Le bonheur des Libanais était grand à l’annonce de l’Oscar
de la Meilleure musique de film “Le patient anglais”, attribué à
l’un des leurs, (lors de la très fastueuse cérémonie
du “Shrine Auditorium” à Hollywood), le compositeur Gabriel Yared,
lequel en dépit des succès qui ont auréolé
sa carrière musicale dès l’âge de dix-sept ans est
resté d’une simplicité désarmante, d’une sincérité
et d’une pureté d’esprit qui font sa grandeur. Son âme d’artiste
mais, aussi, son esprit cartésien font de lui un personnage avec
qui, on discute des heures sans sentir le temps s’écouler. J’eus
le privilège d’être la première journaliste du monde
arabe à le rencontrer, pour une longue interview, juste à
son retour des Etats-Unis dans le cadre idyllique de sa maison de l’Ile-aux-Moines
en Bretagne. D’ailleurs, depuis qu’il y habite voici deux ans, il en est
la coqueluche et les habitants l’adorent. Pour arriver chez lui, nous eûmes,
mon photographe et moi, à faire en une journée huit heures
de train, une traversée en bateau pour accéder à l’île
et en ressortir. Mais le voyage en valait la peine pour la valeur du personnage,
la beauté des lieux et l’importance de l’événement.
Gabriel Yared me confie: “Vous êtes la première journaliste
à venir me voir. Jusqu’à présent, j’ai, uniquement,
accordé quelques interviews par téléphone à
certains journaux français et du Moyen-Orient, mais j’estime que
pour vraiment me connaître, la meilleure chose est de venir jusqu’ici,
car dans ma maison sur l’Ile-aux-Moines, tout s’est fait depuis deux ans
que j’y suis. A ce moment, je pensais être loin de tout; que le métier
m’échapperait. Au contraire, il est venu à moi, alors que
j’étais dans la solitude la plus complète. On dit toujours
qu’il ne faut pas laisser les grandes capitales, car c’est là que
les affaires se font. Or, depuis que j’ai décidé de m’installer
ici, contre vents et marées, eh! bien, bizarrement, tout m’arrive;
on dirait que plus je me suis éloigné et plus les choses
les plus inaccessibles me tombent dans les bras. - Pourquoi avez-vous quitté
Paris pour vous installer ici? “Il y a quelque chose dans cette île
qui est très bénéfique pour moi, pour mes enfants
et ma femme. Il y a déjà la respiration; c’est très
important. Je suis né au bord de la mer, à Beyrouth et j’ai
toujours eu envie d’avoir son climat, avec la pollution en moins; ici j’ai
tout cela: la qualité de l’air et de la terre”.
Gabriel Yared en famille, avec notre correspondante,
Marie Bteiche, face à son “Oscar”, son “Golden Globe” et son “Grammy”.
UN TRIOMPHE: L’OSCAR
- Mais notre fête à tous et la raison de notre présence
ici, c’est l’Oscar que vous avez obtenu à Hollywood pour votre musique
du film de Minghella “Le patient anglais”, qui a fait la fierté
de la France et du Liban. Neuf Oscars en même temps pour ce film,
c’est magnifique. Décrivez-nous l’ambiance qui régnait ce
soir-là. Vous attendiez-vous à avoir cet Oscar?
“Je ne sors jamais dans ce genre de manifestation. Une seule fois dans
ma vie je suis allé chercher un César et une Victoire, pour
“L’Amant”. J’ai eu bien d’autres trophées, dont des Victoires de
la musique pour “37Þ2 le matin” et “Camille Claudel”, mais je n’ai
jamais été les chercher, non par mépris, mais parce
que je suis gêné dans ce genre de manifestations, où
je transpire et je me sens mal. Je suis un introverti. “Pour revenir à
Hollywood, j’avais dit à ma femme qui, pour la première fois,
m’accompagne en pareille circonstance: “Tu vas voir, ce sera un grand cirque
où on s’amusera beaucoup. D’ailleurs, on ne sera pas recherché
pour les photos d’avant-garde. Effectivement, au “Shrine Auditorium”, les
milliers de photographes se sont rués sur des gens comme Tom Cruise,
Sharon Stone, Mel Gibson. “J’étais là au centre à
regarder, amusé tout cela et je n’ai pas du tout ressenti cette
fameuse pression dont parlent les sportifs et d’autres, ce trac qu’ils
ressentent quand ils sont la cible des caméras et des projecteurs.
Ce n’était pas mon cas, car j’ai toujours fait mon métier
en arrière du vedettariat. Cette soirée a été
magnifique, car tout d’un coup j’étais entouré de Barbara
Streisand, à droite, de Tom Cruise à gauche, de Mel Gibson
en face de moi, toutes ces vedettes de Hollywood qui, pour moi, étaient
des gens tout à fait ordinaires. Je ne connais pas le cinéma,
je ne suis pas cinéphile et je ne sais pas qui ils sont. Rien ne
vous met plus à l’aise que de voir des gens adulés, des figures
que vous venez de découvrir”.
- Quelle innocence!
“Effectivement, on se comportait comme des enfants; c’était
très agréable de découvrir, pour la première
fois, tous ces gens, mais franchement cela ne me faisait pas grand’chose.
Je n’avais pas l’émotion que j’aurais pu ressentir si j’avais rencontré,
par exemple, Mozart ou Jean-Sébastien Bach. Chacun a les idoles
qu’il choisit. J’étais à Hollywood en tant que spectateur,
en tant que nominé, sans aucun espoir. Je pensais que pour “Le patient
anglais” qui avait eu autant de nominations, douze fois aux Oscars, treize
fois au British Howards, un des départements techniques du film
pouvait être sacrifié par diplomatie, par politique et que
sa musique ne serait pas récompensée. “Il y a peu de temps,
j’avais obtenu pour ce même film le prix des “Golden Globe”, sorte
de prémonition aux Oscars, ainsi que “The International Press Academy”;
j’étais très heureux. Quand mon nom a été annoncé
pour l’Oscar, je pense que ma femme était encore plus émue
que moi. J’étais heureux, car ce film remportait de plus en plus
d’Oscars. “Je ne m’attendais pas qu’une telle réalisation suscitât
un tel phénomène d’amour et de foule. Je n’aurais jamais
imaginé qu’un film aussi esthétique et éthique pût
réussir aussi bien à Hollywood. Ce fut la victoire de la
beauté sur le raccollage et je trouve cela magnifique”.
ENTRE L’ORIENT ET L’OCCIDENT
- La musique du film est très captivante et marque bien votre
esprit oriental mais, aussi occidental. Vous réussissez une symbiose
des deux. Expliquez-nous un peu cela.
“Je suis né pour dire que la seule manière de vivre, aujourd’hui,
est d’être complètement métissé; de se sentir
un mélange et de l’exploiter jusqu’au bout, non d’une façon
insipide, en citant un folklore et en l’insérant dans la musique,
mais en assimilant les choses, en les épousant. Les gens me disent:
“Donnez-moi quelque chose de votre Orient”. Que puis-je donner de mon Orient?
“Finalement, l’Orient donne; l’Occident retient et analyse, mais l’Orient
donne sans compter et les gens le ressentent à travers ma musique.
J’ai appris Bach, Shumann, Mozart et Bethoven, mais je n’ai pas appris
toutes ces sensations qui sont en moi depuis que j’étais au Liban
et que j’ai essayé de marier avec la musique occidentale où
la technique et l’architecture classiques viennent épouser et mettre
au pas, presque le laisser-aller magnifique et génial de tout ce
qui est oriental. Il y a un flot, d’un côté et, de l’autre,
quelque chose qui le retient et le régule. C’est cette sentimentalité
à l’extrême qui vient de l’Orient et la pudeur venant de l’Occident
qui, traduites en termes musicaux, font ma musique.”
- Et l’Orient y est bien ressenti...
“Oui, même si je n’ai pas très bien connu le Liban quand
j’étais enfant, ses rythmes sont dans mon sang, dans mon cœur, dans
mon âme; je ne peux pas vraiment les brimer. Je ne pense pas que
j’ai un côté oriental; il y a toute une part de moi qui est
orientale et a simplement voulu épouser la part occidentale pour
mieux évoluer”.
GUIDÉ PAR L’ESPRIT DE LA MUSIQUE
- Vous avez donc tiré la richesse des deux cultures musicales?
“Ce n’est jamais moi qui fait les choses. Je suis uniquement un canal,
un instrument; les choses se font à travers moi; je pense que la
plus grande qualité pour un compositeur est de rester à l’écoute
de l’esprit. Quand ce dernier se manifeste, il dicte les musiques et nous
sommes l’instrument le plus pur pour les transmettre. “Je crois que toute
cette histoire des Oscars, le fait que je sois né à la musique
dans une famille de non-musiciens, c’est toujours l’esprit qui me protège
et me guide. Dans ma musique, j’ai toujours cherché à me
dépasser et à dire les choses au mieux; à les fouiller
à travailler des nuits, toujours gardé par ce même
esprit.”
LE “MARCHÉ” M’A ÉTÉ IMPOSÉ
- “Le patient anglais” est un très beau film d’amour dramatique
en pleine Deuxième Guerre mondiale. Anthony Minghella s’y est investi
pleinement, ainsi que vous d’ailleurs. Racontez-nous votre relation avec
Minghella.
“Anthony est un ami de longue date, depuis “37Þ2 le matin” et
“L’Amant”. Pour son film, “Le patient anglais”, c’est lui qui m’a, en quelque
sorte, imposé sur le marché américain où je
n’étais pas très connu. Il m’a défendu et c’est grâce
à lui que j’ai composé la musique de ce film. Il est venu
me voir avant le tournage, car il sait que je ne suis pas sensible aux
images. Pour moi, l’image est l’aboutissement d’un projet, lequel une fois
terminé, je n’ai plus rien à faire que regarder et souligner.
Pour préserver mon talent et mon don de compositeur; je suis donc
obligé d’agir avant l’image; je demande aux producteurs de venir
me voir quand juste leur vient l’idée du film, avec leur scénario
pour me parler du sujet. Moins les choses sont exprimées et plus
elles me parlent. “Quand une image est finie et matérialisée,
elle n’a plus de signification pour moi. Alors que l’imaginaire est beaucoup
plus riche, plus risqué, il va dans tous les sens quand il a moins
d’éléments. “Anthony est venu me voir avec le scénario
du “Patient anglais”. Après discussions et lectures, ce furent huit
longs mois de travail, un vrai apport à l’image qui n’explique pas
ma musique mais est un personnage en plus dans le film qui chante, aussi
bien que Juliette Binoche ou Ralph Fienes.”
DES MUSIQUES DE BALLET
- Maintenant que vous êtes consacré, “Oscarisé”,
quelle trajectoire pensez-vous prendre dans votre carrière?
“Je n’ai jamais pensé que je faisais carrière. C’est
toujours l’esprit de la musique qui m’a guidé, toujours en s’élevant.
Je n’ai pas du tout envie de devenir un compositeur de musique de film,
consacré à Hollywood, uniquement. Je voudrais toujours composer
des musiques de films, mais aussi pour des ballets, des théâtres,
réécrire des chansons, réaliser un spectacle musical
pour des enfants, écrire une comédie musicale, tourner en
concert, etc... Je ne veux surtout pas vivre sur l’acquis d’un Oscar, car
pour un compositeur, ce serait la ruine et si un jour la musique me tournait
le dos, ce serait la fin pour moi. C’est pourquoi je continue à
l’aimer, à la féconder, à la travailler, à
lui faire la cour; à ne jamais dormir sur mes lauriers”. - Vous
avez quitté le pays natal à l’âge de 17 ans, aujourd’hui
vous en avez 47. Parlez-nous de votre enfance au Liban. “Elle fut assez
terrible, car à l’âge de 4 ans, je fus placé pensionnaire
chez les Jésuites pendant dix ans. J’ai dû me battre dans
ma famille afin d’imposer mes dons pour la musique, laquelle était
dans mon sang depuis que je suis sorti du ventre de ma mère. “Dans
ma famille, personne n’était musicien et on voulait faire de moi
un médecin ou un avocat. “Vers l’âge de cinq ans, j’ai eu
mon premier accordéon et très peu d’études de musique
que je pratiquais en amateur. J’ai dû quand même, faire trois
années de droit à l’U.S.J. où mon seul bonheur était,
quand je pouvais m’échapper, aller jouer de l’orgue pendant de longues
heures à l’église St Joseph en face. “Là, je travaillais
ma musique. J’ai eu comme professeur M. Bertrand Robillard, organiste à
l’U.S.J. qui a, aussi, enseigné Toufic Succar, Boghos Gélalian
et les frères Rahbani. J’ai, donc, appris la musique par la force
des choses et ne l’ai vraiment étudiée et approfondie qu’à
partir de 30 ans”.
- Vous avez donc toujours vécu pour la musique?
“Oui, j’ai vécu et je vis pour elle, pour ma femme et mes enfants,
mais, surtout, pour la musique, car quand je ne vis pas pour elle, je suis
mal avec ma femme et mes enfants.”
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