L’INCONSTITUTIONNALITÉ DES LOIS QUI IMPOSENT À CERTAINS PROPRIÉTAIRES D’IMMEUBLES LA PROROGATION DES LOCATIONS ET LA FIXATION DES MONTANTS DES LOYERS SANS LEUR CONSENTEMENT

Edmond Naïm

Les médias nous rapportent depuis quelques jours que le ministre de la Justice serait sur le point de soumettre au gouvernement un avant-projet de loi sur la prorogation des contrats de location d’immeubles moyennant des loyers imposés aux propriétaires. Nous nous proposons, dans cet article, de démontrer que la prorogation imposée moyennant des loyers fixés sans le consentement des propriétaires est inconstitutionnelle.
Le paragraphe “c” du préambule de la Constitution érige en principe fondamental “l’égalité entre tous les citoyens, relativement aux droits et obligations, sans faveur ni préférence”. L’article 7, à son tour, confirme ce paragraphe du préambule, en disant: “Tous les Libanais supportent les charges et devoirs publics, sans exception”. D’autre part, l’article 15 garantit le droit de propriété en proclamant que “nul ne peut être exproprié de son bien que, pour cause d’utilité publique et dans les cas prévus par la loi, moyennant une juste indemnité”. Et le paragraphe “f” du préambule érige en règles fondamentales la protection du système économique libéral, de l’initiative privée individuelle et de la propriété privée.
Quand la loi impose aux propriétaires d’immeubles à usage d’habitation la prorogation des locations conclues avant son vote et sa promulgation, on est en droit de dire que cette dépossession provisoire, mais durable, de la jouissance des immeubles est une réquisition. Celle-ci est, en réalité, une expropriation momentanée de la jouissance (de l’usage) des immeubles; elle est effectivement une dépossession qui porte atteinte au droit de propriété, exactement comme le ferait une expropriation, sans que toutefois il y ait transfert de propriété, le bénéficiaire n’ayant pas plus sur l’immeuble que les droits d’un locataire.
Cependant, cette dépossession provisoire (en principe), quoique faite en faveur de particuliers, est pour cause de bien public, celui-ci étant l’aide sociale que l’Etat est tenu d’assurer à la grande majorité des locataires dont le pouvoir d’achat des revenus est très modeste. En effet, notre Constitution, dans le paragraphe 5 de son préambule, déclare que l’un des objectifs principaux de l’Etat est d’assurer la justice sociale. Celle-ci est aussi l’un des buts fondamentaux de la Déclaration universelle des droits de l’homme que la Constitution libanaise fait sienne dans le paragraphe “b” du préambule. Cette Déclaration dit bien, dans son article 23, que “toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale”; et son article 26 ajoute que “toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, .....notamment pour le logement”. Ce droit de l’Homme s’impose donc doublement; l’Etat libanais est tenu d’aider ses citoyens dans le besoin en leur assurant un logement décent; cette charge incombe à la collectivité et non à une partie d’une catégorie de citoyens: les propriétaires d’immeubles donnés en location.
En 1946, ce besoin d’assurer un logement décent aux démunis a émergé dans certains pays. Je cite l’exemple de la France, parce que j’ai entre les mains des documents qui mettent en relief une solution des plus justes et des plus logiques préconisée, en ce temps-là, par un politicien français, le garde des Sceaux, ministre de la Justice; elle a été proposée le 3 septembre 1946, à l’Assemblée nationale française (Revue des loyers, 1946, p. 740):
“M. le garde des Sceaux: Il me semble, à première vue, et je suis sûr de recueillir sur ce point l’assentiment unanime de l’Assemblée, il me semble qu’il faut ici, comme dans beaucoup d’autres domaines, distinguer trois secteurs: d’abord un secteur public dans lequel l’Etat, des collectivités publiques, des établissements publics, construiront des maisons à usage d’habitation à bon marché pour les Français qui ne peuvent pas payer des loyers élevés. Les loyers de ces locaux ne seront pas établis en considération du prix de revient, mais en fonction de la capacité de paiement des foyers qui y seront installés. Ce secteur public sera financé en grande partie par l’impôt. Il faudra prévoir, à l’autre extrémité, un secteur libre en vue de la construction d’appartements - disons les choses en termes simples - de grand confort destinés aux gens riches. Il n’y a pas d’intérêt à limiter, en ce qui le concerne, le taux des loyers. C’est pourquoi, un régime de liberté peut être envisagé..
Entre ces deux secteurs, il en faudra ménager un troisième contrôlé, dans lequel l’Etat, sous forme d’allocation-logement, par exemple, contribuera au paiement des loyers. Une autre forme d’aide financière ou d’autres modalités d’assistance peuvent être également envisagées. L’Etat aidera donc les propriétaires de ces locaux ou à améliorer leurs immeubles, qui sont dans un état désastreux, ou à construire et réglementera les locations.
Secteur public, secteur contrôlé et secteur libre, c’est dans les grandes lignes, par cette distinction que la France pourra résoudre le grave problème de l’habitat. Elle ne le résoudra pas si l’on s’en tient - il faut avoir le courage de le dire - à cette législation sommaire qui consiste, depuis des années, à limiter le taux des loyers sans prendre aucune mesure pour éviter, non seulement du point de vue économique, mais du point de vue de l’hygiène, de la santé publique et de la dignité des Français, les conséquences auxquelles aboutit finalement un système aussi sommaire.”
L’Etat libanais, dira-t-on, n’a pas les fonds nécessaires pour procéder à la construction de logements pour les moins pourvus; il n’a pas non plus, suffisamment de fonds (même pas du tout) pour contribuer sous forme d’allocation-logement au paiement de la différence entre le juste loyer et le loyer imposé par la loi. C’est très vrai. Mais l’Etat peut, d’ores et déjà, s’engager à payer aux propriétaires, à partir de deux ans ou même plus, la juste différence qui leur est due et lever de nouveaux impôts à cet effet. Il peut aussi, en plus, exempter locataires et propriétaires, pour lesquels l’allocation-logement est due, des charges fiscales imposées sur le local ou à l’occasion de la location. La valeur de ces exemptions serait ainsi retranchée des subventions, dans la mesure des profits retirés par le propriétaire et le locataire. En dehors de l’adoption de la subvention, on ne pourrait pas résoudre, avec justice et constitutionnalité, le problème de la prorogation des loyers.
En conséquence, toute disposition législative qui porte atteinte à l’un des attributs du droit de propriété, spécialement à la jouissance du bien dont on est propriétaire, sans une juste indemnité, est inconstitutionnelle et doit être annulée par le Conseil constitutionnel. De même que serait inconstitutionnel le renouvellement législatif des anciennes dispositions concernant le même sujet, dispositions insérées dans la loi dont la vigueur vient d’expirer.

Par Edmond Naïm


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