UN PRIX CHOUCRI CARDAHI CRÉÉ PAR L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES (INSTITUT DE FRANCE)
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Le 4 avril 1997, a été créé par l’Académie des sciences morales et politiques (Institut de France), le Prix Choucri Cardahi, du nom de l’illustre juriste et homme politique libanais qui fut un membre de cette Académie. A cette occasion, une cérémonie s’est déroulée dans le cadre solennel du palais Mazarin, siège de l’Académie et fut présidée par M. Pierre Messmer, son actuel secrétaire perpétuel. Elle a groupé plusieurs académiciens ainsi que M. Pierre Cardahi, fils de Choucri Cardahi, qui, en réponse au discours de M. Pierre Messmer, a prononcé une allocution très remarquée. Le Liban ne peut qu’être fier de voir une Académie française honorer un de ses fils, en créant un prix en son nom. Cela confirme, une fois de plus, la capacité des Libanais de s’affirmer en tout domaine, non seulement dans leur propre pays, mais à l’échelle planétaire. La vie, l’œuvre et l’action de Choucri Cardahi devraient servir d’exemple aux jeunes d’aujourd’hui pour les stimuler à aller toujours de l’avant.
N.H.
LE TEXTE DE L’ALLOCUTION DE PIERRE CHOUCRI
CARDAHI
Vu l’importance et l’intérêt suscité par
l’allocution de M. Pierre Cardahi nous la reproduisons intégralement.
Paris, le 4 avril 1997 “Monsieur le Premier ministre et Secrétaire
perpétuel, Messieurs les Académiciens et chers Maîtres,
Messieurs. Je suis un homme d’ombre, par trop préférant la
rassurante intimité des livres, aux feux des projecteurs, pour parler,
détendu, dans le cadre solennel du palais Mazarin, devant une assemblée
de gens savants, dont chacun des membres est, à lui seul, un Aréopage.
Pardonnez-moi, je vous prie, d’emprunter cette expression à Voltaire,
pour une fois non persifleur. Si néanmoins, pour signer la Convention
établissant le Prix Choucri Cardahi, que décernera désormais
votre Académie, je suis venu jusqu’ici, c’est que, lors de mon tout
récent voyage à Paris, j’ai eu le rare bonheur de rencontrer
un homme d’exception, qui a, sur moi, produit un effet considérable,
que je ne suis pas près d’oublier. Cet homme, Monsieur le Premier
ministre et Secrétaire perpétuel, c’est vous. C’est vous,
Excellence, qui êtes cause de ma présence en ces lieux où
souffle l’esprit. Pour cela que j’ai vu, en cette cérémonie
que vous avez entendu organiser, l’occasion à ne pas manquer, pour
vous dire, publiquement, merci. Merci d’abord, d’avoir organisé
cette manifestation. Merci surtout, d’avoir créé, avec vos
éminents collègues de l’Académie, le Prix Choucri
Cardahi, du nom de mon père qui a appartenu à cette Académie
aux destinées de laquelle vous présidez aujourd’hui. D’autant
que, de cette appartenance, Choucri Cardahi avait fierté - lui,
pourtant, si modeste. Tout comme fierté, il tirait de sa dignité
de Grand-Officier de la Légion d’Honneur. Distinction exceptionnelle,
insigne s’il en est, qu’il regardait comme un très rare et très
grand privilège, - peut-être même insensé, pour
un homme de science, professeur de droit, arrivé au terme de sa
carrière universitaire. Marques de grande considération donc;
mais, pour lui, ô combien plus précieuses encore, puisque
lui venant d’une nation qui incarnait à ses yeux - mais non uniquement
aux seuls siens -, toutes les plus nobles et hautes vertus dont on se puisse
jamais parer et qui, pour cela, font de votre pays le premier d’entre tous
et le plus aimé. Ces honneurs extrêmes, je ne crois pas que
Choucri Cardahi, - l’homme de savoir, de conscience et de cœur - les ait
tenus de la seule générosité de dame Fortune. Les
témoignages d’amitié et d’estime, à son endroit manifestés
en plus d’une circonstance, prouvent le contraire. Me paraissent éloquents
à cet égard, les propos de l’ambassadeur de France, le baron
Robert de Boisséson, lorsqu’il remettait, à Choucri Cardahi,
la plaque distinctive de sa nouvelle dignité dans l’ordre de la
Légion d’Honneur.
L’HOMMAGE DE BOISSÉSON...
S’adressant au nouveau dignitaire - après avoir très longuement
évoqué ses carrières judiciaire, universitaire, académique
et politique, souvent menées de front, l’ambassadeur déclarait,
je cite: (...) “Mon cher ami, si dans l’esquisse que je viens de tracer,
vous relevez quelques lacunes, vous pourrez, sans doute, me le pardonner
facilement; car vous conviendrez que, lorsqu’on parle de vous, on ne peut
être sûr de ne rien oublier (...)”. “Je voudrais ajouter que
vous êtes bien plus qu’un grand juriste: vous êtes un homme
de cœur, à l’esprit remarquablement vif et large, aux convictions
fortes et solides, dont l’amitié est précieuse parce qu’elle
est, à la fois, chaude et loyale. Vous savez être critique
sans aigreur; et votre connaissance aiguë de l’humanité n’a
découragé chez vous, ni l’amour du prochain, ni votre sentiment
de devoir envers lui (...)”. Et l’ambassadeur de conclure plus loin: “Tel
est l’homme qui n’a cessé de témoigner pour la France de
son amitié; que le président de la République Française,
le général Charles de Gaulle (...) et le gouvernement français,
ont tenu à honorer, aujourd’hui, par une distinction exceptionnelle.
“Encore une fois, je suis heureux et fier, avant de quitter un pays qui
me restera cher, d’accomplir ce geste. En une telle occasion, c’est un
rare privilège d’être ambassadeur de France (...)”.
... ET DE JEAN GUITTON
De même, éloquent, est le témoignage de
M. Jean Guitton, sur Choucri Cardahi, dont il venait d’apprendre le décès
subit. (...) “Je le mettais au-dessus de tous, écrivait-il. Pour
sa foi profonde, pour sa dévotion envers notre Académie,
pour ses qualités d’écrivain - et plus encore (...), pour
son cœur magnanime et tendre, pour sa délicatesse infinie dans l’amitié
(...). “Il élevait au plus haut tout ce qu’il étudiait. Il
aimait ses amis en Dieu. Il donnait confiance, sérénité,
douceur et force, espérance et amour. Il faisait aimer le Liban
dont il représentait les plus hautes vertus (...)”. “Je me reproche
de ne pas lui avoir assez montré ma respectueuse admiration, ma
profonde gratitude, mon intime union d’âme à âme, de
cœur à cœur (...). “ô que nous souffrons, ma femme et moi
- ajoutait-il dans cette lettre adressée à ma mère
-, unis à votre douleur et, aussi, à votre fierté,
d’avoir été l’épouse de cet homme magnanime, vraiment
incomparable, en qui la FOI et l’AMOUR ne faisaient qu’un” (...). Excellence,
Messieurs les Académiciens et chers Maîtres, Messieurs, Veuillez
pardonner ces quelques citations qui, bien que comprimées à
l’extrême, demeurent longues. Elles ne sont pas digressives cependant.
Et seul, m’a incité à en faire état, mon souci de
rapporter, sur Choucri Cardahi, des témoignages extérieurs,
autorisés, ne pouvant être suspectés de piété
filiale. Tout cela pour vous dire, Monsieur le Premier ministre et Secrétaire
perpétuel, Messieurs les Académiciens et chers Maîtres,
que l’établissement, par votre Académie, du Prix qui portera
son nom, Choucri Cardahi, n’y aurait vu qu’un honneur de plus à
lui, venu de la France et de l’Académie; - lui qui, à la
France et à l’Académie, vouait un culte venant juste après
celui de Dieu et de sa patrie. De cela, jamais je ne saurais assez vous
remercier. C’est, d’ailleurs, en signe de gratitude et en témoignage
de reconnaissance, que sa correspondance sera donnée aux archives
de l’Institut, où elle arrivera incessamment. Il s’agit là,
pour l’essentiel, de lettres - de provenance souvent célèbre
-, qui ont cela en commun, d’être très révélatrices
de l’homme à qui elles furent adressées, dont les activités
embrassèrent le droit autant que la morale; la philosophie autant
que la littérature; la théologie autant que la spiritualité;
l’actualité autant que l’histoire; le grave autant que le plaisant...
Elles ont, aussi, cet autre intérêt de refléter, parfois,
le témoignage et le sentiment de leurs auteurs, sur des événements
et des gens, qui ont compté dans cette tranche de siècle
allant de la Première Guerre mondiale à 1973, date à
laquelle mon père nous quittait. Dans cette correspondance figureront,
également les lettres reçues à son décès
et venues des bords les plus divers. Elles témoignent, à
leur tour, de ce que fut Choucri Cardahi, dont je puis dire, sans risque
de me tromper, qu’il n’eut, sans doute, jamais à se prononcer ces
paroles contristées prêtées à Titus: “Diem perdidi”.
Et au sujet duquel, je pense, se trouve vérifiée cette réflexion
de Bachelard: “De l’homme, ce que nous aimons, c’est ce qu’on peut en écrire.
Ce qui ne peut être écrit, ne mérite pas d’être
vécu”. Car, assurément, vu sous cet angle, seule aune valable
pour jauger un homme, Choucri Cardahi a bien mérité de vivre,
sur la vie et dans l’œuvre duquel il y a matière à aimer
et à ecrire. C’est, tout du moins, ce que ces lettres donnent à
penser. Hélas! de celles-ci, n’arriveront aux archives, qu’une partie,
Aucunement n’est-ce afin d’en garder certaines pour moi; mais, plus, tristement,
pour cela qu’elles constituent le seul lot que j’aie pu sauver des flammes
qui, en cendres, ont réduit notre demeure à Beyrouth. C’est,
donc, à des rescapées, que les archives de l’Institut offriront
leur généreuse hospitalité. D’avance, je les en remercie
de tout cœur et très vivement. Monsieur le Premier ministre et Secrétaire
Perpétuel, Messieurs les Académiciens et chers Maîtres,
Le moment est venu pour moi de conclure. Mais non sans avoir, d’abord,
rappelé que je n’ai aucun mérite à faire ce que je
fais. On n’a pas mérite à s’acquitter d’un devoir. Même
moral, même par procuration, par souvenir, ou encore reconnaissance.
Devoir de mon père, qui avait dette envers la France qui n’a cessé
de l’honorer, à travers ses institutions et ses hommes. Mais devoir
mien également, pétri que je suis de culture française
- c’est-à-dire de culture tout court. Et si “je n’ai aucune goutte
de sang français, (...) c’est toute la France qui coule dans mes
veines”... Je ne cherche pas à m’attribuer la paternité de
ces mots émouvants à l’extrême. Ils sont de Romain
Gary. Mais comment ne pas les adopter tels quels quand, au plus profond
de moi-même, je sens, brûlante, cette merveilleuse réalité
intérieure qu’a, en peu de mots simples, et avec un rare bonheur,
si bien exprimée Gary. Monsieur le Premier ministre et Secrétaire
perpétuel, Messieurs les Académiciens et chers Maîtres,
Messieurs, De cette manifestation d’aujourd’hui - sans nul doute l’une
des plus intensément émouvantes de ma vie -, je vais garder
une impérissable empreinte, un immarcescible souvenir. Assurément,
chaud soleil intérieur, constituera-t-elle pour moi, l’un de ces
très rares événements merveilleux, dont la seule mémoire
aide l’homme à traverser les dures épreuves de l’existence,
qui constituent, hélas! l’essentiel de notre triste, froid et lourd
quotidien chaque jour répété. D’aucune manière
je ne saurais exprimer ce que je ressens en ce moment, qui touche à
la béatitude. Alors, le silence s’impose. Un silence éloquent
qu’on peut bien mieux lire et écouter qu’un long discours. Je ne
le dénaturerai donc pas. Sinon, pour vous redire, Monsieur le Premier
ministre et Secrétaire perpétuel et tout autant à
vous, Messieurs les Académiciens et chers Maîtres, avec ma
très profonde gratitude. Merci. Tout simplement.
PIERRE CHOUCRI-CARDAHI