Quelle
que puisse être la prochaine phase de la crise provisoirement résolue
entre l’Irak et les Etats-Unis, on peut déjà faire un constat
d’une extrême gravité: tout se passe comme si la diplomatie
américaine n’intervenait en Proche-Orient que pour contribuer, avec
souvent les meilleures intentions du monde, à y produire le trouble
et l’instabilité.
Il en est ainsi depuis que, dans les années 50, l’Amérique
a pris la succession de la Grande-Bretagne dans cette région du
monde. Les conseillers de la Maison-Blanche ne dressent-ils donc jamais
le bilan de la politique orientale de l’Amérique?
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Sans prétendre faire ce bilan, il n’est pas inutile de rappeler
quelques faits historiques.
En 1952, lorsque Nasser a pris le pouvoir en Egypte, l’Amérique
jouait le rôle de parrain de l’opération. Mais très
vite, Nasser s’est posé en nationaliste soucieux de son indépendance.
L’Amérique lui ayant refusé brutalement le financement
du haut barrage d’Assouan, il a riposté par la nationalisation du
canal de Suez. Ce fut, alors, l’agression israélienne de 1956 contre
le Canal. Les événements se sont enchaînés,
depuis lors, à un rythme accéléré gagnant de
proche en proche tous les pays de la région, aidés par le
recours à l’Union soviétique qui faisait son entrée
ouvertement sur la scène dès 1955 à la suite du refus
des Etats-Unis de fournir des armes à la Syrie et à l’Egypte.
Guerres et coups d’Etat se sont succédé bouleversant l’équilibre
régional, mettant au premier plan la lutte d’influence entre l’URSS
et l’Occident, faisant d’Israël le bastion avancé de l’Amérique.
La chute du chah d’Iran, principal allié de l’Amérique, devait
donner une nouvelle orientation aux mouvements populaires: des nationalistes
laïcs, inspirés du XIXème siècle européen,
ils devenaient religieux. L’exemple le plus frappant est celui de l’Afghanistan
où la guérilla, encouragée et armée par les
alliés asiatiques de l’Amérique pour lutter contre le régime
communiste, n’a pas fini de ruiner ce pays et de fournir des combattants
à diverses organisations un peu partout, jusqu’en Algérie.
Le Liban lui-même n’a pas échappé à cette tendance.
Depuis cinquante ans, tous les résultats sont à l’opposé
des objectifs poursuivis ou, du moins, officiellement affichés par
la diplomatie américaine.
Il y avait un moyen de stopper cette dégradation, ou même
de l’empêcher de se produire: réaliser la paix arabo-israélienne,
dès 1950 dans le cadre défini par les résolutions
des Nations Unies et les accords d’armistice. Tous les efforts tentés
durant cinquante ans dans ce sens ont été mis en échec
par les gouvernements successifs d’Israël plus soucieux d’impliquer
l’Amérique dans sa défense que de respecter la loi internationale,
forçant, ainsi, la diplomatie américaine à ne rechercher
des solutions que dans des formules de pactes militaires dirigés
contre l’URSS, ignorant les véritables aspirations des pays arabes
et leurs revendications.
Cette politique était condamnée à l’échec.
Et les échecs se sont succédé semant partout troubles
et instabilité.
Fermeture du canal de Suez, pacte de Bagdad, union syro-égyptienne
bientôt rompue, union irako-jordanienne vouée au même
échec, renversement de la monarchie à Bagdad, menaces contre
le hachémite d’Amman, guerre du Yémen, guerre de 1967, radicalisation
du combat palestinien, “septembre noir” en Jordanie, exode des fidayines
vers le Liban, guerres civiles au Liban, agression d’Israël contre
le Liban en 1978 et en 1982... et ce n’est pas tout et ce n’est pas fini.
Chacune de ces phases de l’Histoire troublée des cinquante
dernières années est marquée par une intervention
américaine (soit militaire, soit diplomatique sous forme de médiation
ou de regroupement de défense). Intervention suivie d’échec,
parce qu’à aucun moment la diplomatie américaine n’a su aller
jusqu’au bout de sa volonté proclamée de traiter le vrai
problème: le conflit de Palestine.
Aujourd’hui encore, en prenant pour cible l’Irak et Saddam Hussein,
elle relègue au second plan le rôle qu’elle s’était
de nouveau assigné en 1991: celui de parrain de la paix.
Les réactions populaires contre sa politique vis-à-vis
de l’Irak qui gagnent, de proche en proche, tous les pays arabes, jusqu’en
Jordanie où le roi Hussein sent le besoin de dire publiquement qu’il
éprouve des craintes pour son régime et pour l’avenir même
de son pays, suffiront-elles à ouvrir, enfin, les yeux de M. Clinton?
A-t-il entendu l’avertissement d’un autre parmi les amis de l’Amérique,
le président égyptien Husni Moubarak qui redoute qu’une action
militaire en Irak provoque la déstabilisation de plusieurs gouvernements
arabes? A-t-il entendu la mise en garde du président des Emirats
Unis, ces Etats du Golfe qu’on a tellement effrayés avec l’armement
de l’Irak? A-t-il compris le sens du refus de l’Arabie séoudite
de se prêter à son jeu?
A-t-il noté cet aveu de son allié britannique que Londres
a fourni, à l’Irak, jusqu’en 1996, des tonnes de matières
pouvant servir à fabriquer des armes bactériologiques?
Qui est responsable? Qui est juge?
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Le plus étrange, le plus inquiétant dans cette nouvelle
crise, c’est le comportement de l’Amérique au sein même de
l’ONU.
M. Clinton prétend être seul juge des résultats
de la mission de paix du secrétaire général des Nations
Unies à Bagdad. M. Kofi Annan est mandaté par les quinze
membres du Conseil de Sécurité. Mais c’est l’Américain
qui veut pouvoir être seul juge des résultats de sa mission.
Au nom de quoi? Au nom des “intérêts nationaux des Etats-Unis”,
c’est Mme Albright qui l’a révélé à la fin
de la semaine dernière. Quels sont ces “intérêts nationaux”?...
On croyait jusqu’à présent que le conflit était
entre l’ONU et l’Irak. M. Clinton s’est longtemps évertué
à expliquer que l’Amérique n’était que le bras armé
de l’ONU. Mais dès que celle-ci tente une démarche de conciliation
à Bagdad, forçant ainsi la main à Washington, la Maison-Blanche
se hâte de faire savoir que M. Clinton ne tiendra compte que de ses
propres évaluations sans considération pour ses quatorze
partenaires du Conseil de Sécurité.
Sur l’écran de télévision d’une chaîne européenne,
on a vu, pendant plusieurs jours, une image significative pour annoncer
la rubrique consacrée à la crise irakienne: la tête
de Clinton de profil faisant face au profil de Saddam Hussein, comme s’il
s’agissait d’un duel personnel.
C’est, effectivement, l’impression que chacun éprouve. Cependant,
la réussite de la mission de M. Annan, saluée par le monde
entier, vient de redonner à l’ONU son rôle, jusqu’ici confisqué
par l’Amérique. Mais pour combien de temps? Le conflit de Palestine
est, à cet égard, le prochain test. Depuis cinquante ans,
on essaie de le contourner; il revient immanquablement à l’avant-scène. |
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