Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

L’HISTOIRE EN MARCHE ARRIÈRE

Qu’il fut long le chemin parcouru depuis la proclamation de l’Etat du Grand Liban, en 1920, par le général Gouraud, jusqu’à nos jours. Des étapes à marche forcée sur un terrain accidenté et miné, à travers un mandat une simili-indépendance, deux coups d’Etat, deux émeutes, deux guerres, deux républiques et enfin, à la veille du 3ème millénaire, le Liban d’aujourd’hui... Soixante-dix-huit ans d’Histoire pour en arriver là! Il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser.
Les révolutionnaires en chambre, les stratèges au petit pied, les nationalistes aux songes creux, les intellectuels bas de gamme vous expliqueront à l’envi que notre indigence morale, sociale et politique actuelle est générée par le confessionnalisme, lequel confessionna-lisme est une invention de la puissance mandataire qui voulait, par ce moyen, nous maintenir sous son joug.
Dieu merci, nous sommes trop malins pour tomber dans le piège. Il y a longtemps que nous avons corrigé la trajectoire et renié cette époque lointaine où le chef de l’Etat pouvait tout simplement ne pas être maronite, où le président du parlement était orthodoxe, ou la présidence du Conseil des ministres passait de Béchara El-Khoury à Emile Eddé, où le candidat de Bkerké à la présidence de la République était cheikh Mohamed El-Jisr, un sunnite.
Mais depuis, quel prodigieux bond en arrière! En fait, nous avons tant et si bien évolué, qu’il est devenu impensable aujourd’hui de remplacer un planton par un autre de religion ou même de rite différent. Comme il est, par exemple, hors de question de virer un fonctionnaire malhonnête, s’il ne se trouve pas un autre fonctionnaire, d’une autre religion, prêt à se faire virer. Les nominations aux Affaires étrangères ont été mises en sommeil parce que ceux qui avaient réussi aux examens d’admission appartenaient presque tous à la même religion. Le commandant de l’Armée étant maronite et celui des FSI sunnite, il a fallu inventer une Sécurité d’Etat pour en donner le commandement aux chiites.
Lequel des trois personnages qui composent la troïka ose s’opposer de front au chef spirituel de sa communauté (que pourtant il a lui-même nommé par décret), à part le président de la République qui a passé presque la totalité de son mandat en porte-à-faux avec la sienne. Autrement, lui aurait-on permis de rester?
Qu’aurait à gagner Nabih Berri s’il devenait Premier ministre, soumis aux caprices des députés, hanté par le spectre d’un vote de méfiance, alors qu’il est là installé pour quatre ans et maître absolu de jongler avec les lois? Quels avantages pourrait tirer Rafic Hariri s’il venait à régner sur Baabda (et Baabda seul), alors qu’il gouverne en roi soleil, traite les chefs d’Etat d’égal à égal, tapis rouge et hymnes nationaux compris? Quant au président de la République, son maître d’hôtel a les mains plus libres que lui. Mais même ainsi, il est douteux qu’il accepte de troquer son fauteuil contre l’un ou l’autre des deux autres présidences.
J’avais onze ans lorsque, pour remplir les formalités relatives au certificat d’études, je suis tombée pour la première fois sur le mot “rite”. Rite? Pour moi, ça pouvait être n’im-porte quoi. J’avais d’ailleurs tellement peu conscience des différences entre les religions, que j’avais formé le projet de devenir musul-mane pour pouvoir esquiver la messe de 6 heures du matin et rester au lit une demi-heure de plus, comme le faisaient nos amies mu-sulmanes sous nos regards admiratifs et envieux. Aujourd’hui, un enfant de 5 ans qui ne sait pas dire à quelle religion et à quel rite il appartient, est considéré comme une sorte d’arriéré mental.
Suppression du confessionnalisme politique... Quelle blague! Et qu’est-ce que ça veut dire politique, empirique, hémiplégique ou acroba-tique, quand ceux-là même qui n’ont que ce mot à la bouche, poussent, mus par leurs propres intérêts, à un divorce suicidaire entre les dif-férentes communautés? Aujourd’hui, le clivage entre ces  communautés est un fait de société avec lequel il faut compter. Pour en avoir un aperçu, il suffit simplement de voir combien tout ce qui réjouit les uns provoque une rage, pas toujours froide, chez les autres, et tout ce qui enthousiasme l’autre bord plonge les premiers dans le désarroi le plus total.
Le fanatisme - qui nous a déjà coûté plusieurs guerres et des massacres -  que certains s’achar-nent à attiser, soit bêtement soit sciemment, est une maladie infectieuse, dangereuse, honteuse et contagieuse. Elle menace l’existence même de ce pays, encore plus sûrement que l’occupation israélienne. Et ce n’est pas en radotant à longueur de journées sur la 425 que nous arriverons à nous débarrasser de l’une et de l’autre. . 

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