LE PRÉSIDENT CHARLES HÉLOU
UN PROFESSIONNEL, UN HUMANISTE  
 
 
 
Sous ce titre, M. Christian Lochon, avocat québécois du Centre des Hautes Etudes sur l’Afrique et l’Asie (C.H.E.A.M.), rend un hommage au président Charles Hélou et retrace les grandes étapes de son parcours politique, tout en dégageant les qualités de l’humaniste.
Vu l’importance de cette étude présentée dans le cycle de conférences “Les pères de la francophonie”, des VIIèmes rencontres internationales francophones du Canton de Peyrac et du Pays de Quercy, nous la publions in-extenso.

Qu’est-ce qui destinait Charles Hélou à devenir un dirigeant de son propre pays, puis des plus grandes instances francophones internationales. Né le 25 septembre 1913, à Beyrouth, rue de Damas, d’un père pharmacien décédé dès 1918 et d’une mère dont la famille syrienne-catholique, était originaire du quartier Bab Touma de Damas; puis jeune sportif, comme il se décrit lui-même dans le premier tome de ses Mémoires (p. 17), spécialiste des échasses et capitaine de l’équipe de football, le président apporte des éléments de réponse: “De l’histoire de mon ascension jusqu’à la présidence de la République, je ne retiens que celle d’un enchaînement de causes et d’effets qui m’ont entraîné d’un ministère à l’autre, pour enfin me désigner comme le candidat le mieux en convenance avec les lourdes responsabilités de la magistrature suprême.”
Tour à tour, et parfois en même temps, avocat et journaliste, diplomate, ministre, président de la République, puis président de ces institutions interfrancophones prestigieuses, ce Libanais atypique confessera “On ne sort jamais du journalisme” (Mémoires 1, p. 89).

DES DÉBUTS DANS LE JOURNALISME
C’est en 1932 qu’il est appelé à Alep pour participer à la fondation d’un journal francophone “l’Eclair du Nord”, subventionné par le député francophone arménien de la ville, Nicolas Djandji. Deux ans plus tard, Charles Ammoun lui propose de travailler au “Jour”, quotidien du parti du “Destour”, où il va se lier avec Béchara El-Khoury et Michel Chiha et rencontrer toutes les futures personnalités politiques et culturelles de la nation: Salah Labaki qui lui présente son jeune frère Kesrouan Labaki, René Aggiouri, Camille Aboussouan, Ghassan Tuéni (fils de Gebran et père de Gebran), Georges Schehadé, Salah Stétié, Camille Chamoun “jeune, sportif, dynamique”, Pierre Gemayel “pharmacien au cœur généreux”. Charles Ammoun dirigera le “Jour” de 1934 à 1936 et ce sont Michel Chiha et Khalil Gemayel qui lui succèderont de 1936 à 1947. Charles Hélou quittera “Le Jour” en 1946 pour représenter le Liban auprès du Saint-Siège, non sans avoir été au cœur de la violente polémique qui dressait Georges Naccache rédacteur en chef de “L’Orient” contre son journal. “Je me défendais assez bien”, écrira-t-il, mais en doutant, comme toujours, de moi-même”. Il fait, en même temps, ses premières armes d’avocat à l’étude de Maître Georges Béchara, tout en aménageant son bureau de rédacteur pour recevoir ses clients. Une amitié va naître entre la première jeune femme libanaise à avoir été admise au Barreau, Nina Trad qu’il épousera.
C’est au  Vatican où il va servir trois ans, qu’il sera confronté à la diplomatie internationale. Dans une conférence prononcée au Cénacle Libanais en 1954 et que nous avions évoquée l’année dernière, il rappellera combien il fut impressionné d’y représenter son pays: “Une visite au Vatican, c’est, d’abord, un acte de recueillement”. Il poursuit: “La présentation des lettres de créance me donnait officiellement accès au Vatican. Les nobles paroles du Pape me donnaient conscience de pénétrer dans la maison du Père, comme en un grand cortège et venant d’un autre haut lieu où soufflait l’esprit.
“Le Vatican est un Royaume où les réalités les plus tangibles demeurent étonnantes et où elles seraient tout à fait inexplicables si elles étaient arbitrairement limitées à leur seul aspect physique, c’est-à-dire à ce qui est l’aspect le moins stable, le moins sûr et, en un certain sens, le moins réel de toute réalité.
“Le Vatican où les symboles et leur signification sont si étroitement mêlés, où l’invisible s’affirme avec tant de magnificence dans des signes visibles, le Vatican est un Royaume où il n’est pas besoin de fermer les yeux pour voir.”
Les lieux impressionnent les hauts dignitaires sunnites qui se rendent auprès du Saint-Père, il rappelle le propos de M. Hussein Ouéini, alors ministre des Finances: “Je me considère qualifié pour vous apporter l’hommage des Libanais musulmans unis aux Libanais catholiques.” De même, le président du Conseil, Riad Solh, venu à l’audience papale en habit “s’était informé longuement de toutes les règles du cérémonial”. C’est parce que ce dernier le rappelle à Beyrouth pour lui confier le portefeuille de la Justice et de l’Information qu’il doit quitter Rome en 1949. Puis, plus tard, il deviendra ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement d’Abdallah Yafi.

PRÉSIDENT DE SON PAYS
En août 1964, il est élu à la présidence de la République, comme successeur du général Chéhab. Dès septembre 1964, il participera au sommet des chefs d’Etat arabes à Alexandrie, où il gagnera l’estime du président Nasser, qui lui demandera de présider une session du congrès des non-alignés au Caire le mois suivant (cf “Liban, Remords du Monde”, p. 95), et l’invitera à prononcer un discours, le 1er mai 1965, devant une foule de 300.000 Egyptiens (cf Mémoires 1964-1965, p. 107). Cette sympathie du Raïs à son égard sera partagée par le souverain chérifien en septembre 1965 à Casablanca; le roi Hassan II lui demandera, d’ailleurs, pour éviter toute polémique, d’être le porte-parole des chefs d’Etat arabes à l’issue du Sommet tenu dans cette ville. Et même si Nasser aura imposé les accords dits du Caire si contraignants pour le gouvernement libanais en ce qui concerne la présence palestinienne, c’est encore le président Hélou, auquel aura succédé le président Frangié, qui assistera aux funérailles du président égyptien en novembre 1970...
Mais, en tant que patriote, il déclarera: “à l’expiration de mon mandat présidentiel, je n’estimai pas avoir achevé de remplir mes devoirs envers le Liban”. Dans son message d’adieu aux Libanais, il affirmera: “Je voudrais exprimer ma foi dans le Liban, dans sa vocation, dans sa mission arabe et humaine, dans son destin intangible”. (Mémoires, tome IV, p. 131). De son expérience présidentielle, ministérielle et politique, Charles Hélou aura tiré les leçons d’amertume, mais sans doute aussi de grandeur, telles qu’il les exprime dans sa pièce “la Vérité au bout du fusil”. L’acte I se passe dans l’antichambre du bureau du chef de la Révolution, auquel apporte son aide le ministre de la Police du régime en place. A l’acte II, se déroule le procès du président déchu, qui sera condamné; au contraire l’acte III réécrit le deuxième acte, la révolution n’a pas réussi grâce au ministre de la Police et le chef de la Révolution est condamné par le même tribunal qui siégeait à l’acte II. Des répliques sont de véritables aphorismes:
“Plus la violence est violente, plus elle est efficace et plus elle devient légitime”, ou “les besoins s’accroissent infiniment plus vite que les satisfactions réelles ou supposées auxquelles on s’accoutume” ou “il faut être insensé pour ne pas se reconnaître coupable quand on est vaincu. Le crime est l’autre nom de la défaite”. Dès la fin de son mandat présidentiel, le président Hélou va être coopté par l’Association internationale des parlementaires de langue française pour être élu à la tête de cet organisme, où il succède à M. Xavier Deniau, de 1972 à 1979.
C’est à travers ces instances qu’il fera connaître au monde le Liban. “Par la francophonie, le Liban se répandait: nous fûmes plus connus et mieux aimés à Dakar, à Bruxelles, à Maurice” (Liban, Remords du Monde, p. 12). D’autre part, étant donné la participation de cinq pays arabes: le Liban, la Syrie, l’Egypte, le Maroc et la Tunisie, il insistera sur “les affinités innombrables entre la francophonie et l’arabité”, rappelant que “l’enseignement de l’arabe en France est considéré comme un progrès pour la francophonie et l’arabité” et que “ce que la France doit au monde arabe, ce sont les Arabes et les Français qui le proclament à la fois “(Mélanges II, pages 197, 198, 213). Aussi l’argument suivant coule de source: “La francophonie n’est pas pour le Liban l’envers de l’arabité. Elle est son complément”. (Liban, remords du monde, p. 18).
Puis, c’est l’agence de Coopération Culturelle et Technique, fondée en 1970 et qui regroupe quarante Etats, parmi lesquels six Etats arabes, qui l’élit président de 1983 à 1985. En 1985, le président Hélou propose un concours doté d’un prix sur le thème de l’universalité de la culture française. Les prix du concours “Quelle francophonie pour le XXIe siècle!” devaient être attribués le 21 mars 1996, dans les salons du quai d’Orsay, à trois lauréats américain, canadien et français.

UNE ŒUVRE SOUS TROIS ASPECTS
Après l’homme, l’œuvre; nous essaierons très modestement d’analyser les thèmes de l’œuvre sous trois aspects: l’humanisme, le patriotisme et la francophonie. L’humanisme de l’homme, tout d’abord: “l’humanisme est d’évidence l’essentiel de notre vocation” (Mémoires 1964-1965, p. 230); cette réflexion rejoint celle-là: “On ne connaît rien sans y engager son cœur”. (Mélanges II). A Dakar, en janvier 1973, il le réaffirmera:
Croire en l’homme, c’est proclamer et respecter, en toutes circonstances, son éminente dignité, ses droits fonda-mentaux. C’est en dépit de ses défaillances, faire confiance à ses possibilités de relèvement et de progrès. C’est, au-delà de sa misère, découvrir toute sa grandeur.
Déjà le 20 mai 1962, il avait écrit: “Les gens, même au-dessous d’un certain chiffre de rentes, ont leur personnalité et leur grandeur”. Il apportera, ainsi, toute sa vie une attention très grande à ceux qui souffrent, prenant comme référence l’un de ses amis médecins, le professeur Godel, que ce soit dans le soutien accordé au père Roberts et aux jeunes handicapés (Mélanges II) et dernièrement aux Restaurants du Cœur auxquels s’est consacrée Mlle Antoinette Kazan. Au cours de son mandat présidentiel, il créera, en 1969, les assurances sociales et fera voter un code de déontologie médicale, rédigé en accord avec le ministre de la Santé, M. Khatchik Babikian.
Un aspect très particulier de ces considérations humanistes se trouve dans sa pièce. “Où l’amour commence”, où il développe le thème du mariage des prêtres (autorisé sous conditions au Proche-Orient). C’est dans la dernière réplique de la pièce, prononcée par Jean, le prêtre, qui renonce à l’amour qu’il voue à Madeleine et qu’elle lui voue, pour ne pas rompre ses vœux, que le titre s’explicite: “L’amour commence là où s’arrête la douceur d’aimer”.
C’est que la dimension spirituelle est présente dans cet humanisme. M. Joseph Maïla, doyen à l’Institut Catholique de Paris, le souligne: “L’observation politique du président Hélou ne saurait aller sans la dimension spirituelle qui s’attache à sa réflexion” (préface de “Liban, remords du monde”). Cette “foi dans la primauté du spirituel” (Mélanges II, p. 248), il la rappelle dans ses “Mémoires 1964-1965”.
“A vrai dire, le surnaturel ne peut être absent de nulle part; il est partout présent, partout accessible. Mais pour nous en rendre compte, il nous faut surmonter à chaque instant notre vision déformée du monde, le monde des phénomènes dont nous avons cru établir les lois”.
Naturellement, c’est dans le christianisme que se ressource l’humanisme de l’ancien président du Cercle de la Jeunesse Catholique, lequel écrit: “On n’est jamais chrétien, on tâche de le devenir” et “les vraies richesses sont faites de nos renoncements” (Mélanges II, p. 114 et 115), ou, à l’occasion de Noël 1980: “Donnez-nous de mieux comprendre que le ciel, c’est les autres “ et cet humanisme, il l’étend à ses fonctions d’homme d’Etat: “Le président est un homme seul, partout et toujours seul à découvrir dans l’action la solution, la plus valable” et il poursuit: “C’est dans cette ascèse, bien plus que dans les rigueurs du cérémonial, que réside la solitude du chef. Ascèse obligatoire puisqu’elle rejoint, chez lui, un besoin d’efficacité. Comment pourrait-il, en effet, supputer indéfiniment les chances et les risques de chaque décision, ses avantages et ses inconvénients dans un avenir qu’il ne peut connaître? Ce qui lui est demandé, c’est moins de scruter le futur (qui n’est pas encore) que de s’examiner; de rechercher, pour l’écarter, tout sentiment, tout intérêt qui pourrait faire obstacle, en lui, au cheminement de la lumière”. (Mémoires IV, p. 126, ss).
Humanisme spirituel bien sûr, puisque “Par sa population composée de communautés qui, toutes, portent le signe religieux, le Liban est une affirmation de la primauté du spirituel; le pays qu’emplit visiblement la présence de Dieu... Ce qui peut nous sauver en nous unissant, ce n’est ni le scepticisme, ni l’intérêt, c’est la foi... le droit fondé sur la morale, la morale fondée sur Dieu, voilà les éléments premiers de l’architecture de la Cité (“Conférences au Cénacle, 1950 et 1954).
Mais cette dimension spirituelle est, également, œcuménique (ce qui est remarquable dans ce pays communautariste); le président Hélou souligne l’intérêt “des forces d’oppression dénoncées par l’imam Moussa Sadr, notre frère, en un langage profondément chrétien et musulman à la fois, parce que profondément humain (Mémoires V, 1975). A la cérémonie de canonisation du père Charbel au Vatican, le président Hélou remarqua que “les membres musulmans de la délégation libanaise s’étaient spontanément agenouillés”, il fit alors “signe au plus proche d’entre eux de se lever”, à la fois “pour éviter des commentaires malveillants et par respect pour des concitoyens de confession différente”. (Mémoires V, p. 180). Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer: “Nous avons le droit de penser que tout croyant doit avoir, dans sa conscience, un Liban blessé, qu’il doit avoir une chrétienté d’Orient dans son esprit et dans son cœur”. Spiritualisme et patriotisme vont de pair, également, dans le cœur et dans l’œuvre de Charles Hélou.
Le deuxième thème dominant est l’amour du pays natal. Déjà, en 1932, lorsqu’il était jeune journaliste “expatrié” à Alep, Charles Hélou se plaignait des douze heures de train ou de route pour regagner Beyrouth”.
“L’autocar reprenait son mouvement au milieu d’un tintamarre de ferraille non huilée. Il avançait interminablement. Enfin, du milieu de la poussière et de la fumée, surgissaient des paysages plus verts, plus riants et comme arrosés par le bleu de la mer. Ils annonçaient notre arrivée à Chekka, à Batroun, à Jbeil, à Jounieh, partout où des bornes kilométriques étaient remplacées par des statues de la Vierge ou des ex-voto ou encore de petites chapelles de notre foi et de notre tendresse”. (Mémoires I).

UN CHANT POUR LE LIBAN
Dans ses “Mémoires 1964-1965”, il en est tout lyrique:
“Regardez. Le Liban, c’est ce large éventail de montagnes, de coteaux et de terrasses qui descendent en pente douce vers la mer, depuis les pics neigeux couronnés de cèdres jusqu’aux plages éclatantes de soleil. C’est ce promontoire dressé sur la côte orientale du vieux lac méditerranéen et aussi cette terre d’accueil et d’amitié, ce terrain de rencontre des cultures et des cultes; ce haut lieu où souffle l’esprit et ce carrefour, l’un des plus fréquentés du globe. Le connaissez-vous ce pays où fleurit l’oranger? Où l’amandier éclate en un poudroiement d’or et d’argent? Pays “du lait et du miel” dont le nom chante au cœur du Cantique des Cantiques”.
Et dans Mélanges II, cette profession de foi: “le Liban est un trop beau pays... pour que nous ne nous lassions jamais de le défendre”. Parce que l’élément humain y est incomparable: “Cette petite république est, en réalité, un vaste empire de l’esprit. Et c’est par là que le Liban est le plus sûrement appelé à durer. Cela est pour moi un credo” (Liban, Remords du Monde, p. 88). Dans Mémoires IV, “le Liban est un ancien vaste et rayonnant empire de l’Esprit”.
Dès qu’il a été élu à la présidence, il s’écrie: “J’éprouve pour l’ensemble de mes compatriotes, ceux du Liban et ceux de l’étranger, une sollicitude que je porte au fond de moi” (Mémoires 1964-1965).
Mais ce pays, pour rester uni, doit rester libre: “Le Liban est un pays de minorités associées, pays de liberté parce que pays de minorités. La seule paix réalisable est une paix consentie, fondée sur l’entente, sur un état d’équilibre. Que l’équilibre soit rompu, notre pays serait en danger de désagrégation” (La Maison Liban, conférence au Cénacle, 1950). Il réaffirmera dans Mélanges I “la liberté et l’unité du Liban se rejoignent. Les conditions de sauvegarde de l’une ont toujours été les conditions de sauvegarde de l’autre” (p. 134). Une patrie qu’il faudra défendre, hélas! contre des forces centrifuges, des immigrés accueillis en frères, des pays alliés envieux.
Du sexennat, le président Hélou évoque les affaires et les événements, le scandale de la faillite de la Banque Intra, le dénigrement systématique des ennemis politiques, au point qu’il songera à démissionner en automne 1968, mais le Premier ministre étant démissionnaire, également, l’Etat se serait retrouvé sans timonier, les accords du Caire qui concrétisent l’interférence des Palestiniens dans la politique libanaise: “le Conseil des ministres refuse d’écouter la lecture de l’accord du Caire pour ne pas s’engager davantage et me laisser seul en face de cette tragédie trop compliquée” (Mémoires II, p. 261).
La guerre “des autres” allait prendre des allures de guerre civile: “Les Libanais attaqués par des non-Libanais qui se déclarent agressés au Liban” (Mélanges II, p. 28), “les slogans et les explosifs financés par les pétrodollars” (idem, p.35) et de citer Vauvenargues: “Nous querellons les malheureux pour nous dispenser de les plaindre”, à propos de la presse internationale accusant les Libanais de ne pas pouvoir régler leurs problèmes, alors que “d’étranges coalitions se forment pour achever de détruire l’exemple du vouloir vivre en commun que nous offrions et qui préfigurait la paix pour la région toute entière et peut-être pour le reste du monde” (Mémoires 1964-1965, p.79).
Le disciple et l’ami de Michel Chiha avait fait sienne cette analyse prémonitoire des événements de 1948: “D’une affaire apparemment petite, la terre tremblera jusque dans ses fondements”. Aussi “nous voyons les Palestiniens se révolter non point contre ceux qui les ont abandonnés, mais contre nous qui les avons accueillis” (Mélanges II, p.13), d’où l’obligation de concilier nos sentiments envers nos frères palestiniens et nos devoirs envers nous-mêmes” (Mémoires IV, p.137). Et de citer le professeur Guy Feuer écrivant dans l’Annuaire Français de Droit International de 1970: “Il semble que, dans le cas libanais, le respect de la souveraineté de l’Etat ait fini par l’emporter, bien que les difficultés ne soient peut-être pas résolues réellement”. Elles ne sont toujours pas résolues en réalité, et nous sommes en 1997.
Dans les Mémoires, tome IV, ou les Mémoires 1964-1965, ou Mélanges II, le président Hélou saura montrer combien l’importance d’un régime parlementaire au Liban ne pouvait ou ne voulait pas être compris par les régimes autocratiques des pays voisins.
Dès 1948,  au Palais de Chaillot, pour les réunions des Nations Unies, “toutes les délégations arabes (étaient) prêtes à toutes les éloquences, mais sans aucun document d’archives, ni aucune proposition commune” (Mémoires I, p.98). La Ligue arabe lui demandera d’ouvrir un bureau d’information à Paris la même année, mais sans aucune précision; il commente: “Pouvions-nous convaincre les pays arabes d’adopter une politique à la mesure, non de leur éloquence, mais de leurs moyens?” (Mémoires 1964-1965, p.133). Il est dur pour ces pays arabes, après cette belle formule les décrivant comme “des énigmes souriantes” (Mémoires 1964-1965, p.62), il parle du maréchal Sallal: “Avec son air de bien brave homme, il faisait tomber un nombre considérable de têtes au Yémen” (idem, p.67). Pour d’autres, qu’on reconnaît: “la Police internationale est destinée moins à assurer la sécurité du Liban-Sud que la stabilité de gouvernements arabes régnant et gouvernant loin de la zone des combats, des plus riches d’entre eux en particulier” (Mélanges II, p.52).

“L’AMOUR DE LA FRANCE”
La francophonie du président Hélou se mesure à l’aune de son engagement dans la francophonie. Comme le rappelait M. Jacques Heride, dans son article consacré au Colloque International Francophone de septembre 1991, à Gourdon: “Charles Hélou: l’amour de la France”, le président s’était exprimé au sujet de Pierre Benoit ainsi: “Je l’aimais, parce qu’il aimait mon pays libanais. Je l’aimais, aussi, parce qu’il savait faire aimer son propre pays français”. Il déclarera dans “Liban Remords du Monde”: “Nous avons été une vitrine resplendissante de toutes les valeurs issues de génie français” (p.48), c’est pourquoi “tout lui paraît familier dans le grand Paris” (Mémoires 1964-1965, p.23). Et tout naturellement, il a pour le général de Gaulle, qu’il a d’abord connu dans sa qualité de journaliste, de 1929 à 1931 lorsqu’il était Commandant du IIIe Bureau des Troupes du Levant, à Beyrouth; puis, en 1941 représentant de la France-Libre, les mêmes sentiments d’admiration, d’intérêt, de respect. Hôte du général de Gaulle, président de la République française, le 5 mai 1965, le président Hélou décrira celui qu’il appelle le “dernier grand monarque” (Mémoires 1964-1965) en ces deux phrases: “Ses paroles tombaient de haut mais rebondissaient avec douceur” et “l’homme de lettres regagnait ce que l’homme de guerre abandonnait” (Mémoires 1964-1965).
A la suite du bombardement israélien de l’aéroport de Beyrouth (28/12/1968), le général de Gaulle lui renouvellera ce message: “Je suis à vos côtés contre toute agression extérieure”, et le prouvera en arrêtant les livraisons d’armes et de matériel militaire à l’Etat d’Israël.
Enfin, rappelant les pins de France plantés par Pierre Benoit sur la tombe du père Sarloutte, ancien Supérieur du prestigieux collège d’Antoura, au Liban, le président Hélou tiendra, en novembre 1971, à être présent à Colombey-les-deux-Eglises; il écrit: “Au deuxième anniversaire du décès du général, seul le Liban fut admis à participer à la cérémonie organisée à sa mémoire, dans une stricte intimité, à Colombey-les-deux-Eglises. Et, sur le souhait de la famille du général de Gaulle, je fus chargé de présider la délégation libanaise. Notre initiative symbolique et qui consistait à planter un millier de cèdres sur la colline dominant Colombey eut, dans toute la presse de France, d’Europe et même du monde, une résonance considérable”. (Mémoires V).

“ABANDONNER LE LIBAN, C’EST RENIER SON ÂME”
A plusieurs reprises, il l’aura proclamé: “Nous avons été les premiers à aimer le général de Gaulle. Nous serons les derniers”. A son tour, le président Mitterrand appréciera la haute conception du président Hélou pour la francophonie en le nommant membre du Haut Conseil en 1985. En 1997, ce dernier n’a pas renouvelé son mandat mais a accepté de devenir correspondant privilégié du HCF. C’est dans ces instances que le président Hélou se liera d’amitié avec MM. Alain Decaux, Philippe De Saint-Robert, Philippe Decraene.
Un article particulièrement émouvant, étant donné les circonstances tragiques dans lesquelles se débattait son pays, fut publié dans “L’Orient-Le-Jour” du 11/4/1989 sous le titre “Salut, Peuple de France”. En voici quelques extraits:
“... France, France, sans toi le monde serait seul...”
Je me répète tous les jours ce vers de Gabrièle D’Annunzio,
Car ce que nous défendons, ce ne sont pas nos vies autant que nos raisons de vivre. Nous voulons être libres de croire, libres de penser et de parler, libres d’aimer. Nous voulons demeurer fidèles à nous-mêmes, à nos traditions, à notre culture pluraliste ouverte à tous les horizons et qui crée entre la France et nous depuis des siècles, cette “solidarité instinctive” et émouvante, proclamée, il y a quelques jours à la présidence de la République française.
Ce qui nous unit, ce n’est pas seulement l’usage d’une même langue; c’est aussi et surtout l’habitude et le goût d’un même langage, celui de l’humain et de l’universel.
C’est de Paris que partent pour nous sauver toutes les initiatives de portée internationale. C’est à Paris que se déploient toutes les ressources de l’esprit et du cœur. C’est de Paris que s’élève une immense, une irrésistible clameur, pour réveiller une Humanité assoupie.
Honneur à vous qui nous réconciliez avec nos épreuves en nous donnant le courage de les affronter et l’espoir de les surmonter. Honneur à vous, qui voulez assumer une part de notre détresse en décidant d’associer à votre qualité de Français, la nationalité d’un Liban ensanglanté et crucifié, un Liban qui ressuscitera”.
Quant au président Jacques Chirac, le président Hélou cite cette phrase de lui “Abandonner le Liban, ce serait pour la France renier son âme”.

UN ÉCRIVAIN LYRIQUE
Nous avons beaucoup écouté, dans ces quelques lignes, parler le président Hélou; nous l’avons découvert journaliste précis et écrivain lyrique. Quels ont été ses écrivains préférés?
Dans Mélanges I, il mentionne son collègue sénégalais: “Nous avons relu pour notre enchantement des poèmes de M. Léopold Senghor (“texte de 1961, p.97), et le dramaturge libano-français Georges Schehadé (Mélanges I, p.106). Il écrit de même dans “Mémoires I”:
“J’ai reçu tout récemment, à Kaslik, une délégation de personnalités françaises. L’entretien porta sur la culture francophone en général et sur ma propre culture, en particulier. Quelqu’un me demanda quels étaient les écrivains français qui m’avaient le plus profondément marqué. Je répondis: Le romancier, le poète et savant, François Mauriac, du “Journal”, Saint Exupéry, de “Terre des hommes”, le Malraux des discours et celui des “Oraisons funèbres” et j’ajoutai avec le sourire, Maurice Leblanc. A ma grande surprise, mon choix et même celui du créateur d’Arsène Lupin, fut pleinement approuvé par mes interlocuteurs.”
Ici, se manifeste son sens de l’humour, dont il utilise les effets avec ses pairs arabes: “Une réponse qui fait rire est parfois plus éloquente que bien des notes et bien des discours” (Mémoires 1964-1965, p.92), ou bien: “la diplomatie, je serais tenté de dire qu’elle est l’art de se taire avec modération. Mais ce serait ainsi définir l’éloquence” (Mémoires I. p.149).
“Le pessimisme n’est pas un instrument de travail” (Mélanges II, p. 112). A Jacques Chancel, qui procèdera à Kaslik, dans sa maison, à une de ses célèbres “Radioscopie” (avril 1971), il déclarera: “Vous commentez mes textes d’une manière qui me console de les avoir écrits” et “il est heureux que les Français comptent beaucoup d’amis francophones pour sauvegarder la pureté de la langue”. l’ADELF en sait quelque chose!

“LA RELÈVE DES DIEUX MORTS”
Quant au style épique, on peut relever: “Des chœurs de vivants ont pris à Baalbeck, la relève des dieux morts” (Mélanges II, p.236) ou “Nous foulons à nos pieds, sans y prendre garde, les restes d’une multitude de croyances et de croyants, d’adorateurs et de dieux. Et la mer légendaire a cessé de porter les trirèmes chargées de pourpre et de vases transparents” (Où l’amour commence), ou bien, avec un accent gaullien: “Ma voix est la voix du Liban, envahi, ravagé” (discours à l’A.C.C.T., 12/12/1983).
C’est, d’ailleurs, à une séance du dictionnaire qu’il demande à être convié à l’Académie Française, lors de sa visite officielle en France (7/5/1965), comme il le rappelle dans ses “Mémoires 1964-1965” (p.125).
D’ailleurs, dans le même volume (p.11), il sait bien que “la parole et l’écrit sont ses seules armes pour défendre la juste cause du Liban, ici et à l’étranger”.
 

Grand patriote, le président Hélou aura su donner au monde, ces paroles de sagesse: “Tels que nous sommes, nous n’avons que le choix entre la fraternité et la mort” (Mélanges I, p.8) et “Aucun règlement ne serait concevable sans que le Liban soit restauré dans ses structures et ses fonctions essentielles, dans sa vocation humaine, dans son rôle international” (Mélanges II, p.43). Ecrivain, il nous aura rassuré “qu’un peuple qui crée n’est pas un peuple qui meurt” (Mélange IV, p. 253), et qu’à partir “de ce phare spirituel et culturel de la Méditerranée orientale qu’est le Liban” “les Phéniciens continueront à s’avancer sur les eaux “portant la pourpre et l’idée”. 
 
Par CHRISTIAN LOCHON

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