Taëf, en somme, c’était un piège
américano-arabe, pour ne pas dire une imposture. Et pourquoi ne
pas le dire, puisque c’en était une et de première grandeur.
Ceux qui s’y sont laissés prendre et qui en sont revenus (ou qui
n’en reviennent pas) vous disent tous - en guise d’excuse - qu’on les avait
mis devant un véritable ultimatum: c’était ou Taëf ou
l’apocalypse. Ils eurent Taëf, nous eûmes l’apocalypse. La guerre
a pris fin sans doute. Plus de bombar-dements aveugles, plus de carnages,
de massacres, de destructions sur une échelle monstrueuse, de francs-tireurs,
d’exodes massifs. Mais un pouvoir sans queue ni tête, affublé
d’une troïka paralysée par définition et paralysante
par vocation. Un pouvoir où législatif, exécutif et
judiciaire se téléscopent pour ne s’entendre que contre le
quatrième et où le président de la République
farfouille en vain dans la Constitution pour trouver ne serait-ce qu’un
article lui permettant d’asseoir un semblant d’autorité. La guerre
avait changé de style, mais n’avait rien perdu de sa virulence.
Aujourd’hui, nous avons un Premier ministre qu’un consen-sus international
du grand ca-pital rend indélogeable, même par le Big Brother.
Un président du parlement qui, après avoir été
l’un des principaux seigneurs de la guerre, rêve de devenir le maître
du pays dans son ensemble. Une chambre de députés réduite
au rôle de machine enregis-treuse soumise à une stricte programmation.
Nous avons un gouvernement dont les membres règlent leurs différends
à grands renforts d’insul-tes et autres injures que semble comptabiliser
en sa faveur notre ami Sanioura, ratant d’un cheveu - à en croire
la rumeur publique et certaines indiscrétions - la paire de gifles
que lui destinait son collègue des Ressources hydrauliques. Nous
avons un ministre des déplacés déplacé lui-même,
qui n’hésite pas à dire au cinéaste libano-égyptien
Youssef Chahine: “Le président de la République vous a décerné
cette décoration. Mettez-là où vous voulez”... Youssef
Chahine s’est contenté de la garder à la main. Sans oublier
une administration pourrie jusqu’à la moelle, une dette publique
vertigineuse, un travail de sape de l’unité nationale, une exacerbation
du con-fessionnalisme le plus laid et une classe dirigeante la plus corrompue
du monde. Et ce n’est pas tout. Les menaces et les pro-blèmes s’accumulent
sans trouver de solutions. Netanyahu et ses complices massacrent la popula-tion
civile et font un carnage en plein cœur de Saïda. Le Sud est écartelé.
Tout est fait pour que Jezzine, l’une des villes-phares du Liban, qui plon-ge
ses racines dans des siècles d’Histoire, soit acculée à
l’exode afin, sans doute, de faire place à une implantation sauvage.
L’échelle des salaires, maintenue en suspens depuis plus de deux
ans, menace de dégringoler provoquant dans sa chute un véritable
séisme social et la révolution des affamés qui, de
grondante dans la Békaa, est en passe de devenir rampante - donc
plus dange-reuse - dans le reste du pays. Que fait-on pour conjurer le
diable, ses pompes et ses œuvres? On prend des vacances. Nos têtes
de chapitres se mettent au vert. Le président de la République
s’en va au Brésil; le président du parlement se rend en Australie
et le Premier ministre peut-être au Canada, à moins qu’il
ne choisisse, en route, une demi-douzaine d’autres pays du Groenland au
Cap Horn, en passant par l’île de la Tortue. Nous n’aurons, ainsi,
pour faire face aux multiples catastrophes qui nous pendent au nez que
des vices: le vice-président du gouvernement, le vice-président
du parlement, j’allais dire le vice-président de la république.
Mais non, Taëf nous aura épargné ce vice-là.
Est-ce à dire que livrés à nous-mêmes, nous
serons à la dérive? Pourquoi donc? Un humoriste américain
disait: “- Roosevelt a prouvé qu’on pouvait être gouverné
par un malade. Truman a prouvé qu’on pouvait être gouverné
par un illettré. Reagan a prouvé qu’on pouvait être
gouverné par n’importe qui et Gerald Ford qu’on pouvait ne pas être
gouverné du tout”. Tous les termes de cette anecdote ne s’appliquent
peut-être pas à notre cas, mais c’est quand même réconfortant. |
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