PIERRE EDDÉ
DE L’INTELLIGENCE ET DU CŒUR


Cette photo prise lors de la fusion de “L’Orient”
et du “Jour” groupe de gauche à droite:
Edouard Saab, Lucien George, Pierre Eddé,
le président Frangié, Georges Naccache et Jean Chouéri.

De l’intelligence et du cœur”. Ces deux qualités ont marqué, pourrait-on dire, toute la personnalité et la vie de Pierre Eddé, ancien député et ministre qui vient de s’éteindre à Sao Paulo, à l’âge de 76 ans, des suites d’une longue et douloureuse maladie. Il est mort loin de sa patrie, en terre d’émigration où il avait choisi de vivre à cause de la guerre au Liban, comme tant d’autres Libanais d’outre-mer. L’intelligence, c’est l’homme de loi d’une très vaste culture, le politicien précoce et, surtout, le brillant économiste qui a su si judicieusement équilibrer le budget de l’Etat, protéger la monnaie nationale, réorganiser le secteur bancaire et gérer la chose publique comme ses propres affaires. Ce qui lui a valu l’admiration et la reconnaissance de toute la nation. Du cœur, il en avait beaucoup pour aller s’associer à la douleur des ennemis politiques de sa famille, en effectuant une démarche combien noble d’honorer la mémoire de l’adversaire acharné de son père. Le cœur, c’est aussi l’homme, le patron qui se souciait avant tout du bien-être de ses collaborateurs et de leur sécurité lorsqu’ils étaient prisonniers d’une situation de guerre. Le cœur, c’est celui de ce père meurtri et inconsolable devant la mort prématurée de son fils aîné et qui a perdu avec lui sa raison de vivre, se laissant dépérir au point de le rejoindre quelques années plus tard dans le sommeil éternel. Désormais, au panthéon de notre histoire, Pierre Eddé repose en bonne place. Né en 1921 à Beyrouth, il avait hérité de son père, le président Emile Eddé - tout comme son frère aîné Raymond - le goût des Belles Lettres et un certain attrait pour le Droit. Ils seront tous deux avocats comme leur père et politiciens, comme lui. Pierre entamera son parcours politique très tôt, du temps où son père occupait la magistrature suprême. Sa première expérience politique date de 1947; il a alors 26 ans et joue un rôle important dans les élections du 25 mai, à l’époque où le régime du président Béchara el-Khoury évinçait les candidats d’Emile Eddé. En 1950, il se marie à Hilda Racy. De cette union, naîtront trois enfants: Emile (décédé prématurément), Carlos et Marie Dulce. Sa première expérience électorale date de 1961: cette année-là, tandis que son frère Raymond et des candidats du Bloc national se font battre à Jbeil, contré par la coalition gouvernementale, Pierre est élu à 30 ans député du Metn en battant un autre Pierre (Gemayel), un redoutable aîné en politique, qui était appuyé par Béchara el-Khoury. Face aux manœuvres du Pouvoir et avec la montée de l’opposition contre un deuxième mandat du président Béchara el-Khoury, se forme le “Front national” regroupant Pierre Eddé, des députés indépendants ou partisans dont Ghassan Tuéni, Camille Chamoun, Kamal Joumblatt, Anouar el-Khatib, Emile Boustany, Abdallah el-Hajj et Dikran Tosbath. Décision est prise de renverser le “régime destourien”, tout en préconisant un programme de réforme générale. En 1953, après avoir remporté les élections à Baabda, Pierre Eddé est propulsé au gouvernement au poste de ministre de l’Education nationale dans le Cabinet de Saëb Salam. A ce moment, il est la cible d’une campagne médiatique à cause de son intransigeance; campagne qui a redoublé d’intensité lorsqu’il s’est vu attribuer pour la deuxième fois, le portefeuille des Finances dans le Cabinet Sami Solh. Pierre Eddé ayant bien réussi dans sa tâche, le président Solh lui confie le même portefeuille en 1957. Les mesures prises par le ministre Eddé et sa politique d’austérité ont contribué, dans une large mesure, à assainir les finances publiques et à freiner la dégradation de la situation troublée par les grèves et les oppositions. Malheureusement, ce gouvernement n’a pas duré. Le Cabinet qui lui succède a pour ministre de l’Intérieur, son frère Raymond qui réussit à rétablir la sécurité après les événements de 1958. Mais Pierre Eddé refuse d’accorder sa confiance au gouvernement. Considéré comme un opposant (il s’était opposé à l’amendement de la Constitution en 1957 et au renouvellement du mandat du président Camille Chamoun), il subira un revers électoral en 1960. Cet échec l’incitera à quitter la politique et à se consacrer aux affaires. Déjà en 1958, il avait fondé avec le député Hussein Mansour la Banque Beyrouth-Ryad. Après dix années de “traversée du désert” loin de la vie politique, due à son opposition au chéhabisme, Pierre Eddé fait sa rentrée par la grande porte, en 1968. Le président Charles Hélou lui attribue trois portefeuilles dans le Cabinet Yafi: il est, à la fois, ministre de l’Intérieur, du Travail et des Finances. Ayant déjà fondé l’Association des Banques et joué un rôle important dans la régulation de la situation financière à la suite du krach de l’Intra, Pierre Eddé se donne pour objectif de rétablir la situation économico-financière du pays. Il sauve la parité de la livre libanaise en renflouant le Trésor au moyen des impôts, principalement sur les produits de luxe. Sa politique économique était en faveur des commerçants et des industriels auxquels il favorisait l’octroi de crédits bancaires. Prônant le “libéralisme populaire”, il est le précurseur de la politique de couverture-or de la livre libanaise, ainsi que l’initiateur du projet du Conseil économique et social dont on parle souvent et qui n’a pas encore vu le jour. Ami de plusieurs sommités financières telles que David Rockfeller et Robert Mc Namara, président de la Banque mondiale, Pierre Eddé était à la tête de plusieurs entreprises commerciales et industrielles au Brésil et en Europe. Il était retourné dans la mère-patrie en 1983, en 1986 et avait été impressionné, à l’époque, par les lignes de démarcation qui divisaient Beyrouth. Son amertume était d’autant plus grande qu’il avait été présenté à plusieurs reprises comme un présidentiable providentiel au nationalisme éclairé. Maintenant, selon la volonté du Créateur, Pierre Eddé est parti pour le Grand Voyage. Il ne retournera jamais plus dans son pays natal dont il a marqué de son empreinte plusieurs décennies de son histoire. Conformément à ses dernières volontés, il repose désormais à Sao Paulo aux côtés de son fils aîné, Emile. Que la terre du Brésil, qui fut sa dernière terre d’élection, lui soit légère.


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