MINISTRE DES DEPLACES ET LEADER DU PARTI SOCIALISTE PROGRESSITE
WALID JOUMBLATT: "IL EST IMPOSSIBLE D'ELOIGNER L'AUTORITE POLITIQUE DE L'ARMEE, SINON NOUS SERIONS GERES PAR UN POUVOIR MILITAIRE"

Dans sa dernière déclaration faite “entre deux régimes”, M. Walid Joumblatt, ministre des Déplacés,  a émis une série d’observations et formulé des réserves à l’égard du président Emile Lahoud.
Ses griefs émanaient de ses vues à propos de l’institution militaire et son ingérence possible dans la politique, ce qui aurait pour conséquence de réitérer l’expérience chéhabiste et du “Deuxième Bureau”. Tout en émettant certaines remarques autour de la dimension de la Grande Muette, de son rôle, de son budget et du nombre de ses officiers supérieurs, comme de l’affaire des tables d’écoute et de la réforme administrative qui doit englober le secteur militaire.

 ENTRE LE COMMANDEMENT MILITAIRE ET LA PRÉSIDENCE
- Vous avez été le premier à vanter les spécificités du général Lahoud en tant que commandant de l’Armée. Ne s’appliquent-elles pas, aujourd’hui, au président de la République? Et pourquoi avez-vous émis des réserves à son sujet?
“Les circonstances ayant permis d’appliquer l’accord de Taëf et l’entente arabo-américano-syrienne avaient permis, alors, au général Lahoud de réunifier l’armée; puis, d’y introduire la doctrine combative claire et hostile à Israël.
“Ceci concerne le commandement militaire. Or, le commandement de l’armée est une chose et le fait de gouverner un pays en est une autre. Puis, Taëf a procédé à une nouvelle répartition des prérogatives.”

- Vous parlez comme si le général Lahoud reste à la tête de l’armée, alors que successeur sera désigné après l’entrée en fonction du nouveau chef de l’Etat.
“Ceci est un autre sujet. Je précise que j’ai émis des réserves quant à une éventuelle réédition de l’expérience chéhabiste. Fouad Chéhab était commandant en chef de l’Armée, avant d’accéder à la magistrature suprême où il a gouverné à travers une équipe de travail dont les membres étaient recrutés parmi les militaires et c’est ce qui a suscité nos réserves.”

- Disposeriez-vous d’éléments vous portant à croire que le président Lahoud permettrait aux militaires de s’immiscer dans la politique?
“Nous verrons. Cependant, j’émets une certaine réserve en attendant de voir comment il se comportera.”

L’ARMÉE ET LA POLITIQUE
- Le pari, aujourd’hui, est sur la capacité du président Lahoud d’éloigner les militaires de la politique, exactement comme il en avait écarté la politique. Quel est votre avis?
“Nous devrons de déterminer un jour et je le souhaite en coopération avec le président Lahoud, la dimension de l’armée dont le Liban a besoin, pour nous entendre aussi sur son budget. Nous devons nous entendre, également, sur les multiples organismes qui en relèvent et sur l’affaire des tables d’écoute, ainsi que je l’ai mentionné dans mon télégramme de félicitations au président Lahoud.
“En ce qui concerne l’éloignement des hommes politiques de l’armée, je ne suis pas de cet avis, parce que celle-ci est l’une des institutions de l’Etat et doit se soumettre à l’autorité. Puis, l’Etat a le droit de contrôler ce qui s’y passe. Telle est la divergence fondamentale en ce qui a trait à l’éloignement des hommes politiques de l’institution militaire.
“Nous ne pouvons pas éloigner l’autorité politique exécutive de l’armée; cela est impossible, sinon nous serions régis par un pouvoir militaire.”

TABLES D’ÉCOUTE ET LIBERTÉ
- Croyez-vous, vraiment, que vous êtes contrôlés à travers les tables d’écoute, en même temps que d’autres politiciens et civils?
“Oui et cela est effectué par l’armée, plus précisément par la sécurité de l’Etat et, peut-être, par la Sûreté générale. Nous devons préserver les libertés individuelles des citoyens, ce qui nécessite une législation spéciale.”

- Pourquoi, d’après vous, le général Lahoud a-t-il été élu à la magistrature suprême? Serait-ce pour des considérations internes, régionales ou pour d’autres raisons?
“Pourquoi est-il à la tête du pouvoir? Tout simplement parce que les autres candidats n’ont pas eu le courage suffisant pour persévérer dans la bataille... Il y a eu une sorte de mot de passe intérieur laissant entendre que Lahoud est le sauveur et le seul homme honnête dans le pays, ayant donné la preuve de ses qualités en tant que commandant en chef de l’Armée.
“Comme si ceux qui ont mené campagne en sa faveur sont infaillibles ou comme si seule l’institution militaire compte des éléments intègres, la classe politique étant devenue corrompue, rassemblant des voleurs et des incompétents. Ceci n’est pas vrai.”

DÉCISION NATIONALE
- Cela prouve donc que son élection a été la conséquence d’une décision libanaise.
“Nous savons que la présidence de la République est une question nationale intéressant à la fois le Liban et la Syrie. Cependant, je ne crois pas que les autres présidentiables étaient les ennemis de la Syrie et que seul le général Lahoud est son ami. Puis, quelle partie s’aventurerait-elle dans une campagne anti-syrienne au Liban dans les circonstances présentes?
“Quant au sondage d’opinion, on sait que dans les pays les plus évolués leurs résultats ne sont pas toujours sûrs. Personnellement, je doute de leur exactitude.”

- Pourquoi a-t-on lancé une campagne contre la corruption à la fin du mandat du président Hraoui?
“Le régime du président Hraoui peut avoir été entaché par la corruption qui avait souillé les régimes d’Amine Gemayel, d’Elias Sarkis et les autres. Tout cela pour dire que Lahoud sera le sauveur.”

LA RÉFORME EST-ELLE POSSIBLE?
- Croyez-vous en la possibilité de réaliser la réforme administrative et politique au Liban, étant entendu que cette expérience avait été tentée par tous les gouvernements depuis l’avènement de l’ère d’indépendance?
“Nous souhaitons que cette réforme réussisse et sommes d’avis que la réforme ne doit pas se limiter à l’administration, mais englober, aussi, le secteur militaire.
“Parlons, ici, d’une question fondamentale: la nouvelle échelle des traitements et l’unification des mensualités et des échelons. Le fait de faire bénéficier l’armée seule de prestations économiques et sociales aux dépens du secteur civil, est une erreur.”

- Pourquoi, à votre avis, la nouvelle échelle a-t-elle été approuvée avec célérité à la fin du mandat du président Hraoui?
“Franchement, je n’en ai aucune idée, mais j’ai une question à poser: Où trouvera-t-on l’argent? En instituant de nouveaux impôts et taxes ou en relevant le prix de l’essence?”

- Ne l’approuvez-vous pas, même en tant que moindre mal?
“Pas du tout.”

QUID DE L’ENRICHISSEMENT ILLICITE?
- Pourquoi le projet de loi sur l’enrichissement illicite a-t-il été relancé en ce moment?
“Tout d’abord, je m’oppose à la formule retenue, car elle ne suffit pas à connaître les comptes des politiciens et des fonctionnaires. Puis, comment cette loi sera-t-elle appliquée tout en maintenant le secret bancaire?
“Il y a lieu de préciser que, seulement les politiciens et les fonctionnaires accusés de s’être enrichis illicitement seraient poursuivis. Il faut y ajouter certains hommes d’affaires et d’autres encore qui font fortune d’une manière illicite sans encourir le moindre châtiment et sans rendre compte à qui que ce soit.”
Le ministre des Déplacés préconise, par ailleurs, sur base du projet élaboré il y a longtemps par son regretté père Kamal Joumblatt l’institution de l’impôt progressif.
Autour des prérogatives du chef de l’Etat en ce qui concerne les consultations en vue de la désignation du nouveau chef du gouvernement, M. Joumblatt revient à l’accord de Taëf qui a déterminé les attributions des trois présidents, celles de la première présidence ayant été confiées au Conseil des ministres réuni.”

DÉVELOPPEMENTS EN PERSPECTIVE
- On constate que les Etats-Unis n’accordent au Liban aucune attention à l’heure actuelle...
“Ce n’est pas exact. Ce qui se passe en ce moment confirme la prévision faite par Mme Madeleine Albright, quand elle est venue au Liban il y a un an et demi. Elle avait prédit un changement au Liban, disant que notre pays recouvrera sa souveraineté après le retrait des troupes étrangères de son territoire. Je crois que j’avais été le seul à la critiquer.”

- Le président Lahoud a-t-il été élu dans cette optique?
“Nous souhaitons que le président Lahoud agisse dans l’esprit de Taëf et des réalisations qui ont été accomplies. N’oublions pas qu’il a mené campagne à la demande de l’autorité politique libanaise pour mettre un terme à la rébellion de Michel Aoun et arrêter Samir Geagea. Puis, le général Lahoud est venu pour opérer un changement. S’il changeait de plan, ce serait grave.”

- Qu’adviendrait-il si la plupart des députés laissaient toute latitude au chef de l’Etat de désigner le Premier ministre?
“Ceci serait anticonstitutionnel. D’ailleurs, le parrain de Taëf, M. Hussein Husseini a dit que les consultations présidentielles sont contraignantes.
“Puis, la question des prérogatives du chef du gouvernement est très sensible et je souhaite qu’elle ne fasse pas l’objet de controverse, afin de ne pas provoquer des remous dans le pays.”

- Quel est l’état de vos rapports avec le président Hariri, vos relations ayant connu des hauts et des bas au cours des derniers mois?
“Nos relations ont été affectées par l’affaire des fonds de la Caisse des déplacés, mais ces fonds ne sont pas encore disponibles.
“Puis, de nouveaux développements se produisent au plan politique et jusqu’à présent, on ne connaît rien des intentions du président Lahoud pour qu’on sache sur quelle base traiter avec lui.
“Je vois des nuages s’amonceler à l’horizon. Aussi, le Liban risque-t-il de redevenir un champ de prédilection aux politiques américaine et occidentale qui feraient pression sur la Syrie et la fraction nationaliste libanaise. L’affaire dépasse les questions d’ordre intérieur.”

NON À L’ACCORD DE WYE PLANTATION
“Des développements pourraient se produire dans la région. N’oublions pas l’accord de Wye Plantation que certains milieux libanais ont accueilli favorablement. Quant à nous, nous rejetons cet accord et cela pourrait se traduire par des scissions internes. Demain, les Américains et les Israéliens nous diront: Nous voulons opérer une transaction avec vous à propos du Liban-Sud. Cela pourrait être un nouvel “accord du 17 mai” et ce serait grave.”

- Disposez-vous d’indications déterminées ou s’agit-il d’analyses personnelles?
“Ce sont de simples analyses. Mais le Liban n’est pas une île et même les îles s’exposent à des séismes: Chypre a été divisée et le Liban est l’un des axes principaux dans le conflit opposant l’Est à l’Ouest; entre les Arabes et l’Occident.”

- Existe-t-il au Liban des organismes chargés d’exécuter les plans israéliens?
“Israël n’a pas d’organismes qu’il oriente directement. Mais il y a eu l’alliance israélo-turque et l’Amérique rallie cette politique de l’Etat hébreu.
“Au Liban, nous ne sommes pas encore complètement immunisés. Où est l’unité nationale? Le Liban rassemble des courants politiques différents et antagonistes, qu’un seul maestro agite.”

PROBLÈME GOUVERNEMENTAL
- Parlons du gouvernement: si un Cabinet de vingt-quatre ministres était constitué, accepteriez-vous d’en faire partie et quels portefeuilles réclameriez-vous?
“Je ne crois pas que la représentation druze serait assurée avec deux maroquins. Entre trois ministres attribués à la communauté druze, nous devrons choisir et il importe de renforcer le courant nationaliste au sein du Cabinet.”

- Accepteriez-vous un portefeuille-clé en contrepartie de votre renonciation au second des trois maroquins?
“Non, il n’en est pas question.”

- Revendiquez-vous le ministère des Déplacés?
“Pas nécessairement. Naturellement, ce département ministériel doit être en de bonnes mains. Car il s’agit d’un département sensible reposant sur l’équilibre et la réconciliation nationale. Si le titulaire de ce portefeuille était inadéquat, l’affaire des déplacés subirait un revers.”

POUR LE RENFORCEMENT DES INSTITUTIONS
- Le nouveau régime a pour slogan le changement; comment le concevez-vous?
“Nous souhaitons qu’il se traduise par le renforcement des institutions, des organismes de contrôle et l’indépendance de la magistrature. Un rôle doit être attribué à l’armée libanaise.”

- Vous formulez des griefs contre l’armée libanaise; pourquoi? Que proposez-vous au plan militaire?
“Je ne crois pas que le Liban a besoin de soixante mille soldats.”

- Et qu’en est-il du nouveau Cabinet?
“Si certains départements ministériels devaient être accaparés par des personnes déterminées, le président Lahoud échouerait dès le début de son mandat.”

- Votre accord avec l’émir Talal Arslan en vue de régler le problème du cheikh Akl druze semble avoir été compromis; pourquoi?
“Je ne confierai pas les wakfs druzes à ceux qui ne se sont pas solidarisés avec leurs frères dans la guerre de la montagne; c’est-à-dire aux opportunistes, ni aux instances spirituelles indignes de prendre en charge les affaires de la communauté. Il s’agit d’une ligne rouge, car les fonds à gérer appartiennent aux institutions communautaires, aux pauvres, non aux mercenaires. Telle est ma réponse.”

DÉSACCORD POLITIQUE AVEC BKERKÉ
- Le dialogue avait été entamé avec Bkerké; puis, il s’est arrêté; pourquoi?
“Nous n’avons pas été accueillis dans un climat positif, si on peut ainsi s’exprimer. Toujours le siège patriarcal émet des doutes quant au retour des personnes déplacées. Puis, Bkerké a une position politique définie, la toute dernière ayant consisté en un accueil favorable à l’accord de Wye Plantation. Il existe un désaccord politique flagrant dans les données... Il s’agit d’une question vieille de mille ans avec Bkerké remontant au temps des Croisades, de Fakhreddine, de Bachir el-Chéhabi, de Toubia Aoun, etc...
“Ensuite, nous sommes en désaccord autour de l’identité et du rôle du Liban. Cette question n’a pas été tranchée jusqu’ici.”

- Le discours politique s’est unifié au Liban, mais nous constatons que vous êtes porté, de temps à autre, à rappeler les conflits du passé...
“Les circonstances régionales donnent l’impression que le conflit a été réglé. Or, cela est superficiel. Le Liban ne s’unifie pas à travers tant d’universités et de missions étrangères et, surtout, sur base de la théorie de Salim Abou (recteur de l’USJ), par exemple, autour de la “nation libanaise” à laquelle nous ne croyons pas. Tel est le conflit de base qui remonte au temps des Omeyyades”.

EN POSITION DE MÉFIANCE
- Peut-on déduire que vous attendez le moment propice pour torpiller l’arrangement auquel ont abouti tous les Libanais, parce que vous n’y croyez pas et qu’auriez-vous à répondre à ce sujet?
“Je ne dispose pas de la capacité voulue pour le torpiller. Je suis en position de méfiance et j’appréhende le retour à la réclamation du retrait syrien jusqu’à la Békaa et du retour au Mont-Liban, allant de Jezzine à Zghorta; soit l’ancien projet de (cheikh) Bachir Gemayel.”

- Qui représente donc ce courant aujourd’hui au Liban?
“Il existe toujours un projet en ce sens qui n’a pas changé.”

- Où sont ses symboles?
“Il n’a pas de symboles, mais certains isolationnistes libanais nourrissent un tel rêve.”

- Pourtant, on n’en voit pas la trace sur le terrain...
“Si l’on considère le conflit autour des résultats des élections à Kaslik, entre le courant rénovateur et libéral, représenté par l’abbé Tabet et l’ancien courant représenté par l’abbé Naaman et le père Mouannès, on constate que rien n’a été tranché. Le conflit persiste et vous voulez que je n’aie pas peur?”

- Pareil conflit existe au sein de toute famille et communauté...
“Il s’agit plutôt de conflits idéologiques fondamentaux.”

IL FAUT NATURALISER LES DRUZES DE SYRIE
- Où en est le dialogue avec les partis chrétiens?
“Un dialogue en cours avec Dory Chamoun a débouché sur une coopération aux élections municipales. Le dialogue avec les Kataëb a donné des résultats positifs dans les régions d’Aley et du Chouf. Nous étions en contact avec le “amid” Raymond Eddé, mais les structures du Bloc national ne sont peut-être pas de cette dimension.”
A la question: “Que pensez-vous de l’annexe de la loi sur la naturalisation que le président Hraoui s’est abstenu de signer au dernier moment?”, M. Joumblatt répond: “Nous demandons de naturaliser tous ceux qui ont émigré et nos coreligionnaires du Djébel druze en Syrie.”

Propos recueillis par HODA CHÉDID

Home
Home