Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

L’ENCLOS DE CHÈVRES

Le Liban n’en peut plus. Il est épuisé à force de faire face aux méfaits de ceux qui se disent Libanais, quand bien même les racines de ces forts en gueule plongeraient dans la nuit des temps et leur présence remonterait au déluge.
Aucun pays au monde n’a été autant maltraité, écartelé, ravagé, saigné à blanc par les siens. Aucun pays n’a vu ses nationaux mettre autant d’ardeur à défigurer sa géographie que les étrangers à dénaturer son Histoire.
Où est le Liban vert chanté par les poètes et que célébrait le roi Salomon dans le Cantique des Cantiques? Où est ce coin de paradis que nous prétendons - dans notre stupide suffisance - être la Suisse de l’Orient? Pouvons-nous toujours répéter avec les poètes du zajal: “Bienheureux celui qui possède ne serait-ce qu’un enclos de chèvres au Liban”?
En cet an de grâce 1997, c’est devenu une autre histoire. L’enclos de chèvres a été bouffé avec le reste et si la “bien-aimée” chantée par Salomon devait venir aujourd’hui du Liban, elle se romprait le cou dans les carrières qui polluent jusqu’à nos insomnies.
A quoi, à quel complexe, à quelle psychose, à quelle perversion mentale doit-on attribuer la vindicte qu’exerce le Libanais contre cet environnement qui constitue son héritage? Un psychiatre a expliqué que le Libanais était un individualiste forcené. Qu’aucune cause ne le touchait s’il n’était pas lui-même concerné et que rien au monde ne pouvait le mobiliser à part son intérêt personnel et, peut-être, la fibre du fanatisme quand les chefs de file en jouent en virtuoses. Le Amid du Bloc National, M. Raymond Eddé me disait, un jour: “Le patriotisme du Libanais s’arrête au seuil de sa maison”. Aujourd’hui, il ne s’arrête plus qu’au bord des lèvres, comme la nausée.
Faut-il évoquer les monstrueuses carrières qui ont éventré des plaines jadis verdoyantes, éviscéré la montagne, déraciné des forêts entières de chênes et de pins, répandu sur les maigres bouquets d’arbres qui restent encore debout un linceul de poussière gluante, dénaturé des monuments historiques, détruit des sites naturels et transformé le paysage en un spectacle répugnant d’indécence?
Faut-il parler de la mer - une des plus belles du monde - polluée jusqu’aux fonds marins et où l’on y trouve de tout sauf des poissons? Faut-il parler des ordures ménagères et autres qui submergent les trottoirs et montent à l’assaut des immeubles, couvrant la ville de relents pestilentiels?
Faut-il remettre, une fois de plus, sur le tapis les déchets qu’exportent vers nous des pays soi-disant amis et qu’acceptent de disséminer un peu partout des Libanais qui, moyennant finances, se fichent pas mal de polluer jusqu’à l’eau des sources que boivent nos enfants - et les leurs! - et ce, sur plusieurs générations?
Nous avons suffisamment malmené les responsables dans ces pages pour dire, aujourd’hui, que tout n’est pas de la faute du gouvernement. Le ministre de l’Environne-ment - sauf quand on le pousse au créneau pour défendre les prises de position de M. Walid Joumblatt, vassalité oblige! - est un homme de bonne volonté, valable et conscient de ses responsabilités. Il fait ce qu’il peut. Malheureusement, il ne peut pas beaucoup, faute de moyens. Et ces moyens lui sont refusés, sous prétexte que les caisses de l’Etat sont à sec et qu’il ne saurait se mettre à nettoyer les écuries quand le feu est à la maison.
En fait, dans ce domaine, en particulier, c’est autant aux Libanais eux-mêmes qu’au gouvernement d’agir, de se constituer en ligues de défense, de descendre dans la rue, d’interdire aux prédateurs l’accès de leurs terres, de leurs sites, de leurs vallées, de leurs forêts, de leurs régions, quels que soient ces prédateurs, leurs complices, ceux qui les commanditent, ceux qui les protègent, même si cette lie d’humanité possède un permis du mohafez ou d’on ne sait quel fonctionnaire pourri.
Le feu est à la maison, sans doute. Mais l’environnement c’est, aussi, la maison. C’est ce qui fait qu’une maison reste un foyer. Mais, hélas! au train où vont les choses, bientôt ce pays sera désertifié. Et quand il ne restera plus que du gravier et du sable pour les promo-teurs, nos valeureux compatriotes entrepren-dront de le vendre au kilo. 

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