AU GRAND DAM D'ANKARA LA FRANCE RECONNAÎT LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN

Le vendredi 29 mai 1998, des centaines d’Arméniens venus des quatre coins de France, certains brandissant le drapeau tricolore arménien, d’autres portant des calicots remerciant la France, se rassemblaient en silence devant le palais Bourbon, à Paris.
Le vendredi 29 mai, les Arméniens de la Diaspora et d’Arménie gardaient leurs yeux rivés sur l’Hexagone.
Et soudain, l’espoir pour ces millions de personnes dont le droit à la Mémoire avait été bafoué par l’Histoire.
L’espoir personnifié par un pays à la hauteur de l’image qu’elle s’est donnée de par le monde: Une patrie des droits de l’homme, du droit à la justice des peuples opprimés.
Le 29 mai 1998 restera au cœur de chaque Arménien où qu’il se trouve, la date de la dignité retrouvée.
La France aura eu le courage, l’audace d’adopter une proposition de loi reconnaissant le premier génocide de l’Histoire.
La France aura été le premier grand pays d’Europe à reconnaître le massacre de plus d’un million d’Arméniens morts dans l’exode forcé, dans les déserts de la Syrie où ils périrent par milliers.

M. Djinbachian: “Ce vote signifie que quiconque 
en France niera ce fait historique, sera poursuivi en justice...”
Aucun autre pays jusqu’à ce jour n’avait voulu rouvrir cette blessure du passé où, en 1915, chassés en masse de l’Est de la Turquie, sous l’accusation de chercher à pactiser avec les forces russes, dans un pays ultra-nationaliste affaibli par la guerre des Balkans, les Arméniens tombaient sous les tueries systématiques, massacres touchant, également, les élites arméniennes d’Istanbul et des grandes villes de l’Ouest.
Qu’avait donc fait ce peuple qui n’aspirait qu’à la paix et à la coexistence...?
Que reprochait-on à ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants pour qu’ils soient arrêtés, déportés et massacrés...?
Le génocide avait été commis par l’Empire ottoman sur l’ordre du gouvernement jeune-turc d’Enver Pacha, rival et ennemi de Mustafa Kémal, fondateur de la République turque.
Pourquoi la Turquie refuse-t-elle d’assumer cette page d’Histoire qui ne l’implique pas directement?
Les autorités turques ont déjà décidé de mesures de rétorsion menaçant d’exclure les compagnies françaises de futurs appels d’offre en attendant de voir...

DE QUOI A PEUR LA TURQUIE
Mais de quoi au juste a peur la Turquie au seuil de ce troisième millénaire?
D’ouvrir peut-être la voie à la revendication dans un second temps, des Arméniens à exiger la libération de leurs territoires occupés...
D’ouvrir peut-être la voie à d’autres reconnaissances... le problème kurde, par exemple...
Puis, il y a la question de la paix dans le Caucase. Le problème épineux du Karabagh, des intérêts de Bakou, des Azéris qui se disent être les “cousins” des turcs...
Mais peut-on construire une paix durable sur le mensonge?
Le député français, M. Jean-Paul Bret qui fut au cœur de la promulgation de la loi reconnaissant le génocide arménien dit: “Si la Turquie veut faire partie de l’Union européenne, elle doit reconnaître les faits, comme l’ont déjà fait les historiens et les écrivains turcs.
Pourquoi la Turquie d’aujourd’hui n’admet-elle pas l’implication du gouvernement des jeunes turcs dans l’Empire ottoman?
“Cette reconnaissance, ajoute encore le député français, permettrait à ce pays d’intégrer peut-être plus facilement l’Union européenne, s’il reconnaissait, enfin, l’Histoire et respectait les droits de l’homme, en devenant un Etat de droit.”

TURQUIE v/s FRANCE: UN SEUL GAGNANT: LE PEUPLE ARMÉNIEN
Le chef de la diplomatie turque, M. Ismael Cem a réagi promptement au vote de l’Assemblée nationale française, en soulignant que cette “décision aurait des effets néfastes sur les relations turco-françaises”.
Minimisant l’impact de la promulgation de cette loi, M. Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères, parle “d’initiative purement parlementaire...”.
L’ambassadeur de Turquie en France, M. Sonmez Koksal accuse, quant à lui, l’Assemblée nationale française de s’ériger en tribunal international pour juger l’Histoire...”
On s’agite à Ankara, on s’active... Les diplomates de haut rang se sont réunis en urgence au ministère des Affaires étrangères pour préparer un plan de représailles prévoyant une action diplomatique, des pressions politiques et des sanctions économiques.
“La Turquie, dit-on de source bien informée, ira jusqu’à l’exclusion des compagnies françaises et appellera au boycottage des produits français”.
Pour sa part, le gouvernement d’Ankara se prépare à soumettre au parlement turc, une résolution de protestation et déposera une autre condamnant, officiellement, la France pour “les massacres commis lors de la guerre d’Algérie.”
Un grand quotidien turc écrit que son pays projette d’annuler le projet “Turquie-France 2000” estimé à des millions de dollars, si la loi sur le génocide est adoptée par le Sénat français.
Le quotidien “Milliyet” titre: “Honte à la France” et écrit que “toutes les visites officielles seront annulées...”
Au grand dam d’Ankara qui a toujours cherché à gommer de la mémoire nationale depuis des décennies le génocide arménien, la proposition de loi tient en une seule phrase si courte, mais combien lourde de sens a été votée: “La France reconnaît le génocide arménien de 1915.”
Pour ses promoteurs, ce texte a valeur de symbole: “Les autres génocides ne sont pas contestés, confie M. René Rouquet, député-maire d’Alfortville et aucun parlementaire ne nie la réalité de la “Shoah”, mais il n’en est pas de même pour le génocide arménien. Pour cela ce vote était nécessaire...”
La France se sera, enfin, alignée sur le parlement européen qui lui, avait déjà depuis 1987 adopté cette résolution affirmant la nature du génocide, demandant à la Turquie de faire de même...
Hitler avait dit: “Qui se rappelle encore aujourd’hui du génocide arménien?”.
Des millions se sont souvenus et se souviennent encore de ce massacre.
Aujourd’hui, un pays se souvient et répond peut-être par la voix d’une haute personnalité française à la question d’Adolf Hitler: “Est-ce que l’Allemagne aurait pu construire l’Europe si elle était encore à se demander si les chambres à gaz avaient existé...?”
Il est dans l’intérêt du peuple et du gouvernement turcs de reconnaître ces actes commis par une minorité avant la naissance de leur république...
Quand l’Histoire est blessée, l’Homme a droit à la vérité.
Nous avons voulu dans le cadre de cet article connaître le point de vue du parti Tachnag, dont la caisse de résonance a toujours été la reconnaissance du génocide arménien par les Turcs.
M. Dikran Djinbachian, président du Comité central de ce parti, a bien voulu se prononcer sur ce sujet et sur le congrès qui s’est tenu encore tout récemment à Beyrouth, capitale de la Diaspora arménienne où d’éminentes personnalités du Liban, d’Arménie, du Karabagh, de la Russie et des membres du Parlement kurde en exil, ont pris la parole.

LE PRÉSIDENT DU COMITÉ CENTRAL DU PARTI TACHNAG:
“CE VOTE A UNE VALEUR HISTORIQUE... 
MAIS IL FAUDRAIT INTENSIFIER LES CONTACTS POUR QUE D’AUTRES PAYS SUIVENT CET EXEMPLE”

RDL: - Quelle a été la réaction du Tachnagtsoutioun au vote de l’Assemblée française portant sur la reconnaissance du génocide arménien?
Dikran Djinbachian: “Ce vote a une valeur historique certaine. C’est la première fois que le parlement d’un grand pays membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies prend une telle décision.
“Cette résolution très courte, consiste en un article déclarant: “La France reconnaît le génocide arménien”. Ce qui est nouveau est le mot “génocide”. Jusqu’à présent, on ne parlait que de massacres, d’événements douloureux en prenant bien soin d’éviter ce mot particulier.
“Aujourd’hui, cela signifie que désormais tout ce qui touche au problème arménien en France, sera considéré comme un fait génocidaire et comme ce fut le cas durant ces dernières années, des intellectuels, des hommes politiques qui nieront ce fait historique pourront être traduits en justice.”

RDL: - Comment expliquez-vous la réaction du locum tenens du patriarche arménien d’Istanbul “déplorant” cette résolution?
D.D.: “Vous avez bien fait de rectifier... La presse locale citant Mgr Mutafian avait omis d’écrire qu’il n’était que le “locum tenens” en l’absence d’un patriarche...
“On peut affirmer que cette déclaration a été faite sous pression des autorités en place dans ce pays. Il n’est pas compréhensible, il n’est pas acceptable qu’un Arménien où qu’il soit ne reconnaisse pas les faits historiques de 1915.
“Nous pensons qu’on lui a demandé, sciemment, de faire une déclaration en ce sens et il a dû obtempérer.”

RDL: - Peut-on l’excuser pour autant?
D.D.: “Il est difficile d’excuser une telle déclaration, mais il faut aussi essayer de le comprendre.
“La Turquie a toujours exercé des pressions sur la communauté arménienne. Déjà un fait corrobore mes dires: le report de l’élection du patriarche d’Istanbul qui devait avoir lieu au mois de mai. Ceci est très significatif.
“Il existe là-bas une vie communautaire très intense, mais les droits de l’homme reconnus d’ailleurs par le traité de Lausanne, ne sont nullement respectés par les autorités.
“Certes, nous avons des écoles, des églises mais les sermons, les prêches doivent être délivrés en turc...”

RDL: - Tout récemment encore un congrès a eu lieu en collaboration avec les Kurdes.
Les ennemis de nos ennemis sont-ils devenus nos amis...?
D.D.: “Ce congrès était organisé par le Comité de défense de la cause arménienne qui est une émanation du Tachnagtsoutioun et il a eu lieu en collaboration avec les membres du parlement kurde en exil dont le siège se trouve à Bruxelles.
“Nous savons que ce peuple mène une lutte contre la Turquie. C’est une lutte nationale.
“Le parlement kurde en exil s’occupe de problèmes politiques et est formé de personnalités modérées.
“Nous avons pensé qu’il serait bon de renouer des contacts avec eux.”

RDL: - Y avait-il des membres du PKK?
D.D.: “Non.”

RDL: - Mais vous oubliez le rôle joué par les Kurdes durant le génocide; ces Kurdes ont aussi participé aux massacres des Arméniens?
D.D.: “Les choses ont évolué depuis... Les Kurdes se sont rendus compte depuis très longtemps de leurs erreurs; en fait, ils avaient été en quelque sorte l’instrument des turcs.
“D’ailleurs les autorités turques de l’époque ont procédé par étapes.
“Après avoir éliminé les Arméniens, ils ont éliminé les Kurdes.
“La politique kurde actuelle et cela depuis plus de cinquante ans, n’est plus pareille... Les choses ont changé.”

“LA COLLABORATION ISRAËLO-TURQUE,
UNE MENACE POUR LES NATIONS ARABES
RDL: - Quels ont été les sujets abordés durant ce congrès?
D.D.: “Il y a eu des intervenants libanais, arméniens d’Arménie, du Karabagh, de Russie, de Chypre et kurdes.
“Le thème central était la politique expansionniste turque au Moyen-Orient.
“Un contexte géopolitique qui englobe et touche les pays de cette région du monde.
“On a soulevé la question de collaboration israélo-turque qui constitue une réelle menace pour les nations arabes.”

RDL: - La tenue de ce congrès coïncidait avec l’adoption par le Parlement français de la résolution touchant au génocide. Coïncidence ou...
D.D.: “On savait qu’il se passait quelque chose d’important en France que les hommes politiques français bougeaient.
“Mais la tenue de notre congrès à cette date historique, pour nous Arméniens, était une coïncidence heureuse qui nous a permis de féliciter tous les Arméniens à la séance inaugurale.”

RDL: - Quelles seront les prochaines étapes à franchir pour amener d’autres pays à suivre l’exemple français?
D.D.: “Il y a, d’abord, en France une étape à franchir. Ce vote doit être accepté par le Sénat. Ce n’est qu’après que cette résolution deviendra une loi une fois promulguée par le président français.
“Il reste encore beaucoup de travail à mener...
“Maintenant qu’un pays européen, membre permanent du Conseil de Sécurité a pris une résolution pareille, il faudrait intensifier les contacts pour que d’autres pays lui emboîtent le pas.
Il y a des procédures à engager...”
 

Par SONIA NIGOLIAN


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