CONSEILLER AU SÉNAT FRANÇAIS, HOMME DE LETTRES ET PENSEUR
FRANÇOIS THUAL: “LA GÉOPOLITIQUE RAMÈNE AUX RÉALITÉS DES PEUPLES”

Professeur de géopolitique à l’Ecole pratique des Hautes Etudes de Paris et au Collège interarmées de défense, conseiller au Sénat de la République, François Thual est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages de référence (Géopolitique au quotidien, 1993; Géopolitique de l’orthodoxie, 1994; Les conflits identitaires, 1995; Repères géopolitiques, 1995; Géopolitique du chiisme, 1995; Géopolitique de l’Amérique latine, 1996; Repères internationaux, 1997; La nouvelle Caspienne, les enjeux post-soviétiques, 1998). Il est, aujourd’hui, l’un des penseurs les plus féconds et les plus originaux d’une discipline sur laquelle il a entrepris une réflexion de refondation. Il vient de publier, avec le jeune universitaire Aymeric Chauprade (L’Espace économique francophone, 1996; Beyrouth éternelle, 1998), un important Dictionnaire de géopolitique (éditions Ellipses, en vente au Liban dans les librairies Antoine).

 
 

PLUS UNE MÉTHODE QU’UN CONCEPT
- Depuis plusieurs années, vous avez entrepris une réflexion de refondation de la géopolitique. Comment définissez-vous le concept et la méthode de cette discipline? Pourquoi un dictionnaire de la géopolitique?
“La géopolitique est, à mes yeux, plus une méthode qu’un concept. Au sein de la famille des sciences politiques et humaines, son ambition est d’identifier sur la longue durée, les constances du comportement des acteurs internationaux, essentiellement les Etats. La géopolitique oscille entre une réflexion sur les causes et leurs constances, sur les intentions et leurs régularités, qu’il s’agisse des ambitions territoriales, des luttes identitaires ou des affrontements idéologiques. En fait, la géopolitique propose une grille de compréhension des événements internationaux, en mettant en évidence les invariants géopolitiques des Etats et des nations. C’est pourquoi, il a paru souhaitable de rassembler, sous une forme pratique, dans un dictionnaire, des informations éparpillées un peu partout, pour ne pas laisser au seul bénéfice des spécialistes des connaissances indispensables pour comprendre l’actualité.”

UNE MÉTHODE POUR COMPRENDRE L’ACTUALITÉ
- Quels éclairages la géopolitique porte-t-elle sur les événements internationaux et quels enseignements permet-elle d’en tirer?
“Pour la géopolitique, l’événement, qu’il soit politique, militaire ou diplomatique, est le résultat de plusieurs chaînes de causalité issues de facteurs objectifs, en particulier de la géographie et de l’Histoire. Il n’y a pas de spontanéité dans les relations humaines entre elles. L’événement est comme la maladie pour le médecin: il révèle des structures anciennes qui se conflictualisent, en fonction de phénomènes conjoncturels. Il appartient à la géopolitique d’identifier les facteurs, de les organiser logiquement dans un ensemble porteur de significations que j’appelle un processus.
“L’événement renvoie à des processus divers et ces processus illuminent l’événement. Maintenant, quant à savoir si on peut tirer un enseignement de la géopolitique, je suis très prudent, car il n’y a pas de dogme en géopolitique qui ramène aux réalités des peuples et des nations; elle n’a pas de directives à donner aux hommes politiques, elle n’a que des explications parmi d’autres à offrir.”

LES PHÉNICIENS ET LA “MONDIALISATION”
- La géopolitique est-elle une discipline d’avenir dans le contexte d’une mondialisation que certains prétendent inéluctable et annonciatrice de la fin de l’Histoire? En d’autres termes, la géopolitique a-t-elle encore un sens, si notre monde est voué à devenir un “village planétaire”?
“La mondialisation affecte, principalement, la sphère économique et la sphère médiatique. C’est l’échange généralisé entre les différentes parties de la planète, l’espace mondial étant conçu en tant qu’espace libre de transaction et de circulations des capitaux et des marchandises ce qui, du reste, n’a rien de très nouveau puisque, dès l’Antiquité, une telle pratique avait libre cours. Par exemple, les Phéniciens ont développé une dynamique de “mondialisation” - dans le cadre d’un système mondial qui était alors la Méditerranée - en installant leurs comptoirs sur le pourtour méditerranéen et en répandant l’alphabet commun qui favorisait les échanges et les transactions...
La géopolitique se joue sur une autre scène. Les ambitions territoriales, les conflits nationaux et identitaires ne me paraissent pas solubles dans le phénomène de la globalisation des échanges commerciaux, phénomène qui est d’ailleurs beaucoup moins identifié qu’on le pense. L’extension générale du marché mondial et l’instantanéisation de l’information n’empêchent pas les conflits, même s’ils peuvent intervenir, désormais, dans la gestion même de ces conflits. On n’en finit pas si facilement avec l’Histoire!”

LE FANTASME DU “CHOC DES CIVILISATIONS”
- Vous réfléchissez, particulièrement, sur l’importance du facteur religieux (géopolitique de l’orthodoxie, géopolitique du chiisme, les conflits identitaires...). Que pensez-vous de la fameuse théorie de Samuel Huntington sur le “choc des civilisations”?
“Je me suis toujours opposé aux thèses d’Huntington. Cela pour deux raisons. D’une part, il simplifie à l’extrême les phénomènes socio-confessionnels, sans entrer dans le détail. Non seulement, il globalise en réduisant arbitrairement le monde à sept on huit entités, mais encore, il ignore l’Histoire réelle et le poids des réalités nationales. Ainsi, quand il parle du monde orthodoxe, il oublie que celui-ci a connu des tensions internes majeures; par exemple les Serbes et les Bulgares se sont faits quatre fois la guerre au XIXème siècle. Pour ce qui concerne l’Asie, il ignore totalement les différences fondamentales qui peuvent exister entre les Chinois, les Japonais, les Vietnamiens ou les Cambodgiens. De même, quand il parle de l’islam, il ignore qu’il existe plusieurs islams du point de vue religieux et, surtout, plusieurs mondes musulmans: le monde arabo-musulman, l’Iran, le Pakistan, l’Indonésie, l’Afrique...
“D’autre part, l’autre erreur d’Huntington est d’évoluer vers une philosophie de l’Histoire assez fantasmagorique. Par une sorte d’ensorcellement de l’Histoire, les quelques entités qu’il décrit seraient condamnées à s’affronter. Ainsi, quand il dit que le monde musulman va s’allier avec le monde confucéen pour attaquer “l’Occident”, on est en pleine fantasmagorie. D’abord, j’aimerais bien savoir ce qui reste de confucéen dans la Chine communiste néo-capitaliste. Ce qui est grave, c’est que ces théories, extrêmement dangereuses, sont largement diffusées.”

“L’avenir du Liban demeure l’une des grandes
questions de la région proche-orientale”, confie
M. Thual à notre correspondante, Zeina el-Tibi.
- Est-ce que ce genre de théorie d’affrontement entre les civilisations, alors que tout le problème est de sauvegarder les civilisations contre la menace d’une civilisation unique du type “étatsunien”, ne fait pas le jeu en réalité de l’américanisation de la planète?
“En réalité, la réflexion d’Huntington s’inscrit dans une ligne de pensée prophétique très américaine qui confine, souvent, au manichéisme du fait de sa simplification. Si l’on entre dans ce mécanisme, les “gentils” contre les “méchants”, il est clair que les Etats-Unis s’attribuent le rôle de chef des “gentils”, ce qui justifient à leurs yeux leur hégémonie dans les affaires du monde.”

LE VIEUX SPECTRE DE LA BALKANISATION DU MONDE ARABE
- En fin de compte, les Etats-Unis se satisfont plutôt bien des intégrismes et des extrémismes qui leur permettent de balkaniser le monde arabe?
“C’est la thèse du général Gallois qui affirme que les Etats-Unis ont choisi l’intégrisme, en particulier comme gardien des routes du pétrole. Selon le général Gallois et d’autres analystes qui n’hésitent pas à parler d’alliance entre les Etats-Unis et l’intégrisme, les Etats-Unis s’accomoderaient fort bien de l’intégrisme dont les principaux effets sont d’empêcher tout développement moderne des pays concernés et de les éloigner de l’Europe. C’est, sans doute, une thèse un peu excessive, mais qui correspond à la réalité dans certains points.
“Concernant le monde arabe, à l’inverse du vieux plan anglo-saxon, après la Première Guerre mondiale; puis, de celui de Kissinger visant à créer des micro-entités ethniques ou confessionnelles dans le monde arabe, l’enjeu pour les Arabes est, malgré les différences très nettes qui peuvent exister entre les divers pays et, surtout, les grandes aires comme le croissant fertile, la péninsule arabique ou le Maghreb, de prendre conscience qu’ils sont tout de même issus d’un tronc commun et d’essayer de construire des espaces de coopération, notamment en matière économique.
“Après tout, cela a bien été possible pour les nations européennes qui ont encore plus de différences. L’enjeu est donc de faire reculer les facteurs de division et le spectre de la balkanisation. Les conditions géopolitiques sont réunies pour une coopération interarabe, mais toutes sortes de facteurs internes (l’extrémisme religieux des uns qui s’oppose à la volonté de modernité des autres) et, surtout, externes. On peut, en effet, se demander si Washington et Tel Aviv, tous deux d’ailleurs alliés à la Turquie, n’ont pas intérêt, d’une part, à le balkaniser, notamment en utilisant les minorités confessionnelles ou ethniques (les Kurdes, par exemple) et, d’autre part, à empêcher l’émergence de projets modernes et laïcs (on l’a bien vu avec la guerre contre l’Irak), en favorisant davantage les systèmes conservateurs ou intégristes. On pourrait très bien imaginer qu’il existe des scénarios visant à faire éclater l’Irak, la Syrie, la Jordanie ou le Liban.
“Si l’on conçoit bien qu’une telle politique s’inscrit dans la ligne traditionnelle d’Israël qui, en même temps, renforce son alliance avec la Turquie, la vraie question est de savoir ce que veulent réellement les Etats-Unis, à part le contrôle des zones pétrolières. Il se trouve probablement des gens à Washington qui hésitent à ouvrir la boîte de Pandore d’une balkanisation qui consisterait à jouer à l’apprenti-sorcier. Il ne faut pas non plus sous-estimer la volonté de la Russie de reprendre de l’influence au Proche-Orient, ni le rôle actif et modérateur de la France dans la région.
“Quant au Liban, qui a toujours été un peu le laboratoire du monde arabe, son avenir demeure l’une des grandes questions du Proche-Orient. Pour l’instant, malgré un renforcement de la communautarisation, il demeure comme Etat et comme identité nationale. Cet exemple de persistance de l’identité libanaise dans la diversité est exemplaire et peut être porteur d’espoir pour toute la région.”

(Propos recueillis par ZEINA W. EL-TIBI - Paris)

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