EPISODES DU "MALHEUR RUSSE"
LA CONFRONTATION ELTSINE-DOUMA SE POURSUIT DANS L'ANGOISSE DES LENDEMAINS

La Russie est un grand pays et le restera. Le peuple russe est un grand peuple. On ne transforme pas un grand pays en économie de marché, du jour au lendemain. Il ne faut pas être nerveux comme les marchés”, avait déclaré Hubert Védrine, chef de la diplomatie française à l’issue de la réunion des ministres des Quinze, le week-end dernier à Salzbourg.

Un réalisme rassurant partagé et soutenu d’une grande dose d’optimisme par le président russe qui a affirmé devant les chefs des groupes parlementaires des deux Chambres réunis au Kremlin: “Je suis absolument sûr que nous surmonterons la crise.”
Les Russes dont les deux tiers, selon un récent sondage, réclament sa démission, voudraient bien le croire. Egalement, le monde entier, qui a les yeux braqués sur les développements d’une double crise politique et économique, sept ans après la chute du communisme, pourrait faire resurgir les fantômes du passé.
 
 
Eltsine à son arrivée à la conférence du Kremlin.
 
 
Un des acteurs déterminants au Kremlin,
la fille d’Eltsine: Tatiana Diatchenko,
proche de Berezovski, a poussé Tchernomyrdine à l’avant-scène.
 
 
TOUJOURS NON À TCHERNOMYRDINE
Même le patriarche de toutes les Russies, Alexis II, a voulu faire entendre sa voix et pressé les responsables à mettre fin à leurs marchandages pour éviter un surcroît de souffrances au peuple. Retranché le week-end dans sa résidence de Gorki-9, Boris Eltsine avait avalisé un accord réduisant ses prérogatives présidentielles, notamment quant à la formation et la révocation du gouvernement. Le bloc ultranationaliste de Vladimir Jirinovski (50 députés) qui avait voté contre Tchernomyrdine le 31 août dernier, s’était rallié au camp gouvernemental annonçant qu’un vote secret laisserait aux députés opposants toute liberté de choix, loin des contraintes du Parti communiste et permettrait finalement l’investiture de Tchernomyrdine.
Mais, pressentant le danger d’une telle procédure, le leader du PC, Guennadi Ziouganov, a annoncé: “nous allons voter ouvertement et solidement contre Tchernomyrdine”. C’est ainsi que les députés, contraints de voter à main levée, ont rejeté pour la deuxième fois (par 273 voix contre 138) l’investiture de Tchernomyrdine qui, de tout temps, avait entretenu de bonnes relations avec eux, étant lui-même un apparatchik issu de leurs rangs.
Le 4 septembre, Eltsine avait proposé le report du vote de confiance de la Douma, afin de laisser une marge aux tractations en cours et d’organiser, lundi 7 septembre, une table ronde avec les dirigeants des groupes parlementaires. Ce sursis n’a en rien changé le rapport de forces. Eltsine qui proposait une période d’essai du gouvernement allant de six à huit mois, n’a pas été entendu.
Sentant planer le danger d’une dissolution de la Douma en cas d’un troisième rejet de la candidature de Tchernomyrdine, les députés songent à réunir 300 signatures à la Douma permettant d’engager une procédure de destitution du président russe. Mais, entre-temps, ils proposent des candidatures de rechange dont celle du ministre des Affaires étrangères sortant, Evgueni Primakov, homme à poigne, bien introduit en Occident et sans affiliation partisane et aussi celle de l’actuel maire de Moscou, Iouri Loujkov qui a si bien réussi la modernisation de la capitale, mais n’a jamais caché ses ambitions présidentielles. Plusieurs autres candidats sortent du rang notamment le gouverneur de Krasnoïarsk, le charismatique Alexandre Lebed et le chef du parti réformateur Iabloko, Grigori Iavlinski.
 
 
Tchernomyrdine est en colère: le pays
s’enlise dans la crise alors que les députés 
se livrent à de sordides marchandages.
 
 
Le maire de Moscou, Iouri Loujkov.
 
LE PLAN ANTI-CRISE
En l’absence d’un Cabinet officiellement investi, c’est un groupe d’experts conduits par l’ultralibéral Boris Fiodorov, ancien ministre des Finances d’Egor Gaïdar qui adopte les mesures anti-crise. Celles-ci ont fait l’objet d’un projet que Tchernomyrdine a soumis aux sénateurs du Conseil fédéral qui lui ont accordé la confiance à l’arraché.
Selon ce plan en deux temps qui devrait imposer une “dictature économique”, l’Etat aurait recours à la planche à billets pour payer les arriérés de salaires et de retraites en laissant flotter le rouble. Dans un deuxième temps et à partir du 1er janvier, l’Etat engagerait une politique d’extrême rigueur soutenue par un conseil monétaire.
Le projet anti-crise a été largement inspiré par l’Argentin Domingo Cavallo appelé au chevet de l’économie russe. Cet ancien ministre des Finances de Carlos Menem, considéré comme le “père du miracle argentin” et qui avait réussi à sortir son pays de la tourmente qui l’avait affecté en 1990-1991, a trouvé des similitudes entre les crises argentine et russe déclarant toutefois qu’on ne pouvait “s’attendre à obtenir en Russie des résultats rapides” et que “la confiance est essentielle”.
Mais pourquoi suivre “le modèle argentin, alors qu’il faut suivre le modèle russe?”, ont interrogé certains sénateurs, tandis que la réaction du directeur du Fonds monétaire international, Michel Camdessus, ne s’est pas fait attendre: “La Russie, a-t-il affirmé, n’a pas les moyens de mettre en application un conseil monétaire (...) L’économie de contrôle étatique est un retour au brejnevisme (...) Je ne vois pas sur quelles bases la communauté internationale peut l’aider (...) Un effet majeur est à fournir pour arrêter l’inflation. Je sais que la situation est très difficile. Elle se dégrade continuellement.” Tellement, que pour protester contre le laxisme des députés, Sergueï Doubinine, directeur de la Banque centrale de Russie, a présenté sa démission.
 
 
Eltsine présidant la table ronde.
 
 
A la Douma, Sergueï Doubinine, gouverneur 
démissionnaire de la Banque centrale, écoutant Tchernomyrdine.
A gauche, Evgueni Primakov qui a été proposé comme futur Premier ministre.
LE PEUPLE NE SERAIT PAS PRÊT À ENVAHIR LA RUE
Il y a un mois, le dollar s’échangeait contre 6 roubles. En début de semaine, il l’était à 18-20 roubles. En moins de trois semaines, il a perdu 63% de sa valeur. Ce qui, sans semer la panique au niveau de la population, précipite celle-ci vers les banques pour en retirer son épargne et vers les supermarchés pour stocker la nourriture. Ce qui manque désormais le plus sur les étalages, c’est le sucre et l’huile de cuisine. Et ce qui choque le plus, selon un directeur de supermarché, c’est que le papier toilette revient désormais plus cher que le caviar.
Cette population anxieuse face à des lendemains incertains, serait-elle prête à envahir la rue comme le prédit le général Lebed? Celui-ci avait menacé: “Encore une semaine comme cela et tout le système financier et bancaire du pays sera paralysé. Et à ce moment-là, les citoyens sortiront brusquement dans la rue, dans tout le pays et balaieront tout le pouvoir d’un seul coup.”
Il semble que cette prédiction n’est pas sur le point d’aboutir et que le peuple russe doté d’une immense patience ne se montre pas disposé à descendre dans la rue.
Pourrait-on songer à un coup de force semblable à celui d’octobre 1993, au cours duquel le président russe avait donner l’ordre à l’armée de lancer l’assaut contre la Maison-Blanche où s’étaient réfugiés les parlementaires rebelles et qui avait fait plus de 150 morts? Boris Eltsine n’est plus le “tsar” d’hier. Toutes les surprises sont possibles et la position de l’armée, tapie dans l’ombre, demeure une grande inconnue.
 
 
Le général Lebed fait de sombres 
pronostics et attend son heure.
 
Guennadi Ziouganov, leader du PC, 
rend Tchernomyrdine responsable de la faillite du pays.
 


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