Bloc - Notes 


Par ALINE LAHOUD

 

LE TONNEAU DES DANAIDES

Trahir la confiance de quelqu’un qui s’en remet à vous est très vilain. Exhiber des poches vides devant quelqu’un qui vous refile une facture salée est de très mauvais goût. Renâcler à éponger les dettes que ce même quelqu’un accumule en votre nom est d’une noire ingratitude. Ça ne se fait pas. Pourtant, c’est ce que nous sommes en train de faire, nous autres Libanais. Et là, ce n’est vraiment pas gentil. Comment? Voilà un Premier ministre qui nous demande le plus simplement du monde de régler une facture d’un milliard de dollars - en plus d’une ardoise de 15 milliards - et nous frissonnons comme feuilles mortes à l’approche de l’hiver. Ce n’est pas joli, ni élégant. C’est même mesquin. Un milliard de dollars ce n’est, après les quinze autres qui l’ont précédé, ni la catastrophe du siècle, ni l’Apocalypse, ni le neuvième cercle de l’enfer. Ce n’est, en somme, qu’un milliard et demi de millions de livres libanai-ses. A moins que ce ne soit 10 milliards de millions, ou même 100 milliards de millions, ou bien... arrêtons là. Moi, après 10 millions, je me sens prise de vertige. Nous sommes, nous autres Libanais, 90% dans ce cas. Evidemment, ce n’est pas là une référence. Car, ces chiffres qui nous font sombrer dans un état catatonique, ne sont pour notre Premier ministre que jeu d’enfant. Lui, au moins, sait compter - sur nous en particulier! Il sait surtout dépenser sans compter. Et c’est d’un grand seigneur. Quant à savoir d’où sommes-nous censés sortir tous ces millions, notre IIème république s’en remet entièrement à Fouad Sanioura, dont la principale distraction est de passer les contribuables - surtout les démunis - à la moulinette et d’écoper, en retour, d’un chapelet de qualificatifs qui semblent le réjouir au plus haut point. Phénomène d’accoutumance ou syndrome sado-masochiste? On n’en sait rien et de toute façon, la santé psychique de M. Sanioura n’est pas en jeu, du moins pour le moment. Ce qui est en jeu, ce sont les nouvelles taxes qu’on nous prépare. Rien moins que 5000 L.L. sur le bidon de benzine, sans compter celles frappant les ventes, les importations et je ne sais plus quoi encore. Ce cochon de payant n’a pas fini d’en baver, jusqu’à rendre l’âme. Ce qui, à ce train-là, ne saurait tarder. Encore si cet argent pouvait boucher quelques trous de cet énorme gruyère qu’est devenu le budget de l’Etat! On nous dit qu’une bonne partie de ce douloureux milliard servira à ramener les déplacés dans leurs foyers, à financer des projets de développement dans la Békaa et le Akkar, à sortir les gens de la misère et à leur restituer leur dignité d’êtres humains. C’est émouvant. Ce qui est encore plus émouvant, c’est de se demander ce que peut faire un milliard là où les 15 premiers ont échoué. Qui, jusqu’à présent, a profité du développement de quoi que ce soit et à quel genre d’humains la dignité humaine a-t-elle été restituée? Le gouvernement a dépensé plus de 500 millions de dollars pour le retour des déplacés. Combien sont-ils retournés? Pas plus de 15%. Ceux qui l’ont fait n’ont reçu que de la menue monnaie en livres libanaises, alors que ceux qui ont occupé leurs maisons et leurs terres et ont contribué à les en chasser recevaient des dizaines de millions de dollars et en redemandent. Le scénario est devenu classique On alloue des crédits à un projet qui, en général, n’offre aucun caractère d’urgence. 50% de ces crédits disparaissent lestement au départ. Le tiers des 50 restants couvre les «études» dudit projet, le second tiers va douillettement dans les poches des «zilms» et des fonctionnaires intègres d’une administration exemplaire. Reste un dernier tiers qui sert à donner quelques coups de pioche par ci par là, histoire d’offrir à l’idiot du village que nous sommes un vrai cinéma. Là-dessus, on réclame une rallonge de crédits et ça recommence. La question est de savoir, non pas où va tout cet argent - puisque nous n’ignorons pas que certaines poches sont, comme les voies de la Providence, insondables - mais jusqu’à quand nous laisserons-nous écorcher vifs sans réagir? Jusqu’à quand, nos pilleurs de tombes continueront-ils à se livrer à leur sport favori et jusqu’à quand, enfin, sommes-nous condamnés à remplir ce véritable tonneau des Danaïdes que sont devenues les caisses de l’Etat?

(1) Dans la mythologie grecque, les Danaïdes étaient les 50 filles du roi d’Argos, Danaos, qui, toutes à l’exception d’une seule, tuèrent leurs époux la nuit de leurs noces et furent condamnées, dans les Enfers, à remplir éternellement un tonneau sans fond.


Home
Home