M. Farouk Abillama a été ambassadeur
du Liban en France de 1983 à 1988, à une période où
le pays des Cèdres traversait une des phases les plus difficiles
de ces vingt dernières années.
Avocat de carrière, il a occupé d’autres
hautes fonctions au sein de l’Etat; directeur général
de la Sûreté et secrétaire général
du ministère des Affaires étrangères. Personnage sympathique
d’une verve élégante ayant le sens de l’humour, profondément
attaché aux valeurs démocratiques, il ne cache pas son ambition
d’accéder à la première magistrature de l’Etat, tout
en sachant qu’il ne figure pas au nombre des candidats agréés
par
les “décideurs”. Dans le cadre de cet entretien,
il évoque sa mission
à Paris et les liens séculaires existant
entre
le Liban et la France,
renforcés par la deuxième visite officielle
du président Chirac au Liban..
M. Farouk Abillama s’entretenant avec notre
collaboratrice Nelly Hélou.
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Le président
Jacques Chirac effectue sa deuxième visite officielle au Liban,
en tant que président de la République française.
Quelle en est la signification et la portée?
“Il y a, d’abord, l’amitié que le président Chirac a
toujours vouée au Liban. Lorsque je représentais mon pays
en France, il était maire de Paris et nous vivions ici des moments
difficiles. Je n’ai jamais sollicité son aide, à l’époque,
sans qu’elle me fut accordée. Il s’agissait, bien entendu, du flux
de Libanais et Libanaises qui, fuyant la guerre, arrivaient en France,
ou d’étudiants, se trouvant sur place et qui, du jour au lendemain,
étaient privés de ressources matérielles. J’ai eu,
ainsi, l’occasion, à plusieurs reprises, de rencontrer le maire
de Paris et avec beaucoup de bienveillance, il a toujours donné
suite à toutes mes requêtes.
“Lorsque la droite française a gagné les élections
sous la présidence de Mitterrand et qu’en vertu de l’alternance,
Jacques Chirac fut nommé Premier ministre, la même sollicitude
a été donnée, de sa part, aux demandes de l’ambassade
où j’ai eu l’honneur et le privilège de le recevoir à
plusieurs reprises, en tant que maire de Paris; puis, que Premier ministre.
Il n’est pas dit que le Premier ministre de France dîne, facilement,
dans les ambassades. Evidemment, je ne représente ni les Etats-Unis,
ni le roi Fahd d’Arabie séoudite, mais un petit pays, qu’aiment
tous les Français.
“Je voudrais ici souligner, qu’avant de prendre congé et de
rentrer, définitivement, à Beyrouth, j’ai rencontré
le président Mitterrand qui m’a dit: “M. l’ambassadeur, je voudrais
vous dire que, dans le cœur de chaque Français, il y a un peu de
Liban.”
LA FRANCE VEUT JOUER UN RÔLE ACTIF AU
P.-O.
- Au-delà de l’aspect affectif, quel est l’intérêt
de cette visite?
“La France a toujours entretenu d’excellentes relations avec le monde
arabe. C’est à partir du Liban, plate-forme de la francophonie dans
la région et en vertu des relations séculaires entre nos
deux pays, que la France voudrait jouer un rôle au Proche-Orient.
D’abord, un rôle politique, que sollicitent d’elle tous les pays
arabes au niveau des négociations israélo-arabes et du processus
de paix. La France a, aussi, des intérêts économiques,
commerciaux et culturels dans la région et le président Chirac
cherche à mener son action à partir de notre pays.”
- La France est-elle en mesure de jouer le rôle qu’elle ambitionne?
“Epaulée par l’Union européenne, la France met tout son
poids pour jouer ce rôle. Mais face au gigantisme américain
qui essaye d’imposer ses points de vue aux protagonistes arabes et israéliens,
les possibilités d’action de toute autre puissance restent limitées.
“Nous sollicitons l’intervention française et européenne,
mais en face, le “géant américain” n’admet pas qu’on interfère
dans ses agissements. Quand on pense que les Etats-Unis d’Amérique,
qui clament sans arrêt leur attachement à la démocratie,
à un nouvel ordre mondial, voient cet ordre d’un œil borgne, cela
est fort malheureux. Je dis bien d’un œil borgne, car ils sont intransigeants
vis-à-vis de l’Irak, exigeant de lui d’appliquer à la lettre
les résolutions de l’ONU et ne font rien, en contrepartie, pour
obliger Israël à respecter les résolutions du Conseil
de sécurité, dont les 425 et 426 portant sur son retrait
du Liban et les accords de Madrid et d’Oslo.
“Je me demande comment cette puissance colossale joue sa crédibilité
dans le monde sur un Etat qui est à peine une fois et demi plus
grand que le Liban, n’a aucune ressource, alors qu’en face de lui, 150
millions d’Arabes possèdent toutes les ressources de cette région
du globe. Le lobby sioniste exerce tant d’influence sur Washington.”
ASSAD PROCHAINEMENT À PARIS
- Dans ce même contexte, on parle de la visite du président
syrien Hafez Assad à Paris. Que peut-on en attendre?
“J’ai lu cette information dans la presse, mais je n’en connais pas
l’objet. Il faut reconnaître que le président Assad est un
chef d’Etat arabe ayant amené, à Genève, cinq présidents
des Etats-Unis d’Amérique et un président américain
en Syrie, alors que les rois et chefs d’Etat arabes accourent à
Washington. Cela indique la dimension de l’homme, que nous l’aimons ou
pas.
“Il a l’art de faire la politique et son poids est énorme.”
RELATIONS LIBANO-FRANÇAISES STABLES
- Vous avez été ambassadeur à Paris à
une période où le Liban traversait une des phases les plus
dures de son Histoire contemporaine. Comment cela s’est-il répercuté
sur votre mission?
“Cela a été la période la plus difficile de ma
vie. Pourtant, j’ai assumé d’autres charges délicates dont
celles de directeur de la Sûreté générale de
1977 à 1982, avec toutes les difficultés que j’affrontais.
J’ai été, également, secrétaire général
des Affaires étrangères. Mais aucune des fonctions n’a été
aussi fatigante que les six années que j’ai passées à
Paris. J’ai, d’ailleurs, battu le record de longévité à
l’ambassade.
“Deux mois après mon arrivée à Paris, il y a eu
la déflagration qui a détruit l’immeuble “Drakkar” à
Beyrouth, où logeaient plus de soixante paras français, lesquels
ont été tués sur le champ.
“Je me rappelle qu’il y avait eu une prise d’arme aux Invalides et
mon fauteuil était aux côtés de celui de M. Hernu,
ministre de la Défense. En entrant dans la cour des Invalides, j’ai
entendu les insultes de l’assistance et des parents des victimes.
“Puis, il y a eu les enlèvements, d’autres officiers tués
par l’explosion de la rue de Rennes attribuée aux frères
Abdallah. J’étais à l’écoute des réactions
de l’opinion française loin d’être tendre à l’égard
du Liban. Je la comprenais et c’était pour moi un déchirement
contenu.
“Par ailleurs, non moins de cent mille Libanais avaient afflué
vers Paris et la France avec leurs problèmes. J’ai présenté
ma démission à maintes reprises et j’ai fini par quitter
l’ambassade, après avoir pris congé du gouvernement français,
malgré les injonctions du président Amine Gemayel qui me
demandait de rester à mon poste.
“En arrivant à Beyrouth, je m’attendais à être
traduit devant le Conseil de discipline. A ma surprise, je fus nommé
secrétaire général du palais Bustros.”
JE CONNAIS LA “FRANCE PROFONDE”
- Qu’avez-vous retenu de cette période difficile, concernant
les relations entre la France et le Liban?
“Même en période de crise, les relations entre nos deux
pays sont restées stables. Certes, les Français ont été
étonnés et profondément déçus par ces
attentats et enlèvements contre leurs fils venus au Liban défendre
la cause de cette patrie. Mais ceci ne pouvait ternir des siècles
d’Histoire reliant les deux pays.
“Je dois vous dire que je connais la France, pour y avoir vécu.
J’ai étudié le droit à Paris; l’une de mes deux filles
y vit et j’ai beaucoup voyagé à l’intérieur de l’Hexagone,
dans ce qu’on appelle la France profonde.
“Partout, je recevais le même accueil et aucun peuple au monde
ne manifeste ce même sentiment à l’égard du Libanais.
Je parle en connaissance de cause pour avoir voyagé un peu partout.
Quand je suis en France, je ne me sens pas à l’étranger et
ce sentiment est partagé par tous mes compatriotes. Il en est de
même pour les Français au Liban.”
CHIRAC, UN STRATÈGE
- Les visites du président Chirac et l’intérêt
qu’il porte au Liban sont-ils dus à son amitié avec notre
Premier ministre?
“La relation personnelle entre les présidents Chirac et Hariri
a certainement son impact et l’amitié entre les deux hommes remonte
à longtemps. D’aucuns disent que M. Chirac vient au Liban à
cause de M. Hariri. A supposer que cela soit vrai, M. Hariri est un Libanais
et s’il peut mettre à contribution son amitié avec le président
de la République française, il ne le fait pas pour lui-même,
mais pour son pays.”
- Comment percevez-vous, personnel-lement, le président Chirac?
“A l’ambassade à Paris, je l’ai reçu en tant que maire
et que Premier ministre. J’ai assisté à plusieurs déjeuners
et dîners à l’Hôtel de Ville et à Matignon où
il a décoré M. Hariri en 1986.
“Je peux dire que je connais bien M. Chirac plus qu’aucun autre ambassadeur.
C’est certainement un grand homme politique, un stratège portant
en lui l’héritage du général de Gaulle. C’est une
figure éminente de la politique française. Cela ne veut pas
dire qu’il en est le seul. Il y a en France une pléiade d’hommes
politiques de grande valeur et je me dois de rendre un hommage spécial
à M. Mitterrand.
“C’était un homme de culture et une grande personnalité.
Quand j’allais à l’Elysée, il m’impressionnait par sa mémoire.
“Qu’est-ce qui se passe à Basta”? me disait-il. J’avais fait une
fois une déclaration au “Figaro” et, le soir, il y avait une réception
à l’Elysée. “J’ai beaucoup aimé votre déclaration”,
m’a-t-il dit.”
- Avez-vous revu le président Chirac depuis votre retour
de Paris?
“Oui, à l’occasion de sa première visite officielle au
Liban, j’ai eu ce privilège lors du déjeuner offert par le
président Hraoui au palais de Baabda; du dîner offert par
le Premier ministre Hariri, en sa résidence, et j’ai répondu
à l’invitation du président Chirac à la réception
qu’il a donnée à la Résidence des Pins.
“M. Hariri a voulu me présenter et le président Chirac
a réagi disant: “Mais M. Abillama est un vieil ami”. Après
dix ans d’absence, cela m’a beaucoup touché.”
REGARDER LA RÉALITÉ LIBANAISE
EN FACE
- La francophonie est-elle en danger au Liban?
“Elle est en danger partout, car le courant anglo-saxon prédomine.
Mais je veux espérer qu’avec toutes les manifestations et activités
culturelles qui se font, avec l’enseignement du français comme seconde
langue et cet “empire culturel” que représentent les pères
Jésuites et l’Université Saint-Joseph, la francophonie ne
sera pas en danger chez nous. Il ne faut pas oublier que le prochain sommet
de la Francophonie se tiendra au Liban en l’an 2001.”
- Pour revenir à l’aspect politique, que peut-on attendre
de la France?
“Avec tous les Libanais, j’attends quelque chose de spécial
de la France. Non pas qu’elle envoie sa flotte, mais dans les instances
internationales et sur le plan européen, elle a un poids inégalable.”
- Que demanderiez-vous en particulier au président Chirac?
“De rester en contact avec la réalité libanaise, à
travers les rapports que l’ambassadeur de France envoie. De croire, surtout,
en cette âme des Libanais qui souffrent depuis longtemps et continuent
à le faire, indépendamment de ce qu’on va lui dire,
lui raconter, lui montrer, ou prouver.”
- Qu’apportera selon vous cette visite?
“Elle contribuera à consolider notre position au double plan
moral et international.”
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