LE RETOUR, NÉCESSITÉ NATIONALE
Même si l’on n’a pas de réponses à ces questions,
il est clair que l’exode forcé visait, constamment, à frapper
cette vie en commun dont le Liban s’est toujours enorgueilli, pour
créer, par contre, artificiellement des entités confessionnelles
indépendantes les unes des autres. D’où l’utilisation de
procédés peu habituels, la violence, notamment, pour amener
les Libanais à abandonner leurs terres et s’installer en des lieux
et régions où ils se sentiraient en sécurité.
Dès le départ, les Libanais foncièrement attachés
à leur pays et à sa structure interne, ont eu conscience
de la gravité de ce problème dont la perpétuité
met en danger les composantes d’une société bâtie sur
la convivialité. Plusieurs études et initiatives individuelles
ou de groupe ont cherché à trouver une solution à
cette question. Les députés présents à Taëf
ont eu conscience des dimensions de ce problème en reconnaissant
que “le retour des déplacés à leurs lieux d’habitation
d’origine est le prélude à l’entente nationale; la garantie
de la paix et de la sécurité civile.”
Depuis Taëf, les Libanais n’ont cessé de répéter
que “le retour des déplacés est une nécessité
nationale”; il ne se passe pas un jour sans qu’on lise une déclaration
en ce sens dans nos médias. Pourtant, l’affaire traîne et
s’enlise dans les sables mouvants de la politique. Pourquoi? Le complot
se poursuit-il?
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QUI SONT LES DÉPLACÉS ET COMBIEN
SONT-ILS?
Avant d’aborder la réalité du problème, il faudrait
peut-être s’entendre sur le concept même du déplacé.
Car certains font une confusion entre la migration interne, due à
des causes économiques ou sociales et l’exode forcé pour
des raisons politiques et de sécurité. Différencier,
aussi, entre l’exode provisoire pour échapper à la violence
des bombardements et le déracinement forcé afin de “purifier”
une région pour la rendre monocolore.
Lorsqu’on parle donc du déplacé, il faut entendre par
là toute personne obligée d’abandonner son lieu de résidence
d’origine, sous la menace et le risque du danger pour sa vie, pour trouver
refuge ailleurs.
Partant de là, peut-on avoir un chiffre sur le nombre des déplacés?
Plusieurs études ont été effectuées sur la
question et on peut retenir, surtout, les chiffres avancés dans
“Bilan des guerres du Liban 1975 - 1990” de B. Labaki et Kh. Abourjaili,
vu le sérieux de cette recherche: 847.000 personnes ont été
chassées de leur foyer, ce qui équivaut à 170.000
familles, à raison de cinq personnes par famille.
Sur le plan géographique, les déplacés se répartissent
comme suit: 34,3% dans le Grand-Beyrouth; 28,9% au Mont-Liban; 19,6% au
Sud; 13% dans la Békaa et 4,1% au Nord. Concernant leur appartenance
confessionnelle, les études révèlent que 81% sont
des chrétiens et 19% des musulmans. Cela signifie que cet exode
forcé a touché beaucoup plus les régions chrétiennes;
que les implications et retombées de ce problème sont bien
plus dures et oppressantes pour cette communauté.
![]() Des centaines de familles ont dû trouver refuge dans les écoles. |
![]() Première étape du processus du retour et de la reconstruction. |
![]() Elles conservent la joie et l’espoir de la jeunesse, malgré ce qui est arrivé à leur village. |
JOUMBLATT À LA TÊTE DU MINISTÈRE
DES DÉPLACÉS
Le nouveau gouvernement devait, toutefois, créer le ministère
des Déplacés qui fut confié à Walid Joumblatt.
Beaucoup de citoyens approuvèrent cette nomination, disant que “celui
qui avait largement contribué à déplacer les gens,
pouvait être le mieux placé pour assurer leur retour”.
Certains, toutefois, n’ont pas tardé à déchanter
en voyant que Joumblatt avait installé son ministère à
l’endroit même où l’administration civile druze opérait
durant la guerre. Puis, il s’était entouré de bon nombre
de ses conseillers.
D’autres se demandaient comment ce retour pourrait se faire réellement,
tant que des institutions de l’Etat, tel le palais de Beiteddine, résidence
d’été du chef de l’Etat, le palais de l’émir Amine
et le sérail de Baakline demeuraient sous le contrôle des
“forces de facto” relevant du ministre des Déplacés!
D’autres affirment que “peu de mois après sa création,
le ministère des Déplacés est devenu semblable au
Conseil du Sud au service d’une catégorie donnée de gens”.
Et plutôt que de créer le Conseil national des déplacés,
tel que cela avait été réclamé au congrès
du “Carlton”, on a créé la Caisse nationale des déplacés.
Depuis, on entend souvent dire: “Le ministère et la caisse sont
tombés très vite d’accord pour favoriser des partisans et
utiliser ces organismes étatiques à des fins politiques.
Preuve en est le résultat des législatives de 96, où
la liste de Joumblatt et le président de la Caisse ont été
élus haut la main”.
Au-delà des critiques et des réserves formulées
par les uns et les autres, qu’en est-il de l’action effective du ministère
et de la Caisse? On relève, en premier lieu, que ces deux institutions
ont accordé un intérêt spécial aux déplacées
du Grand-Beyrouth et du Mont-Liban, où on compte 93.369 familles
déplacées, dont 69.369 chrétiennes et 23.000 musulmanes.
59% de ces déplacés sont du Grand Beyrouth, 41% du Mont-Liban
et, dans l’ensemble, 75% sont des chrétiens contre 25% de musulmans.
Si un intérêt moindre fut accordé aux déplacés
des autres mohafazats, cela est dû au fait que le problème
dans ces régions se pose de façon moins aiguë qu’à
Beyrouth et dans la montagne. Certaines familles du Nord et de la Békaa
ont choisi de demeurer dans leurs nouveaux lieux de résidence, alors
qu’au Sud, tel que nous l’avons mentionné plus haut, le retour avait
été assuré avant la création du ministère.
Les esprits critiques affirment, aussi, que “l’intérêt prioritaire
accordé aux déplacés de Beyrouth et de la montagne
est motivé par des considérations électorales!”.
Un argument à ne pas sous-estimer!
92% des sommes furent donc dépensées à Beyrouth
et au Mont-Liban pour différentes réalisations ayant nécessité
le débours de 692 milliards et demi de L.L., soit 450 millions de
dollars; 8% des crédits furent dépensés dans les autres
régions.
On relève, par ailleurs, que plus de la moitié de ce
montant fut octroyée aux évacuations et aux réconciliations,
alors que la restauration a eu 27,3%; la reconstruction, 10,2%; l’infrastructure
5,1% et le déblayage plus les lieux de culte 2%.
LES ÉVACUATIONS REÇOIVENT LA
PART DU LION
Les sommes mirobolantes payées par le ministère et la
caisse des déplacés pour l’évacuation sont surprenantes,
voire injustifiées et continuent à soulever une multitude
de questions. “La majorité des personnes occupant les maisons et
ayant reçu de coquettes sommes (en monnaie difficile) pour
les évacuer, ne sont pas des déplacés, affirment des
personnes bien informées de ce dossier. Ces gens sont venus investir
les lieux après la fin de l’état de guerre, les évacuations
et réconciliations faisant davantage figure de “bazar” injuste qui
n’a fait que draîner l’argent destiné aux véritables
sinistrés, paralysant leur retour en octroyant l’argent qui leur
est dû à ceux qui ne le méritent pas”.
Quant aux sommes payées pour la restauration et la reconstruction,
elles n’ont pas donné les résultats escomptés pour
de multiples raisons. Une étude faite sur 149 villages des cazas
de Baabda, du Chouf et d’Aley, où il y a eu un départ forcé
d’environ 34.369 familles, montre que le pourcentage de ceux qui ont réintégré
leur foyer ne dépasse pas 7,7%, en dépit du fait que 60%
de ces familles aient reçu des indemnités de restauration
ou de reconstruction.
Mais, d’une part, les sommes reçues étaient bien en-deça
des besoins et, d’autre part, elles n’ont pas été versées
dans leur intégralité, les déplacés attendant
toujours les deuxième et troisième versements. Ceci sur le
plan technique.
Sur le plan politique, l’Etat et ses institutions demeurent absents
de ces villages où ils sont supposés assurer la protection
des citoyens et les services nécessaires pour une vie digne.
Tous ces facteurs expliquent le non retour effectif. En dépit
des déclarations de nos responsables, y a-t-il une véritable
décision nationale pour le retour des déplacés?
QUID DE LA TRANSPARENCE?
Toutes les enquêtes, recherches et statistiques crédibles
et objectives montrent que 81% des personnes déplacées sont
des chrétiens, contre 19% de musulmans ou au minimum 75% contre
25%. Or, les sommes dépensées par la caisse des déplacés
et le ministère, jusqu’à fin juin 1997, étaient de
43,4% pour les chrétiens, contre 56,6% pour les musulmans. Si on
y ajoute les sommes payées par “Solidere” et “Elissar” pour les
évacuations, la part des chrétiens tombe à 30%, contre
70% pour les musulmans.
Peut-on dire que ce comportement discriminatoire à l’égard
d’une communauté qui a le plus souffert de l’exode forcé,
correspond à l’esprit d’entente nationale et à la convivialité
qu’on clame à tout vent?
Lorsque des voix se sont, courageusement, élevées pour
dénoncer ce traitement inégal dans le processus du retour,
le Conseil des ministres n’a rien trouvé de mieux que de demander
au ministère et à la caisse des déplacés d’établir
un nouveau rapport où les parts seraient égales entre chrétiens
et musulmans.
Sur un ton triomphateur, le ministre de l’Information, Bassem el-Sabeh,
a lu ce rapport à l’issue du Conseil des ministres du 4 septembre
97, pour le distribuer, ensuite, aux médias et prouver que “l’Etat
est équitable”.
Les personnes parfaitement informées du dossier des déplacés
ont très vite démonté ce rapport artificiel qui, de
surcroît, se voulait “transparent”.
Deux mois auparavant, ce même ministère et la Caisse avaient
publié des rapports où le déséquilibre au détriment
des chrétiens était évident. Comment, dès lors,
sous l’effet de quelle baguette magique, les indemnités sont-elles
devenues égales?
Par ailleurs, il semble que des indemnités payées à
des villages exclusivement druzes, sunnites ou chiites de la montagne,
tels Jahiliyé, Baïssour, Sibnay, Keyfoun, etc... ont été
comptabilisées dans la case des chrétiens. Est-ce cela la
transparence? La caisse des déplacés est-elle en mesure de
publier un rapport exhaustif sur les indemnités payées, par
village et par famille, pour prouver la véracité de ses dires
et de ses chiffres?
Puis, du fait que le nombre des déplacés chrétiens
est au minimum de 75% face aux déplacés musulmans, ils devraient
dans un rapport équitable recevoir 75% des indemnités. Trêve
donc de surenchères et que l’Etat cesse de jeter de la poudre aux
yeux des gens!
EN GUISE DE CONCLUSION
Toutes les données révèlent que le dossier épineux
des déplacés n’est pas traité de façon équitable
en vue de consolider l’entente nationale et la convivialité et qu’il
n’est pas prêt d’être clos dans un proche avenir. Pourtant,
il constitue une priorité et ceci a été clairement
dit à Taëf.
Si, aujourd’hui, l’Etat est vraiment désireux de clore ce dossier
de façon juste et équitable, il devrait sans hésitation
adopter une série de mesures capables de mener cette affaire à
son heureux épilogue: exercer un contrôle direct et efficace
sur les dépenses du ministère et de la caisse des déplacés,
créer le Conseil national des déplacés décidé
en Conseil des ministres début 1993 et demeuré lettre morte,
afin que cet organisme puisse programmer et contrôler, efficacement,
ce retour.
L’Etat pourrait, aussi, reprendre ses biens expropriés par des
forces de facto; charité bien ordonnée commence par soi-même,
après tout...
...Et, en définitive, opter pour une réelle transparence
afin que le Liban de la convivialité redevienne une réalité.
RÉGIONS | CHRÉTIENS | NOMBRE | MUSULMANS | NOMBRE |
Grand Beyrouth | Chrétiens déplacés des quartiers de Beyrouth-ouest et de la banlieue-sud de Beyrouth (de 1975 à 1988) | 175.000
|
Chiites, sunnites et druzes déplacés des quartiers de Beyrouth-est et des banlieues-est et Nord de Beyrouth | 115.000
|
Mont-Liban | Déplacement de la population chrétienne des cazas du Chouf, Aley, Baabda entre 1975 et 1987 | 240.000 | éplacement des habitants sunnites de Laklouk dans le caza de Jbeil en 1976, d’Iklim el-Kharroub en 1983 et de Tarchiche | 3.000
|
Liban-Sud | Déplacement des habitants chrétiens des cazas de Jezzine, Saïda, Nabatiyeh Khyam et Rachaya Fakhar, de 1976 à 1987 | 125.000 | Déplacement de chiites de la bande frontalière des cazas de Jezzine et Nabatiyeh de 1976 à 1978 | 40.000
|
Liban-Nord | Déplacement des chrétiens de Tripoli et de certains villages des cazas du Akkar, Bécharré, Zghorta, Batroun et Koura, de 1975 à 1986 | 30.000 | Déplacement de musulmans sunnites de Batroun, Koura, Tripoli, entre 1975 et 1986 | 2.000
|
Békaa | Déplacement des chrétiens des cazas de la Békaa-ouest, de Baalbeck, en 1975 et 1986 | 110.000 | Déplacement des sunnites de Haouch el-Omara (caza de Zahlé) | 7.000
|
TOTAL | Chrétiens | 680.000 | Musulmans | 167.000 |
LA GUERRE DE LA MONTAGNE
EN CHIFFRES
En septembre 1983, s’est produit le drame le plus poignant de la guerre. Suite au retrait subit des troupes israéliennes de la montagne, les blindés syriens aidés de leurs acolytes libanais, dont le P.S.P., ont déferlé sur les villages chrétiens des cazas d’Aley, de Bhamdoun, du Chouf et de Baabda semant sur leur passage la mort, la destruction totale et l’exode de près de 300.000 citoyens, dont 100.000 ont dû franchir à pied, durant plusieurs jours, des monts et des vallées pour se réfugier à Deir el-Kamar. Les Forces libanaises ne pouvaient stopper ce déchaînement de violence, alors que l’Armée libanaise qui cherchait à consolider ses positions à Khaldé, Dahr el-Wahch, Aramoun et Souk el-Gharb, fut la cible de pilonnages à l’artillerie lourde. Aujourd’hui, 14 ans plus tard, tant que tous les chrétiens, n’auront pas réintégré la Montagne, épine dorsale du Liban, tant que la véritable convivialité n’y est pas rétablie, on ne peut pas dire que la paix est instaurée au Liban. RÉPARTITION DES DÉPLACÉS
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