Le ministre Bouez s’entretenant avec Saër Karam.


a“La France œuvre en vue d’assurer le succès du groupe de surveillance de la trêve issu de l’arrangement d’avril 96”.


“Netanyahu transpose le problème d’Oslo au Liban-Sud”.


“Le Liban n’est disposé à renoncer à aucun pouce de son territoire”.

Brillant avocat, ayant l'esprit d'à propos et en perpétuelle disponibilité, le ministre des Affaires étrangères, Farès Bouez, est un interlocuteur adroit autant qu'un diplomate accompli. Il a hérité de son père un legs juridique et scientifique qu'il a développé, afin d'être à la page. Il accompagne l'événement en permanence, ne laissant échapper aucun de ses secrets, de ses coulisses et de ses détails, au triple plan libanais, arabe et international. Son action dans le domaine de la politique extérieure ne l'a nullement détourné de la politique locale, dans laquelle il excelle et qu'il traite à tous les échelons, du sommet de la pyramide jusqu'à la politique du moukhtar et du garde-champêtre. La rencontre a eu lieu en son bureau au palais Bustros et a duré plus d'une heure. C'est un homme détendu et assuré qui a répondu à nos questions.

DÉNONÇANT LES VISÉES ISRAÉLIENNES
FARÈS BOUEZ:
“SI LE COMITÉ DE SURVEILLANCE DE LA TRÊVE VENAIT À ÉCHOUER, NOUS AURIONS RECOURS AU CONSEIL DE SÉCURITÉ”

NETANYAHU ET SES PROBLÈMES INTÉRIEURS
Notre première question porte, naturellement, sur la situation au Liban-Sud. Interrogé sur le point de savoir si, à son avis, les agressions israéliennes quotidiennes sont un prélude à une opération militaire d’envergure sous le fallacieux prétexte de neutraliser le Hezbollah, le chef de la diplomatie répond:
“Sans spéculer sur l’évolution de la situation, je peux dire qu’il existe une tendance à l’escalade au sein du gouvernement de Tel-Aviv et, spécialement, chez Netanyahu. Cela provient de ce qu’après avoir compromis le processus de paix, le Premier ministre israélien n’a pu proposer un substitut, ce qui a engendré un marasme économique et un malaise politique en Israël. David Lévy y a fait allusion, de même qu’Ariel Sharon. C’est pourquoi, Netanyahu tente de transposer le problème de l’intérieur du pays à l’extérieur, partant du fait que l’Etat hébreu s’unit en temps de crise et relègue ses affaires intérieures et marginales au second plan. “Puis, il a résolu de supprimer les séquelles de l’ancienne politique du parti du Travail et tout ce qui reste de l’accord d’Oslo. Ce qui se passe sur la scène palestinienne prouve que le Cabinet israélien ne veut pas s’en tenir aux clauses de cet accord; aussi, transpose-t-il le problème d’Oslo au Liban-Sud. “Ensuite, chaque fois qu’un émissaire américain s’apprête à venir dans la région, Israël s’emploie à vider sa mission de son contenu, en la transformant d’une mission politique en une mission sécuritaire, en faisant escalader la situation sur le terrain. Ainsi, cet émissaire passe son temps à ramener le calme, au lieu d’œuvrer aux fins de déblayer le terrain des obstacles entravant la reprise des négociations de paix. “Dans ce contexte, je peux dire que le climat est enfiévré et la tendance en Israël est en faveur de l’escalade. Comment celle-ci se traduira-t-elle? Il s’agit d’une question militaire et sécuritaire, à propos de laquelle il n’est pas possible de se prononcer du point de vue politique.”

LE DÉSIR DE BUSH APRÈS MADRID
- Que se passe-t-il à Jezzine et la rencontre entre Simon Karam et le général Lahad s’inscrit-elle dans le cadre d’un éventuel arrangement ou bien s’agit-il d’une rencontre ordinaire?
“Toutes les réunions ayant été tenues au couvent Mar Roukoz à Dékouaneh ont revêtu un cachet ordinaire. Les notabilités de Jezzine se devaient de se consulter sur les moyens à mettre en œuvre en vue de freiner l’exode des habitants de cette localité et, aussi, de les aider à résister, en leur assurant les conditions politico-économico-sécuritaires requises. “Je n’ai pas connaissance que certains aient proposé quelque formule de règlement, telle “Jezzine, d’abord”, ou envisagé d’engager des pourparlers avec Israël à l’insu de l’Etat libanais. La position du Liban est claire et franche depuis 1991. Au temps où je dirigeais la délégation libanaise à la conférence de Madrid et après la cérémonie d’ouverture, j’ai été informé du désir du président George Bush de me rencontrer. J’ai accédé à sa demande et je me suis fait accompagner par notre délégation. “Après avoir évoqué l’opération de paix et les moyens d’en assurer le succès, le président Bush a posé l’idée d’une éventuelle négociation autour de la formule “Jezzine, d’abord”... Ma réponse a été spontanée, franche et claire: le Liban ne négocie pas sur Jezzine à part, mais sur le principe du retrait total de son territoire, afin de permettre à l’Etat d’étendre sa souveraineté jusqu’à ses frontières internationalement reconnues, en application de la résolution 425 du Conseil de Sécurité. Autrement dit, le Liban n’est disposé à renoncer à aucun pouce de son territoire. “Notre position n’a pas changé depuis cette date; elle exige un retrait inconditionnel de la part de l’Etat hébreu.”

LA SYRIE A UNE INFLUENCE MORALE SUR LA RÉSISTANCE
- Mme Albright a émis le souhait de voir votre homologue syrien, Farouk El-Chareh intervenir auprès du “Hezbollah” pour l’amener à arrêter ses opérations anti-israéliennes: une intervention syrienne peut-elle donner des résultats positifs?
“L’Administration américaine essaye de pacifier la région proche-orientale après une absence de près d’un an, partant du fait que la persistance de la situation actuelle risque de torpiller le processus de paix. D’où l’action entreprise par Washington en vue de réactiver le comité de sécurité et de stabiliser la situation. “Il ne fait pas de doute que la Syrie a une influence morale sur le “Hezbollah”. Il reste à savoir si ce dernier a mis le feu aux poudres, cette fois, au Liban-Sud. Je crois que la résistance réalise parfaitement les desseins de Netanyahu; aussi, se soucie-t-elle de ne pas tomber dans le piège qu’il lui tend. “Cependant, quand les Israéliens pilonnent la zone méridionale, la résistance ne peut se croiser les bras.”

- Est-il vrai que le chef du gouvernement, Rafic Hariri, aspire à rencontrer Madeleine Albright à Washington?
“Je ne suis pas au courant d’une telle tentative, mais à mon avis, il est préférable que le secrétaire d’Etat US vienne au Proche-Orient et inscrive le Liban sur l’itinéraire de sa tournée régionale. Le moment est venu pour le responsable américain de traiter le Liban sur le même pied d’égalité que les autres pays de la région, d’autant que notre pays constitue l’un des éléments fondamentaux sans lesquels le processus de paix ne peut atteindre sa finalité.”

PAS DE DIALOGUE DIRECT AVEC LAHAD
- Selon certaines sources, les Etats-Unis auraient demandé au gouvernement libanais d’engager le dialogue avec le général Lahad après le bombardement de Saïda, à l’effet d’éloigner l’accusation d’Israël?
“Pas du tout. L’Administration américaine ne nous a jamais demandé de dialoguer directement avec le commandant de l’ALS. Nous avons engagé des pourparlers avec Israël à Washington, selon le mécanisme défini à la conférence de Madrid.”

- Pensez-vous que le “Hezbollah” ferait l’objet d’un compromis entre Albright et le Liban?
“Ceci ne figure nullement dans nos calculs, car nous ne nous prêterons jamais à un marchandage aux dépens de la Résistance qui est légale et justifiée, tant qu’une portion de notre territoire est occupée. Dès le retrait de “Tsahal”, la Résistance n’aura plus sa raison d’être.”

LE RÔLE DE LA FRANCE
- On dit que M. Hubert Vedrine, chef du Quai d’Orsay, vous a contacté, afin de savoir si la France pouvait contribuer à pacifier le Sud. Est-ce exact?
“Pour des raisons d’ordre politique, historique, géographique et sécuritaire, la France est intéressée par ce qui se passe dans la région et, en particulier, au Liban. Elle n’a cessé de suivre de près l’évolution de la conjoncture et de tenter d’aider à la recherche de solutions, ainsi que l’a fait dans un proche passé, M. Hervé de Charette. “Ce qui s’est produit au Sud, a porté M. Vedrine à s’enquérir de la situation et de la possibilité pour son pays de contribuer à pacifier la région frontalière. Je crois que la France agit dans le but d’assurer le succès du comité de surveillance de la trêve. “En ce qui nous concerne, nous souhaitons que ce comité réussisse dans sa mission. Dans le cas contraire, nous aurions recours au Conseil de Sécurité”.

RELATIONS STRATÉGIQUES AVEC L’IRAN
- Comment qualifiez-vous la nature des relations libano-iraniennes et irano-syriennes?
“De nouveaux développements se produisent, actuellement, en Iran, après l’élection du président Khatemi qui semble vouloir définir une nouvelle ligne de conduite. Mais la situation politique iranienne est compliquée, les instances religieuses, politiques, partisanes et institutionnelles y sont imbriquées, ce qui nécessite un consensus entre elles. “Je crois que le nouveau président iranien essaye d’évaluer la nouvelle situation politique, étant donné que sa tendance est en faveur de plus d’ouverture. Toujours est-il que sa position ne changera pas par rapport à la situation au Proche-Orient, plus particulièrement par rapport à ses alliances avec les parties opérant sur le terrain. “Je ne m’attends à rien de nouveau au niveau des relations politiques entre le Liban et la République islamique. “Quant aux relations entre l’Iran et la Syrie, le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont stratégiques et il est naturel qu’elles évoluent après l’accès au pouvoir du président Khatemi. Ceci explique la visite que le président Hafez Assad a effectuée récemment à Téhéran, à la suite de l’alliance israélo-turque”.

ALLIANCES RÉGIONALES
- Vous avez fait état d’alliances militaires dans la région; quelle est la position du Liban envers ces alliances?
“Nous avons déjà émis notre méfiance et notre inquiétude par rapport aux relations turco-israéliennes que nous considérons injustifiées, du point de vue géographique et politique. Et ce, en dépit du fait pour la Turquie d’avoir présenté sa coopération avec l’Etat hébreu comme étant de nature technologique”.

- Le président de la commission de la Défense et des Affaires étrangères de la Knesset, a appelé à prendre pour cible nos infrastructures au plan des installations hydro-électriques, des ponts et des routes. Serait-ce un avertissement à Beyrouth?
“Ce n’est pas la première fois qu’Israël tente de provoquer des divisions internes dans les rangs libanais, en incitant le peuple contre l’Etat ou les deux contre la Résistance. Le but de l’Etat hébreu est clair: il a échoué dans son occupation du Sud libanais, en le transformant en cordon frontalier protégeant sa région nord. Mais le Sud s’est métamorphosé en “Vietnam” et en marécage pour Israël. A tel point qu’il a subi dans la partie méridionale du Liban plus de pertes que dans ses guerres contre les Arabes. “De là, a résulté le conflit au sein de l’autorité civile, de la Knesset et de l’autorité militaire autour de l’opportunité de faire perpétuer l’occupation du Sud et de la Békaa ouest. C’est pourquoi, n’étant pas parvenu à affronter, avantageusement, la Résistance, Israël essaye de monter l’opinion libanaise et le gouvernement contre le “Hezbollah” et les groupes qui le secondent dans les opérations anti-israéliennes, en attaquant les populations civiles et en détruisant les infrastructures. “Nous disons à notre voisin du Sud: Rien n’est plus cher pour nous Libanais que la terre du Sud, cette cause équivalant à toutes les installations, aux biens et au bien-être dont peut jouir notre peuple. Tant que l’occupation persiste, nous n’épargnerons aucun effort ni sacrifice pour récupérer les portions de notre territoire placées, illégalement, sous contrôle israélien”.

RETRAIT ISRAÉLIEN “PIÉGÉ”
- On déduit de vos propos qu’Israël serait prêt à évacuer le Sud en contrepartie d’un montant déterminé...
“Il ne s’agit pas d’un acquis matériel, mais la conception israélienne de tout retrait est piégée. Au cours de quatre rounds de négociations à Washington avec Israël, nous avons entendu parler de redéploiement des forces, jamais d’évacuation en bonne et due forme. “Puis, l’interlocuteur israélien feint d’ignorer la résolution 425, parce qu’elle exige son retrait inconditionnel, tout en proposant des pourparlers en vue d’un accord pareil à celui du 17 mai. “Israël cherche en permanence à limiter ses pertes à travers le redéploiement partiel de ses troupes, contre l’acceptation par le Liban de lui céder des positions et des bases stables et de permettre l’intégration de l’Armée du Sud dans nos forces régulières. Ainsi, Israël vise à imposer des conditions politico-sécuritaires à l’Etat libanais, telle celle d’avoir le droit de donner son avis sur les officiers et les soldats devant stationner dans la région frontalière. “Nous considérons que l’évacuation israélienne du Sud doit être totale, de manière à permettre à l’Etat d’étendre sa souveraineté à l’ensemble du territoire national”.

- Peut-on s’attendre à un retrait subit du Liban-Sud?
“Israël pourrait procéder à certains retraits d’ordre tactique, mais nous ne pouvons considérer cela comme des retraits fondamentaux, étant donné qu’ils ne remplissent pas les conditions posées par le Liban”.

L’INTERDIT NE SE JUSTIFIAIT PLUS
- La levée de l’interdit qui frappait les ressortissants américains, aurait-il pour but de permettre aux firmes US de faire la concurrence aux sociétés européennes au plan de la reconstruction ou bien aurait-elle quelque objectif politique?
“La levée de l’interdit était envisagée depuis un certain temps, suite à l’évolution positive intervenue chez nous au plan sécuritaire au cours des six dernières années. M. Warren Christopher était censé prendre la décision, mais c’est Madeleine Albright qui l’a fait à sa place”.

- D’aucuns disent que l’arrangement d’avril 96 a perdu son effet depuis le bombardement de Saïda. Etes-vous d’accord sur ce point ou bien estimez-vous que le comité de surveillance de la trêve est en mesure de s’acquitter de sa mission?
“Nous sommes un Etat ayant sa crédibilité. Lorsque nous avons approuvé l’arrangement d’avril et la constitution du comité de surveillance, nous nous sommes engagés à assurer le succès de cet organisme. Mais si l’Etat hébreu veut mettre fin à ce comité, c’est son affaire”.

COORDINATION LIBANO-AMÉRICAINE
- Le Liban coordonne-t-il avec l’Amérique par rapport à la voie de passage de Kfarfalous et à Jezzine?
“La coordination existe par rapport à Kfarfalous et Jezzine. De même, des concertations ont lieu autour de la situation au Liban-Sud”. - Croyez-vous que le rôle de la France dans la région peut hâter l’aboutissement de l’initiative de paix américaine? “Je crois que la France a conscience de ses responsabilités au double plan français et européen, de même que de sa responsabilité historique et politique dans cette région du globe. C’est pourquoi, elle œuvre, en dépit de sa situation économique, politique et sociale, aux fins de jouer un rôle; ceci est l’un de ses droits et la dynamique française peut influer sur la dynamique américaine, la conjugaison des efforts entre Washington et Paris pouvant être bénéfiques pour le conflit arabo-israélien dans son ensemble et, en particulier, pour le Liban”.

SAËR KARAM


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