LEONARD PETROSSIAN
M. Léonard Pétrossian relisant le “Spécial
Karabagh”
de “La Revue du Liban”.
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De tout temps, les
hommes ont été victimes de la barbarie d’autres hommes...
Sous le silence et l’accord plus ou moins tacite des grandes nations,
les individus ont et continuent à décimer des populations
entières.
Les mécanismes qui les poussent à perpétrer les
génocides sont diverses. Le sang a vite fait de se trouver un justificatif!
On tue encore aujourd’hui sous l’œil indifférent des sociétés
et les intérêts diplomatiques relèguent dans l’oubli
les pires atrocités.
Les Arméniens où qu’ils soient dans le monde, se sont
adaptés aux cultures locales et n’ont aucune leçon de
tolérance à recevoir de personne.
Ils cohabitent en minoritaires disséminés aux quatre
coins du globe et entretiennent les meilleures relations avec toutes sortes
de confessions.
Le mois d’avril reste pour eux le mois de la Mémoire marquée
au fer rouge qui leur a donné cette soif de vivre, cette énergie
à dépasser la mort...
Les communautés arméniennes du Liban et de l’univers
commémorent en ce jour du 24 avril leur million de morts et continuent,
après 83 ans, à réclamer la reconnaissance, par les
autorités turques, de l’une des plus tragiques zones d’ombre de
l’Histoire contemporaine.
Chercheurs, hommes politiques, philosophes, historiens ont déjà
fourni des preuves irréfutables de la tragédie arménienne.
Mais les démocraties qui prêchent sans honte les droits
de l’homme laissent sombrer dans l’oubli ces pages sombres de l’Histoire
de tout un peuple.
Comme l’écrit Vahakn Dadrian dans son ouvrage: “Histoire du
génocide arménien”: “En créant un précédent
historique, on assiste à la répétition compulsive
du crime en l’absence de toutes poursuites pénales ou de sanctions.
Il existe une dynamique de l’impunité”.
LES AUTEURS DU GÉNOCIDE, IMPUNIS
Les auteurs du génocide arménien restent, jusqu’à
ce jour, impunis.
24 avril 1915... L’Empire ottoman allié à des puissances
centrales donnait l’ordre, après divers massacres perpétrés
à Constantinople et dans d’autres villes de l’empire, la déportation
systématique des Arméniens.
L’Histoire hélas, a connu d’autres génocides...
La diaspora arménienne de ce siècle continue à
porter et à défendre la Mémoire face à la négation
qui prend une ampleur étonnante en cette fin de siècle. Les
Arméniens en viennent à se demander que vaut l’universalité
d’un crime contre l’Humanité quand celle-ci est réduite à
un seul peuple.
Tout génocide est une preuve indicible et c’est pourquoi son
explication ne souffre pas l’erreur.
Mais le peuple arménien n’a jamais baissé les bras, ce
qui amenait le 18 juin 1987 le parlement européen à voter
une résolution reconnaissant le Génocide, tandis que d’autres
Etats cautionnant la campagne négationniste orchestrée par
la Turquie refusaient aux Arméniens le droit le plus élémentaire
à la Mémoire.
DERRIÈRE LE CONFLIT DU KARABAGH: LE
POIDS DE L’HISTOIRE
De même, on ne pourrait comprendre les événements
du Caucase et les revendications des “Karabaghtzis” au droit à l’autodétermination
et à l’indépendance, puisque derrière ce conflit se
profile le poids de l’Histoire: le Génocide arménien.
Si on faisait une seule seconde abstraction de cette donne, on ne pourrait
comprendre la lutte du Karabagh et de ceux qui défendent, au prix
de leur sang, leur Cause sacrée, à qui on demande, purement
et simplement, de se mettre à nouveau sous la tutelle d’un Etat
pan-turc, un Azerbaïdjan entaché du sang des pogroms de Sumgaït...
Le Karabagh a su s’imposer à l’Azerbaïdjan et n’entend
pas perdre ce que ses fils ont conquis au prix de leur vie dans cette guerre,
faisant face aux grandes nations “grisées” par l’odeur du pétrole
de la Caspienne.
L’Histoire est un éternel recommencement et on garde encore
en mémoire cette phrase de Winston Churchill à propos du
Traité de Lausanne qui entérinait, au profit de la Turquie
l’extermination des Arméniens: “Le sang des Arméniens a pesé
moins lourd que le pétrole de Bakou...”
Un précédent historique qui permet à l’Azerbaïdjan
d’espérer un renversement de la situation à son profit.
Un parallèle s’impose de fait.
Jusqu’où certains Etats pousseront l’indifférence, oublieux
de tout sens moral?
CYNISME DE L’UNESCO
Nul doute que si la Turquie avait reconnu les faits, la question du
Karabagh ne se serait pas posée dans les mêmes termes...
Poussant encore plus loin le cynisme, l’Unesco veut commémorer
le 700ème anniversaire de l’Empire ottoman...
La dynamique de l’impunité continue face à un monde peu
soucieux de morale, pendant que tous les Arméniens réclament
justice afin que les forces de la civilisation l’emportent sur le legs
de la barbarie.
“La Revue du Liban” a rencontré lors de la visite, dans notre
capitale, d’une délégation venue de la République
auto-proclamée du Haut-Karabagh avec à sa tête le Premier
ministre, M. Léonard Pétrossian, qui a bien voulu nous accorder
cet entretien exclusif. S’exprimant sans détour au sujet des derniers
événements, concernant cette région du monde. Il a
établi un parallèle entre le génocide de 1915 et le
“génocide blanc” que vit encore le Karabagh et affirmé que
c’est, justement, pour “enrayer le processus d’holocauste” que son peuple
s’est insurgé... C’était il y a 10 ans. C’est encore aujourd’hui.
“PAS QUESTION DE RÉINTÉGRER
LE GIRON AZÉRI APRÈS TOUT CE QUE NOUS AVONS “ENDURÉ”
RDL : - Quel est le but de votre visite au Liban?
Léonard Pétrossian: “Nous sommes venus au Liban
avec un peu de retard. Ceci était dû au déroulement
des élections présidentielles en Arménie.
“Nous sommes, aujourd’hui, dans votre pays pour participer aux côtés
de la communauté arménienne aux festivités marquant
le 10ème anniversaire de l’Indépendance de la République
du Haut-Karabagh.
“Nous nous sommes déjà réunis avec le président
de l’Assemblée nationale, M. Nabih Berri et le vice-président
du Conseil, M. Michel Murr. Il est, également, prévu d’autres
rencontres.
“Nous allons nous réunir avec les représentants des trois
partis politiques arméniens, les chefs religieux catholique et protestant
de la communauté.”
RDL: - Votre présence servira à renforcer encore plus
les liens existant entre la Diaspora et le Karabagh.
L.P.: “En 1988, quand a eu lieu le réveil nationaliste,
nos liens avec la Diaspora étaient très suivis et se sont
renforcés depuis. Durant ces dix ans, il y a eu certains changements
sur le terrain. Malgré cela, les membres de la communauté
arménienne, où qu’ils se trouvent dans le monde, se sont
toujours rangés à nos côtés, nous aidant moralement
et financièrement.
“Il est temps, aujourd’hui, de donner une nouvelle dynamique aux liens
qui nous unissent; tous nos efforts devront tendre en ce sens. Nous devons
canaliser toute notre énergie à la consolidation de la souveraineté
de l’Etat du Karabagh.”
“SITUATION AMBIGUË”
RDL: - Quelle action avez-vous
entrepris jusqu’à présent à cette fin?
L.P.: “Du fait même que la France, les Etats-Unis et la
Russie sont concernés par notre cause, cela prouve que ces puissances
sont conscientes de notre existence.
“Dès 1988, nous nous sommes adressé à tous les
Etats, afin qu’ils reconnaissent notre indépendance. Mais ce processus
exige un certain temps. En même temps, ces mêmes Etats considèrent
comme protagonistes l’Azerbaïdjan et le Karabagh et c’est là
que réside l’ambiguïté de la situation. Les dirigeants
de notre pays pensent que la partie adverse devrait entamer des pourparlers
directs avec nous, afin de définir les compromis. C’est ce que nous
réclamons. Mais l’Azerbaïdjan cherche à entraîner
la République d’Arménie dans le conflit.
“Il est impossible que le problème soit résolu à
travers les grandes puissances qui ne jouent, en fait, que le rôle
de médiateurs et ne sont pas partie prenante dans la lutte qui nous
oppose aux Azéris.
“Il faut dire, aussi, que tous les Etats ayant lutté pour leur
indépendance et leur autonomie n’y sont pas arrivés du jour
au lendemain. Ce n’est pas en une décennie que la reconnaissance
de statut d’un pays pourra se décider.”
“LUTTE DE LIBÉRATION NATIONALE”
RDL: - Ne craignez-vous pas que le pétrole de Bakou enivre
les grandes puissances?
L.P.: “Nous n’avons pas peur, mais cela nous inquiète.
Il n’y a pas que les ressources pétrolières qui font la richesse
des pays.
“A notre point de vue, l’Azerbaïdjan peut avoir du pétrole,
mais les “Karabaghtzis” ne sont pas prêts à céder face
à cette pression.
“Ce que nous voulons affirmer, c’est que la lutte commencée
il y a dix ans continue encore aujourd’hui. Je ne parle pas de lutte armée
à proprement parler; je fais plutôt allusion à la lutte
de libération nationale.
“Nous ne sommes pas pour un bras de fer armé et sommes prêts
à négocier autour d’une table. Nous ne voulons qu’un Karabagh
indépendant où tous les Arméniens vivraient en paix
et en toute sécurité.
“Si la partie azerbaïdjanaise accordait des concessions, nous
serions éventuellement prêts à quelques compromis.
Nous n’accepterons jamais à faire des concessions unilatérales.”
RDL: - Est-il possible de maintenir, éternellement, ce statu
quo, l’état de ni guerre, ni paix?
L.P.: “Cette situation peut encore durer... Il est impératif
à ce que l’opinion mondiale s’implique encore plus efficacement
dans la recherche d’une solution. Nous n’avons pas l’impression, actuellement,
que ceci se fera dans un proche avenir.”
“NOUS NE SOMMES PAS DES AVENTURIERS”
RDL: - L’ancien président de la République d’Arménie
avait déclaré au sujet du conflit du Karabagh: “La voie de
l’aventure mène à coup sûr à la défaite.
Nous avons déjà une fois perdu l’Arménie occidentale
et, aussi, la moitié de l’Arménie orientale en réclamant
les territoires visés par le traité de Sèvres. Le
rejet de tout compromis mènera à la destruction finale du
Karabagh?”
L.P.: “La déclaration de M. Ter Pétrossian n’engage
que sa personne. Nous ne sommes pas des aventuriers et ne cherchons certainement
pas l’aventure comme il le prétendait. Nous nous trouvons à
une étape où se décide le sort des habitants du Karabagh.
“Nous affirmons, clairement, que notre pays ne pourra se soumettre
à l’Azerbaïdjan. Nous vivons notre indépendance depuis
dix ans, loin de toute tutelle azérie. Nos soldats avaient dix ans
lorsqu’a débuté le mouvement de l’Indépendance; aujourd’hui,
ces mêmes soldats n’ayant jamais connu le joug des Azéris,
n’admettraient pas un retour dans le giron azerbaïdjanais.
“Deuxièmement, nous ne pouvons plus nous permettre d’être
isolés au sein du territoire azerbaïdjanais. Nous devons être
maîtres de notre terre et limitrophes de notre mère-patrie,
l’Arménie. C’est seulement par ce moyen que nous arriverons à
garantir la sécurité de notre peuple.
“Les garants de notre bien-être devraient être certainement
les instances internationales et, en premier lieu, les autorités
arméniennes.
“Admettons qu’il y ait eu signature d’un accord de paix et qu’un conflit
éclatait pour une raison ou une autre, l’Arménie devrait
intervenir en attendant que le Conseil de Sécurité se mette
en branle.
“L’opinion mondiale devrait accepter cette évidence et l’armée
arménienne être autorisée, en pareil cas, à
intervenir sur notre territoire. Nous ne pratiquons pas une politique expansionniste
et ne cherchons qu’à préserver nos frontières actuelles
pour y vivre en paix. Il est indispensable que la reconnaissance du statut
du Karabagh aille de pair avec sa sécurité.
“Le président M. Arkady Ghougassian se dit prêt à
négocier M. Kotcharian, président de l’Arménie aussi...
Ce que refuse l’Azerbaïdjan.”
“L’APPROCHE HISTORIQUE NOUS INTÉRESSE”
RDL: - A votre avis, l’actuel président de l’Arménie
qui fut, rappelons-le, président du Karabagh dans un premier temps,
maintiendra-t-il sa position dure vis-à-vis de la Turquie, la mettant
devant la reconnaissance du Génocide, de l’abrogation du traité
de Kars et des revendications territoriales des Arméniens? Pensez-vous
que la Turquie et l’Azerbaïdjan seraient prêts à accorder
plus de concessions sur la question du Karabagh?
L.P.: “J’espère que vous aurez l’occasion de poser, personnellement,
la première partie de votre question au président arménien
lui-même. Mais la Turquie et l’Azerbaïdjan tergiversent sur
les faits historiques. Quand il s’agit du Karabagh, ils ne tiennent pas
compte de la situation actuelle et du fait que le Mouvement de 1988
appartient, déjà, à l’Histoire. Par contre, ils refusent
lorsqu’il s’agit d’événements plus anciens de se prononcer
sur l’Histoire.
“L’approche historique nous intéresse particulièrement.
Nous ne voudrions pas prendre comme point de départ 1988, mais plutôt
1920 et si nous poussons encore plus, nous devrions remonter jusqu’au IVème
siècle, à l’époque de la Grande Arménie.
“Notre jeunesse depuis 1988 a été éduquée
dans le cadre d’une nouvelle approche de l’Histoire et connaît, parfaitement,
notre lutte pour la libération de notre territoire...
“Nous pouvons trouver des arguments juridiques et politiques dans la
Constitution soviétique pour justifier notre demande d’indépendance...
Mais on cherche à nous imposer une décision politique que
nous jugeons irréalisable.”
RDL: - Vous vous trouvez au Liban à un moment où la
communauté arménienne se prépare à commémorer
le Génocide. Est-ce le fait d’un hasard ou un “timing” voulu?
L.P.: “Le Génocide n’a pas pris fin en 1915. Il a atteint
son paroxysme à cette date précise et suite à ces
événements, plus d’un million de personnes ont péri.
“Mais le Génocide s’est poursuivi... Laissez-moi vous citer,
par exemple, les sanglants événements de Chouchi en 1920
et, plus récemment, les pogroms de Sumgaït... Quand nous parlons
de génocide, nous prenons souvent, en considération l’extermination
physique de notre Nation, en oubliant le génocide blanc qui se perpétue
jusqu’à ce jour.
“Nous sommes hélas encore dans ce processus et si le peuple
du Karabagh s’est soulevé c’est, précisément, pour
essayer d’éradiquer ce processus...”
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