Rencontre avec le Premier ministre de la république auto-proclamée du Karabagh
LEONARD PETROSSIAN:
 “Le génocide de 1915 n’a pas pris fin... Nous vivons encore un génocide blanc”

 
LEONARD PETROSSIAN
M. Léonard Pétrossian relisant le “Spécial Karabagh” 
de “La Revue du Liban”.
 

 
 

De tout temps, les hommes ont été victimes de la barbarie d’autres hommes... 
Sous le silence et l’accord plus ou moins tacite des grandes nations, les individus ont et continuent à décimer des populations entières. 
Les mécanismes qui les poussent à perpétrer les génocides sont diverses. Le sang a vite fait de se trouver un justificatif! 
On tue encore aujourd’hui sous l’œil indifférent des sociétés et les intérêts diplomatiques relèguent dans l’oubli les pires atrocités. 
Les Arméniens où qu’ils soient dans le monde, se sont adaptés aux cultures locales et n’ont aucune leçon de  tolérance à recevoir de personne. 
Ils cohabitent en minoritaires disséminés aux quatre coins du globe et entretiennent les meilleures relations avec toutes sortes de confessions. 
Le mois d’avril reste pour eux le mois de la Mémoire marquée au fer rouge qui leur a donné cette soif de vivre, cette énergie à dépasser la mort... 
Les communautés arméniennes du Liban et de l’univers commémorent en ce jour du 24 avril leur million de morts et continuent, après 83 ans, à réclamer la reconnaissance, par les autorités turques, de l’une des plus tragiques zones d’ombre de l’Histoire contemporaine. 
Chercheurs, hommes politiques, philosophes, historiens ont déjà fourni des preuves irréfutables de la tragédie arménienne. 
Mais les démocraties qui prêchent sans honte les droits de l’homme laissent sombrer dans l’oubli ces pages sombres de l’Histoire de tout un peuple. 
Comme l’écrit Vahakn Dadrian dans son ouvrage: “Histoire du génocide arménien”: “En créant un précédent historique, on assiste à la répétition compulsive du crime en l’absence de toutes poursuites pénales ou de sanctions. Il existe une dynamique de l’impunité”. 

LES AUTEURS DU GÉNOCIDE, IMPUNIS 
Les auteurs du génocide arménien restent, jusqu’à ce jour, impunis. 
24 avril 1915... L’Empire ottoman allié à des puissances centrales donnait l’ordre, après divers massacres perpétrés à Constantinople et dans d’autres villes de l’empire, la déportation systématique des Arméniens. 
L’Histoire hélas, a connu d’autres génocides... 
La diaspora arménienne de ce siècle continue à porter et à défendre la Mémoire face à la négation qui prend une ampleur étonnante en cette fin de siècle. Les Arméniens en viennent à se demander que vaut l’universalité d’un crime contre l’Humanité quand celle-ci est réduite à un seul peuple. 
Tout génocide est une preuve indicible et c’est pourquoi son explication ne souffre pas l’erreur. 
Mais le peuple arménien n’a jamais baissé les bras, ce qui amenait le 18 juin 1987 le parlement européen à voter une résolution reconnaissant le Génocide, tandis que d’autres Etats cautionnant la campagne négationniste orchestrée par la Turquie refusaient aux Arméniens le droit le plus élémentaire à la Mémoire. 

DERRIÈRE LE CONFLIT DU KARABAGH: LE POIDS DE L’HISTOIRE 

De même, on ne pourrait comprendre les événements du Caucase et les revendications des “Karabaghtzis” au droit à l’autodétermination et à l’indépendance, puisque derrière ce conflit se profile le poids de l’Histoire: le Génocide arménien. 
Si on faisait une seule seconde abstraction de cette donne, on ne pourrait comprendre la lutte du Karabagh et de ceux qui défendent, au prix de leur sang, leur Cause sacrée, à qui on demande, purement et simplement, de se mettre à nouveau sous la tutelle d’un Etat pan-turc, un Azerbaïdjan entaché du sang des pogroms de Sumgaït... 
Le Karabagh a su s’imposer à l’Azerbaïdjan et n’entend pas perdre ce que ses fils ont conquis au prix de leur vie dans cette guerre, faisant face aux grandes nations “grisées” par l’odeur du pétrole de la Caspienne. 
L’Histoire est un éternel recommencement et on garde encore en mémoire cette phrase de Winston Churchill à propos du Traité de Lausanne qui entérinait, au profit de la Turquie l’extermination des Arméniens: “Le sang des Arméniens a pesé moins lourd que le pétrole de Bakou...” 
Un précédent historique qui permet à l’Azerbaïdjan d’espérer un renversement de la situation à son profit. 
Un parallèle s’impose de fait. 
Jusqu’où certains Etats pousseront l’indifférence, oublieux de tout sens moral? 

CYNISME DE L’UNESCO  

Nul doute que si la Turquie avait reconnu les faits, la question du Karabagh ne se serait pas posée dans les mêmes termes... 
Poussant encore plus loin le cynisme, l’Unesco veut commémorer le 700ème anniversaire de l’Empire ottoman... 
La dynamique de l’impunité continue face à un monde peu soucieux de morale, pendant que tous les Arméniens réclament justice afin que les forces de la civilisation l’emportent sur le legs de la barbarie. 
“La Revue du Liban” a rencontré lors de la visite, dans notre capitale, d’une délégation venue de la République auto-proclamée du Haut-Karabagh avec à sa tête le Premier ministre, M. Léonard Pétrossian, qui a bien voulu nous accorder cet entretien exclusif. S’exprimant sans détour au sujet des derniers événements, concernant cette région du monde. Il a établi un parallèle entre le génocide de 1915 et le “génocide blanc” que vit encore le Karabagh et affirmé que c’est, justement, pour “enrayer le processus d’holocauste” que son peuple s’est insurgé... C’était il y a 10 ans. C’est encore aujourd’hui. 
“PAS QUESTION DE RÉINTÉGRER LE GIRON  AZÉRI APRÈS TOUT CE QUE NOUS AVONS “ENDURÉ” 
RDL : - Quel est le but de votre visite au Liban? 
Léonard Pétrossian: “Nous sommes venus au Liban avec un peu de retard. Ceci était dû au déroulement des élections présidentielles en Arménie. 
“Nous sommes, aujourd’hui, dans votre pays pour participer aux côtés de la communauté arménienne aux festivités marquant le 10ème anniversaire de l’Indépendance de la République du Haut-Karabagh. 
“Nous nous sommes déjà réunis avec le président de l’Assemblée nationale, M. Nabih Berri et le vice-président du Conseil, M. Michel Murr. Il est, également, prévu d’autres rencontres.  
“Nous allons nous réunir avec les représentants des trois partis politiques arméniens, les chefs religieux catholique et protestant de la communauté.” 
RDL: - Votre présence servira à renforcer encore plus les liens existant entre la Diaspora et le Karabagh. 
L.P.: “En 1988, quand a eu lieu le réveil nationaliste, nos liens avec la Diaspora étaient très suivis et se sont renforcés depuis. Durant ces dix ans, il y a eu certains changements sur le terrain. Malgré cela, les membres de la communauté arménienne, où qu’ils se trouvent dans le monde, se sont toujours rangés à nos côtés, nous aidant moralement et financièrement. 
“Il est temps, aujourd’hui, de donner une nouvelle dynamique aux liens qui nous unissent; tous nos efforts devront tendre en ce sens. Nous devons canaliser toute notre énergie à la consolidation de la souveraineté de l’Etat du Karabagh.” 

“SITUATION AMBIGUË” 
RDL: - Quelle action avez-vous entrepris jusqu’à présent à cette fin? 
L.P.: “Du fait même que la France, les Etats-Unis et la Russie sont concernés par notre cause, cela prouve que ces puissances sont conscientes de notre existence. 
“Dès 1988, nous nous sommes adressé à tous les Etats, afin qu’ils reconnaissent notre indépendance. Mais ce processus exige un certain temps. En même temps, ces mêmes Etats considèrent comme protagonistes l’Azerbaïdjan et le Karabagh et c’est là que réside l’ambiguïté de la situation. Les dirigeants de notre pays pensent que la partie adverse devrait entamer des pourparlers directs avec nous, afin de définir les compromis. C’est ce que nous réclamons. Mais l’Azerbaïdjan cherche à entraîner la République d’Arménie dans le conflit. 
“Il est impossible que le problème soit résolu à travers les grandes puissances qui ne jouent, en fait, que le rôle de médiateurs et ne sont pas partie prenante dans la lutte qui nous oppose aux Azéris. 
“Il faut dire, aussi, que tous les Etats ayant lutté pour leur indépendance et leur autonomie n’y sont pas arrivés du jour au lendemain. Ce n’est pas en une décennie que la reconnaissance de statut d’un pays pourra se décider.” 

“LUTTE DE LIBÉRATION NATIONALE” 
RDL: - Ne craignez-vous pas que le pétrole de Bakou enivre les grandes puissances? 
L.P.: “Nous n’avons pas peur, mais cela nous inquiète. Il n’y a pas que les ressources pétrolières qui font la richesse des pays. 
“A notre point de vue, l’Azerbaïdjan peut avoir du pétrole, mais les “Karabaghtzis” ne sont pas prêts à céder face à cette pression. 
“Ce que nous voulons affirmer, c’est que la lutte commencée il y a dix ans continue encore aujourd’hui. Je ne parle pas de lutte armée à proprement parler; je fais plutôt allusion à la lutte de libération nationale. 
“Nous ne sommes pas pour un bras de fer armé et sommes prêts à négocier autour d’une table. Nous ne voulons qu’un Karabagh indépendant où tous les Arméniens vivraient en paix et en toute sécurité. 
“Si la partie azerbaïdjanaise accordait des concessions, nous serions éventuellement prêts à quelques compromis. Nous n’accepterons jamais à faire des concessions unilatérales.” 
RDL: - Est-il possible de maintenir, éternellement, ce statu quo, l’état de ni guerre, ni paix? 
L.P.: “Cette situation peut encore durer... Il est impératif à ce que l’opinion mondiale s’implique encore plus efficacement dans la recherche d’une solution. Nous n’avons pas l’impression, actuellement, que ceci se fera dans un proche avenir.” 

“NOUS NE SOMMES PAS DES AVENTURIERS” 
RDL: - L’ancien président de la République d’Arménie avait déclaré au sujet du conflit du Karabagh: “La voie de l’aventure mène à coup sûr à la défaite. Nous avons déjà une fois perdu l’Arménie occidentale et, aussi, la moitié de l’Arménie orientale en réclamant les territoires visés par le traité de Sèvres. Le rejet de tout compromis mènera à la destruction finale du Karabagh?” 
L.P.: “La déclaration de M. Ter Pétrossian n’engage que sa personne. Nous ne sommes pas des aventuriers et ne cherchons certainement pas l’aventure comme il le prétendait. Nous nous trouvons à une étape où se décide le sort des habitants du Karabagh. 
“Nous affirmons, clairement, que notre pays ne pourra se soumettre à l’Azerbaïdjan. Nous vivons notre indépendance depuis dix ans, loin de toute tutelle azérie. Nos soldats avaient dix ans lorsqu’a débuté le mouvement de l’Indépendance; aujourd’hui, ces mêmes soldats n’ayant jamais connu le joug des Azéris, n’admettraient pas un retour dans le giron azerbaïdjanais. 
“Deuxièmement, nous ne pouvons plus nous permettre d’être isolés au sein du territoire azerbaïdjanais. Nous devons être maîtres de notre terre et limitrophes de notre mère-patrie, l’Arménie. C’est seulement par ce moyen que nous arriverons à garantir la sécurité de notre peuple. 
“Les garants de notre bien-être devraient être certainement les instances internationales et, en premier lieu, les autorités arméniennes. 
“Admettons qu’il y ait eu signature d’un accord de paix et qu’un conflit éclatait pour une raison ou une autre, l’Arménie devrait intervenir en attendant que le Conseil de Sécurité se mette en branle. 
“L’opinion mondiale devrait accepter cette évidence et l’armée arménienne être autorisée, en pareil cas, à intervenir sur notre territoire. Nous ne pratiquons pas une politique expansionniste et ne cherchons qu’à préserver nos frontières actuelles pour y vivre en paix. Il est indispensable que la reconnaissance du statut du Karabagh aille de pair avec sa sécurité. 
“Le président M. Arkady Ghougassian se dit prêt à négocier M. Kotcharian, président de l’Arménie aussi... Ce que refuse l’Azerbaïdjan.” 

“L’APPROCHE HISTORIQUE NOUS INTÉRESSE” 
RDL: - A votre avis, l’actuel président de l’Arménie qui fut, rappelons-le, président du Karabagh dans un premier temps, maintiendra-t-il sa position dure vis-à-vis de la Turquie, la mettant devant la reconnaissance du Génocide, de l’abrogation du traité de Kars et des revendications territoriales des Arméniens? Pensez-vous que la Turquie et l’Azerbaïdjan seraient prêts à accorder plus de concessions sur la question du Karabagh? 
L.P.: “J’espère que vous aurez l’occasion de poser, personnellement, la première partie de votre question au président arménien lui-même. Mais la Turquie et l’Azerbaïdjan tergiversent sur les faits historiques. Quand il s’agit du Karabagh, ils ne tiennent pas compte de la situation  actuelle et du fait que le Mouvement de 1988 appartient, déjà, à l’Histoire. Par contre, ils refusent lorsqu’il s’agit d’événements plus anciens de se prononcer sur l’Histoire. 
“L’approche historique nous intéresse particulièrement. Nous ne voudrions pas prendre comme point de départ 1988, mais plutôt 1920 et si nous poussons encore plus, nous devrions remonter jusqu’au IVème siècle, à l’époque de la Grande Arménie. 
“Notre jeunesse depuis 1988 a été éduquée dans le cadre d’une nouvelle approche de l’Histoire et connaît, parfaitement, notre lutte pour la libération de notre territoire... 
“Nous pouvons trouver des arguments juridiques et politiques dans la Constitution soviétique pour justifier notre demande d’indépendance... Mais on cherche à nous imposer une décision politique que nous jugeons irréalisable.” 
RDL: - Vous vous trouvez au Liban à un moment où la communauté arménienne se prépare à commémorer le Génocide. Est-ce le fait d’un hasard ou un “timing” voulu? 
L.P.: “Le Génocide n’a pas pris fin en 1915. Il a atteint son paroxysme à cette date précise et suite à ces événements, plus d’un million de personnes ont péri. 
“Mais le Génocide s’est poursuivi... Laissez-moi vous citer, par exemple, les sanglants événements de Chouchi en 1920 et, plus récemment, les pogroms de Sumgaït... Quand nous parlons de génocide, nous prenons souvent, en considération l’extermination physique de notre Nation, en oubliant le génocide blanc qui se perpétue jusqu’à ce jour. 
“Nous sommes hélas encore dans ce processus et si le peuple du Karabagh s’est soulevé c’est, précisément, pour essayer d’éradiquer ce processus...” 

 
 

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