé à maintes réunions auxquelles ont pris part des responsables de la CIA, du département d’Etat, du ministère de la Défense et du Conseil de sécurité nationale. Les délibérations ont porté sur les bases fondamentales de la stratégie américaine vis-à-vis du régime de Khartoum. L’ex-chef de la CIA, John Deutsch, avait visité Addis-Abéba en avril dernier où il a examiné avec les responsables éthiopiens la situation au Soudan. Washington a proposé, ensuite, l’octroi d’une assistance militaire aux Etats de l’est africain en décembre. L’Ethiopie a reçu une aide américaine de 160 millions de dollars, les Etats-Unis comptant, principalement sur cet Etat d’Afrique dans son action contre le Soudan. Ainsi, la première étincelle a jailli à Port-Soudan qui a été privé de carburants et de toutes sortes de produits, en plus de l’eau.

Abdel-Aziz Khaled: «Le Soudan commence à produire des armes chimiques».

KHARTOUM ACCUSE ASMARA ET “L’ALLIANCE SOUDANAISE”

Khartoum a accusé l’Erythrée et les “forces de l’alliance soudanaise” que dirige le brigadier Abdel-Aziz Khaled. De même, les responsables soudanais ont accusé le parti “Al-Oumma” et As-Sadek Al-Mahdi de financer cette alliance et le “Rassemblement national démocratique” de lui servir de “paravent politique”. Ces mouvements n’auraient pu être orchestrés sans la couverture américaine. Des cercles diplomatiques indiquent qu’au cours des dernières années, Washington promettait une assistance militaire importante à l’Ethiopie, à l’Erythrée et à l’Ouganda. La capitale fédérale se limitait à leur fournir un matériel destiné à la formation des effectifs militaires, tels des transports de troupes, en plus d’une assistance de caractère économique. Tout en insistant sur la nécessité de ne pas faire bénéficier de ces équipements l’opposition au régime soudanais à l’époque. La raison de ce comportement de la part des USA en était la scission survenue au sein de l’Armée populaire pour la libération du Soudan, du colonel John Garang. Dans le même temps, Washington n’avait pas confiance dans l’opposition nordiste qui ne parvenait pas à s’entendre autour d’un plan d’action destiné à renverser le régime de Khartoum. Les USA ont accepté de soutenir l’opposition soudanaise unifiée, par le canal de l’Ethiopie, de l’Erythrée et de l’Ouganda, le colonel Garang ayant pris en main le commandement unifié de toutes les fractions militantes. La tactique prévoit l’occupation d’une ville après l’autre avant Khartoum, selon les plans suivis par la guérilla urbaine. Certains jugent préférable d’opter pour les opérations militaires d’envergure comme moyen de pression sur le régime, pour le forcer à capituler ou, tout au moins, accepter d’engager le dialogue aux conditions fixées par l’opposition qui rejette le régime institué par Al-Bachir et At-Tourabi. De cette manière, il est possible de pousser les masses populaires à se révolter, ce qui épargnerait au Soudan les affres d’une guerre civile. Le gouvernement soudanais y a fait face en décidant de déclencher des contre-offensives dans les régions de l’Est, à partir de Port-Soudan, au sud de Kesla, pour les étendre à Al-Karmak et à Kissane, au sud du Nil Bleu. Aussi, a-t-il dépêché des troupes dans ces secteurs considérés comme les premières lignes de défense. Le gouverneur de Kesla, le général Aboul-Kassem Ibrahim Mohamed, a contacté les chefs de tribus, afin de les convaincre de tenir tête aux forces de l’opposition. On rapporte que le chef d’une grande tribu de Kesla, a refusé de coopérer avec le gouvernement de Khartoum, partant du fait que sa tribu appelle à la paix et non à attiser la guerre civile. Les régions est du Soudan sont fidèles au groupe “Al-Khitmiya” dont le leader est Al-Mirghani, leader du parti “Al-Ittihadi”. Quant aux habitants de Kesla, ils restent attachés au “congrès Al-Beja” qui rassemble les plus grandes tribus dans le secteur. Les allégeances politiques vont, dans l’ensemble, à “Al-Khitmiya”, au “Front national” et à “Al-Ansar”, étant donné que le héros national, Abdel-Rahman An-Noujoumi, avait pris part aux guerres d’Al-Mahdi.

LE PLAN D’ACTION DE KHARTOUM

Face à ces forces coalisées, le gouvernement de Khartoum a opté pour un plan d’action en trois points: Primo: Renforcer l’armée et les forces de sécurité. A cet effet, des permutations ont été opérées au sein des forces militaires et de l’organisme pour la sécurité extérieure. Des éléments acquis au régime et connus pour leur fidélité à Al-Bachir ont été placés à la tête des postes-clés. Secundo: Raffermir les relations avec Téhéran qui semble avoir répondu, favorablement, à l’appel de Khartoum. De fait, la capitale iranienne a établi un pont aérien, afin d’acheminer l’assistance militaire aux forces soudanaises le plus rapidement possible. Les responsables iraniens ont fait part de leur décision de soutenir le régime de Khartoum pour lui permettre de surmonter les difficultés actuelles. On ignore jusqu’ici, la nature de l’aide iranienne. D’ores et déjà, quatre appareils de type «Hercule» ont atterri à l’aéroport de Khartoum, transportant une assistance qualifiée «d’urgente» embarquée à Téhéran, Bouchahr et Abadan. D’aucuns disent que cette aide est destinée aux sinistrés victimes des inondations. Dans un commentaire, Radio-Téhéran a présenté le «pont aérien» comme «une preuve tangible de l’importance stratégique du Soudan et de ses richesses par rapport à la République islamique, dans la lutte qu’elle mène contre l’Amérique et ses agents dans la région».

LE CAIRE MET EN GARDE...

Ce rapprochement entre Téhéran et Khartoum n’est nullement apprécié par Le Caire qui a mis en garde la capitale soudanaise contre les fâcheuses conséquences de son alliance avec Téhéran. Et ce, au cours de la visite effectuée sur les bords du Nil, la semaine dernière, par une délégation officielle ayant à sa tête le général Al-Zoubeir Mohamed Saleh, vice-président soudanais. Les responsables égyptiens, dit-on, ont opposé une fin de non-recevoir aux raisons invoquées par Khartoum pour justifier son alliance avec Téhéran, partant du fait que l’implantation iranienne au Soudan commence à influencer le plan intérieur à travers le «front islamique». Tertio: Le troisième plan de la contre-offensive table sur le «flux débordant» que Khartoum a mobilisé contre le «plan de l’accordéon». Il consiste à soutenir les opposants aux régimes de Kampala, d’Addis-Abéba et d’Asmara établis au Soudan, pour leur permettre de talonner les gouvernants de ces trois pays. Le brigadier Kheir, ministre soudanais de l’Information, a déclaré à ce propos: «Les opérations entreprises par les tribus de Bani Chankoul témoignent de la vague de mécontentement ayant gagné les autres tribus éthiopiennes et érythréennes contre la minorité régnante dans ces deux pays».

ADDIS-ABÉBA NIE...

Cependant, l’Ethiopie nie avoir joué quelque rôle dans la défaite militaire subie par le régime de Khartoum, tout en se réservant le droit de se défendre contre ce régime. Le ministre éthiopien des Affaires étrangères a qualifié d’inexactes les nouvelles relatives à une ingérence d’Addis-Abéba dans le conflit opposant Khartoum à ses détracteurs locaux. De plus, il a fait état des appels lancés par un diplomate soudanais accrédité à Mogadiscio, engageant les Somaliens à partir en guerre contre l’Ethiopie, «ce qui, observe-t-il, transgresse les lois internationales». Il est établi que le régime ougandais du président Mossivini constitue la base angulaire du plan de lutte américain contre Khartoum. Par ailleurs, il y a lieu d’indiquer que l’alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre, sous la direction de Laurent Kapella, lequel bénéficie de l’appui logistique de Kampala, est parvenue à occuper Bonia. Le gouvernement zaïrois permettait au gouvernement soudanais d’utiliser l’aéroport de cette ville pour assurer les secours aux rebelles ougandais hostiles à Mossivini opérant à partir du Zaïre. De même qu’à l’Armée populaire pour la libération du Soudan qui a attaqué, récemment, les zones équatoriales où les rebelles ougandais ont leur centre de ralliement.

L’OPPOSITION MANQUE DE COUVERTURE AÉRIENNE

Les observateurs pensent que l’opposition peut difficilement entreprendre une offensive militaire en direction de Khartoum à partir des frontières orientales, pour la raison qu’elle manque d’une couverture aérienne. Cependant, elle concentre ses attaques aux zones-est, parce que cela lui permet d’exercer des pressions sur le gouvernement de Khartoum, les grandes villes se trouvant dans ces zones et constituant des points stratégiques; elle estime, de la sorte, atteindre son principal objectif. Il semble que les forces gouvernementales soudanaises aient été surprises par la puissance de feu des attaquants, ce qui les a contraintes à battre en retraite. Le général As-Sanoussi a dit que ses forces se préparaient à déclencher une contre-offensive, cependant les indices montrent que ses troupes ne disposent pas du matériel nécessaire pour repousser les assaillants. Il était surprenant de voir le vice-président soudanais débarquer au Caire, pour réclamer son aide militaire, bien que les relations entre les deux pays soient perturbées. Quant aux Etats arabes, si certains d’entre eux ont accueilli la délégation officielle soudanaise et manifesté leur souci de voir préserver l’unité du Soudan, aucun pays membre de la Ligue n’a jugé nécessaire de se porter au secours de Khartoum. Ils se sont contentés tout au plus, d’inviter les deux parties antagonistes à engager le dialogue, à l’effet de régler leur conflit par la manière pacifique. Quant aux Etats-Unis, ils insistent sur le fait qu’il s’agit d’une guerre civile intérieure au Soudan et réfutent l’allégation de Téhéran relative à une ingérence extérieure en faveur des opposants au régime de Khartoum. De plus, Washington invite le Soudan à respecter les droits de l’homme et à libérer les nombreux détenus politiques qui croupissent dans ses geôles. Quoi qu’il en soit, si le régime militaro-intégriste de Khartoum n’est pas renversé par les armes, il est certain qu’il sortira grandement affaibli de cette dure et longue épreuve qui l’isole chaque jour davantage...

AHMED HUSSEIN (Nairobi)