Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD  
 

POUR SANCTIONNER OU COUVRIR?

Chatouiller les moustaches du lion est une aventure à hauts risques, à part que dans notre paysage politique, les lions ne sont pas légion. Mettre aujourd’hui la main sur un spécimen du genre représente une véritable gageure. Pour tout dire, c’est une race en voie d’extinction sinon complètement éteinte, contrairement aux chacals. Mais ça, c’est une autre histoire. Revenons aux chatouilleurs.
Eh! bien, dans la catégorie chatouilleurs, le président Berri est à lui seul une école. Ne vient-il pas, une fois de plus, de prendre le gouvernement à rebrousse-poil et de court- circuiter le projet de loi sur l’enrichissement illicite, en le transmettant aux commissions parlementaires conjointes, ce qui, en pratique, revient à un retour à la case départ? De là, à traiter le chef du Législatif de fossoyeur, il n’y a qu’un pas que les purs et les durs du gouvernement ont vite fait de franchir.
Fossoyeur des projets de lois transmis par le gouvernement, M. Berri l’a souvent été, quelquefois même sans la moindre justification. Mais en l’occurrence, s’agissant de cette loi tordue, indéfendable, ridicule dans sa formulation, choquante dans son essence, un enterrement à la sauvette était on ne peut plus justifié.
Comment a-t-on pu concocter un truc pareil et dans quel but? Et qu’on ne nous dise pas que nos gouvernants se découvrent soudain une âme de cristal éprise de pureté. Ce n’est pas non plus à la faveur d’une loi aberrante qu’ils pourraient imaginer se refaire une virginité...
Inutile de nous raconter non plus que c’est très vilain de voler, comme si, avant l’invention géniale d’une telle loi, les responsables avaient le droit légal de le faire. De plus, comment s’expliquer que nos zélés législateurs aient planché si longtemps sur le sujet pour venir nous dire le plus sérieusement du monde que le détournement de fonds, la corruption, les prévarications ne relèvent que du code civil, autrement dit ne constituent pas un délit pénal, voire un acte criminel? Moralité: il vaut mieux pour un Libanais piller systématiquement les caisses de l’Etat plutôt que de chaparder une tomate à un étalage. Car dans le cas de la tomate, il y a une peine de prison à la clé.
Autre coup au cœur, hautement significatif: annuler l’effet rétroactif. Tiens, tiens et qu’est-ce que ça veut dire? Cela veut dire “mabrouk” à ceux qui se sont déjà sucrés jusqu’à l’an de grâce 1998. Ceux-là sont hors d’atteinte. Quant à leurs successeurs, eh! bien, ils ne sont pas livrés aux lions pour autant. Car à ce stade, intervient le blocage.
En effet, dans le projet adopté en Conseil des ministres, le citoyen indirectement lésé n’a pas le droit de porter plainte. Celui qui est directement lésé peut, lui, le faire.
Cependant, il doit en même temps que la plainte présenter une garantie bancaire de 100 millions, somme qu’il perd si sa plainte est rejetée. Mieux encore, si un député s’érige en plaignant et que le tribunal lui donne tort, il verra son immunité parlementaire automatiquement levée et sa poche allégée également de 100 millions. On peut se demander, dans ce cas comme dans l’autre, à quoi rime une telle menace, alors que notre code prévoit le cas de diffamation et les peines qu’encourent les diffamateurs?
Cependant, le gros lot échoit au commissaire du gouvernement qui, s’il décide, lui-même, de poursuivre ce genre de voleurs, engage “sa propre responsabilité” et sera passible de la même amende de 100 millions.
Quel est le citoyen assez mentalement dérangé qui risquerait une amende en mesure de le mettre sur la paille, en se fiant uniquement à “l’appréciation” des juges? Quel est le commissaire du gouvernement - un magistrat relevant du Parquet - assez suicidaire pour jouer sa carrière et le pain de ses enfants à la roulette russe par excès de zèle ou dans le but de partir en guerre contre les moulins à vent?
En un mot: cette loi, ainsi torchée, non seulement banalise le pillage des deniers publics, mais rend la poursuite des pilleurs quasiment impossible. Cela revient à dire auxdits pilleurs: volez à volonté et ne craignez rien, à moins de tomber sur un citoyen rendu fou furieux ou un commissaire débile mental.
Et l’interrogation revient: pourquoi cette loi et cette hâte? Si c’est par souci de transparence, ce n’est pas une loi, transparente d’intentions non avouées, qui va faire reluire comme un sou neuf la conscience et la réputation de ses auteurs. Si c’est pour faire place nette devant le président Lahoud, celui-ci n’a pas besoin de tuteurs. Il saura lui-même fixer ses priorités et agir en conséquence.
A moins que cela soit un genre de manœuvre pour justement couper l’herbe sous les pieds du nouveau régime, en couvrant, par une loi taillée sur mesure, ceux susceptibles de devoir répondre un jour, devant les tribunaux, de fortunes qu’on ne leur connaissait pas avant leur entrée en fonctions ou leur arrivée au pouvoir. 

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