Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

NOUS SOMMES TOUS EN DANGER

Il y a quelque chose de pathétique dans le spectacle de ces trois personnages - rescapés d’une troïka tétraplégique - se faufilant l’oreille basse, en rasant les murs, à Lattaquieh, pour supplier le président Assad de gouverner à leur place. Choquant, sans doute, humiliant aussi. Mais ce n’est là que l’aveu public d’une réalité que chacun d’entre eux s’ingéniait jusqu’à présent à nier. 
Rendez à César... et César leur a ta-pé sur les doigts. Arrêtez les décla-rations stupides, tenez-vous tranquil-les et fichez-nous la paix. Le temps venu, nous vous donnerons le pré-sident que vous méritez. En atten-dant, cessez de vous battre comme des chiffonniers. Notre patience est épuisée, ainsi que la collection de bonnets d’âne que nous tenions en stock à votre intention. 
Nous savions tous que nous n’avions pas la moindre chance de choisir nous-mêmes notre président. Nous savions que la 425 était chose trop importante pour être dans nos cordes. Nous savions, depuis longtemps, que notre politique étrangère n’était plus dirigée à partir du palais Bustros. Nous savions que les votes du parlement sont dûment orientés. Alors, pourquoi, dans ce cas, ne pas travailler à notre niveau, c’est-à-dire à pied d’égalité avec Sukleen? 
Je doute que le patriarche, le mufti, les hariristes et leurs tambours se sentent menacés dans leur sécurité si l’on débarrassait le pays de ses ordures. Je ne pense pas - sans être un uléma ou un théologien - que cela puisse porter atteinte à l’une ou à l’autre des religions célestes, ni à leurs livres saints. Je ne crois pas, non plus, qu’il faille galoper jusqu’à Damas pour en obtenir l’autorisation. Alors, pourquoi ne pas faire le ménage du côté des dépotoirs qui empoisonnent l’atmosphère, tuent les gens et défigurent le pays? 
Nous convenons volontiers que s’occuper des ordures n’a rien de reluisant. Qu’il vaut mieux entrer dans l’Histoire comme bâtisseur que comme éboueur. Et c’est cela qu’ambitionne notre Premier ministre, être le baron Haussmann du Liban. Dans ce but, on s’endette et on construit: des autostrades, des aéroports, une huitième merveille au centre-ville, des cités sportives et une ardoise de 17 milliards de dollars, dont nous n’avons pas le premier cent. C’est très joli et nous en sommes fiers, mais faudrait-il encore que quelqu’un reste vivant ou en bonne santé, dans ce pays, pour en profiter. Vu au train où va la pollution, c’est pour le moins problématique. 
Ainsi, l’usine de compostage (depuis que je sais ce que ce mot désigne, j’ai des haut-le-cœur chaque fois que l’on prononce devant moi le mot de compote) de la Quarantaine et les relents pestilentiels qui s’en dégagent et que respirent à pleins poumons les habitants d’Achrafieh et d’ailleurs, sont en train d’empoisonner jusqu’aux végétaux depuis Jal el-Dib jusqu’à Sodeco. L’infortuné ministre de l’Environnement se fait traiter de tous les noms d’oiseaux, chaque fois qu’il réclame une livre de crédit en plus des maigres subsides qu’on lui alloue. Les grosses galettes on les garde pour les ministères-clé comme la Dé-fense, l’Intérieur (bien qu’on prétende ne pas avoir de l’argent pour améliorer l’état des pri-sons), le CDS, le Conseil du Sud, le ministère de l’Hygiène et de la Santé publique... 
A propos de santé publique et à en croire certaines statistiques, une personne respire plus de 30.000 fois par jour, 30.000 goulées d’air pollué, vicié principalement par les émanations d’hydrocarbures et de plomb. Le mal ainsi occasionné à la population couvre un large éventail d’affections des systèmes respiratoires et nerveux, du foie, des reins, du cerveau. Elles peuvent causer, aussi chez les plus jeunes, un ralentissement de la croissance et de l’intelligence, sans compter le danger d’avortement pour les femmes enceintes et de certaines anomalies chez les nouveau-nés. 
Tout cela coûte plus de 200 millions de dollars chaque année. Sans oublier ceux qui, à défaut d’émarger au budget de l’Hygiène, d’être couverts par la sécurité sociale ou par une assurance-maladie s’en vont mourir, faute de soins, à la porte des hôpitaux. 
Les responsables nient tout en bloc. Ils ne voient dans ceux qui tentent de les alerter que des agents de l’ennemi et au mieux des alarmistes et des mouches du coche. Quant aux écologistes, ils sont carrément traités de fous à lier. 
Des fous, le sont-ils? C’est bien possible, dans la mesure où la folie ici n’est pas une incapacité à voir le monde tel qu’il est, mais une surcapacité à le voir dans sa plus dérangeante réalité.

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