SAUVEZ BEYROUTH, CAPITALE CULTURELLE, DE L’ÉCHEC
Depuis
trois ans, l’UNESCO proclame une ville arabe “capitale culturelle” pour
une année entière. Ainsi, elle a choisi Beyrouth, troisième
capitale arabe après Tunis et Al-Charja.
A vrai dire, Beyrouth n’a pas attendu d’être
proclamée capitale culturelle arabe pour devenir, avant cette proclamation,
l’imprimerie, la maison d’édition, le livre, le journal et la rue
au début du siècle, notamment dans les années soixante
et soixante-dix.
Bien que la guerre y ait produit des perturbations
et des déséquilibres, provoquant l’exode de ses intellectuels
et atténuant son éclat, notre capitale a essayé en
temps de paix de récupérer son rôle, en dépit
de multiples difficultés et de maints tabous.
La proclamation de l’UNESCO fournit une occasion
favorable à la réhabilitation de la question culturelle,
laquelle recommence à occuper une place de premier plan sur l’échelle
des préoccupations, après que le sujet de la reconstruction
eut pris cette place au cours des dernières années.
La controverse envenimée autour du projet
relatif à la reconstruction de Beyrouth s’est atténuée
et nous assistons, aujourd’hui, à la naissance d’un nouveau Beyrouth:
du centre commercial au Grand Sérail et à l’aéroport,
en passant par la place des Martyrs, la place de l’Etoile et le parlement.
La capitale est sortie, au plan de la reconstruction, des ruines de la
guerre sur laquelle une décennie s’est écoulée. Quant
à la capitale culturelle, elle ne cesse de rechercher son âme
et son image perdue entre la “gloire” du passé, “l’édifice”
du présent et “l’ambiguïté” de l’avenir.
Dans les années soixante et soixante-dix,
Beyrouth avait occupé une place distinctive l’ayant élevée
au niveau des cités culturelles mondiales. La ville s’était
caractérisée, aussi, par le climat des libertés, ce
qui lui valut d’être une cité universelle capable de recevoir
tous les courants d’idées, les idéologies, les identités,
les races et les ethnies. Elle leur a permis de s’exprimer librement, dans
le droit, la divergence, la critique, le refus et le doute ce qui est,
au fond, le droit culturel par excellence. Là où le droit
de critique est sauvegardé, les conditions de la vie culturelle
sont disponibles. En revanche, là où ce droit est bâillonné,
la vie culturelle perd sa capacité de créer et de se renouveler.
Entre la liberté et la culture existe
un lien plus profond que ce que d’aucuns imaginent. Là où
disparaît la liberté de la divergence, de la critique, du
refus et du doute, la vie s’éclipse et même l’existence. René
Descartes l’a dit dans le passé: “Je doute, donc je pense.
Je pense, donc j’existe”.
La question culturelle à Beyrouth dépasse
l’organisation d’une année culturelle pour atteindre l’essence de
l’existence de Beyrouth et, partant, du Liban; de même que l’attachement
de cette essence au rôle, à l’avenir, à l’identité
et à la spécificité.
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Ce qui m’afflige, vraiment, c’est que la décision
relative à la proclamation de Beyrouth en tant que capitale culturelle
arabe en 1999 a été prise par l’UNESCO, en 1997. Depuis deux
ans, le ministère de la Culture n’a manifesté aucun
intérêt équivalent à l’événement,
ni déployé l’effort nécessaire afin d’assurer son
succès. Tout ce qu’a fait ce ministère, s’est limité
à la formation d’une commission, celle-ci ayant effectué
certains contacts, sans définir ses desseins.
Dès que cette commission a entamé
ses contacts, des centaines de projets ont afflué sur elle; cela
prouve la dynamique de la société civile, contrairement à
l’immobilisme de ce département ministériel, lequel n’a pu
intégrer ces initiatives, ni les faire fructifier. Certains disent
que le ministère n’a pas pris conscience de l’importance de
cet événement, ni de ses portées.
Avec l’avènement du nouveau pouvoir et
la constitution du Cabinet actuel, le ministre de l’Education et de la
Culture a été pris de court et doit rattraper le temps perdu.
Beyrouth est entré dans le premier mois de son année culturelle,
sans que le programme annuel ait été établi dans sa
forme définitive. Etant donné que ce programme devait être
prêt depuis l’an dernier et propagé, médiatiquement,
pour atteindre ses objectifs.
Les Libanais n’ont pas touché du doigt,
jusqu’à cette date, que Beyrouth se prépare, culturellement,
d’une manière différente des années précédentes.
Et il ne semble pas que le programme culturel mis au point ait été
élaboré pour être exécuté. Ce dernier
comporte deux sortes d’activités: une activité ordinaire
accomplie chaque année, sans avoir besoin de proclamer Beyrouth
en tant que capitale culturelle; et une activité tellement grande
qu’il n’est pas logiquement possible de l’exécuter durant l’année
courante, en raison des préparatifs qu’elle nécessite, d’autant
que le financement n’est nullement disponible, à l’ombre d’une politique
d’austérité instaurée par le “Cabinet des seize”.
L’année culturelle arabe a débuté
à Beyrouth sans préparation et sans que les Libanais, excepté
une minorité, réalisent l’importance de ce qui se passe.
Ceci est un indice laissant craindre que l’échec nous attend
à la fin de 1999. Je ne puis, dans ce cas, que lancer un avertissement
qui, j’espère, ne sera pas tardif, invitant le gouvernement
et la société, à entreprendre une action destinée
à assurer le succès de cette année culturelle. Ce
serait une honte et il n’est pas permis que Beyrouth réussisse moins
que Tunis et Charja au plan culturel!
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Beyrouth redeviendra-t-elle la capitale culturelle
des Arabes? C’est un projet pour plus d’un an; le projet du siècle
à venir, mais la perplexité en est la marque distinctive
jusqu’à présent.
La perplexité culturelle de Beyrouth est
une expression existentielle de la perplexité des capitales arabes;
plutôt de la perplexité de la raison arabe à affronter
la situation arabe difficile. Le défi culturel qui vient à
nous est plus important que le problème posé par la baisse
des prix du pétrole, le drame des frappes aériennes américano-britanniques
injustifiées contre l’Irak, la persistance du blocus direct ou indirect
contre la Libye, le Soudan et l’Iran; ou encore, l’arrogance israélienne
à occuper la terre et à accomplir son plus grand projet représenté
par l’occupation de la volonté arabe.
La perplexité de la raison arabe pourrait
être la cause de la perpétuation de ces négativismes,
sans contrôle, ni dissuasion. Le conflit mondial s’est transposé
d’une lutte sur la terre et ce qu’elle représente en tant que positions,
passages et richesses stratégiques, à une lutte sur la technologie
et ce qu’elle représente comme développement, puissance,
cerveaux et, aussi, à une émulation ayant pour enjeu le savoir,
les renseignements et les cultures avec ce qu’ils représentent de
supériorité à tous les niveaux.
Abstraction faite du programme culturel objet
de doute, du retard mis à préparer l’année culturelle
à Beyrouth et de l’absence d’intérêt populaire et élitiste
manifesté à l’égard de cette circonstance, les intellectuels
n’étant pas invités à y prendre part d’une manière
directe, la proclamation de Beyrouth en tant que capitale culturelle arabe
en 1999, pose de nouveau le problème de la liberté au Liban.
Le retour de la liberté à Beyrouth
est la condition préalable pour que Beyrouth redevienne la capitale
culturelle des Arabes. Sans la liberté, Beyrouth n’aurait pas constitué
l’âge d’or de la culture arabe dans les années soixante et
soixante-dix. Sans la liberté, Beyrouth aurait été
une capitale ennuyeuse, à l’instar de la plupart des capitales arabes
et aurait été un projet moderne au plan de la reconstruction,
mais vide de sens, de vie et d’âme.
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La culture n’est ni folklore, ni shows, ni festivals
qui sont autant d’écorces culturelles émergeant à
la surface. Elles s’avèrent importantes dans la mesure où
elles comportent des significations et ont une portée. Par contre,
elles deviennent vides, si elles se contentent des apparences.
Beyrouth ne deviendrait la capitale de la culture
arabe, que si elle engendrait une culture libanaise distinctive, faute
de quoi, Beyrouth se perdrait dans la perplexité arabe.
Pour l’Histoire, je rappelle que Beyrouth a intégré,
hier, les Arabes d’une manière naturelle et sans proclamation, parce
qu’elle s’est distinguée par le cachet de la ville ouverte, assurant
une grande marge de liberté individuelle et collective, d’autant
qu’elle a formé des intellectuels surdoués dans tous les
domaines.
Il suffirait à Beyrouth en 1999, de recouvrer,
entièrement, sa liberté et de dessiner les contours de la
culture libanaise en tant que pilier indispensable sur la voie de l’éveil
de la culture arabe.
J’ai foi en ce que Beyrouth continue à
jouir des conditions de la cité culturelle, même si elle en
a perdu une partie. La capacité de Beyrouth au renouvellement avec
liberté est la base et cette capacité existe dans chaque
Libanais en son for intérieur. Si vous parvenez au fin fond de tout
intellectuel arabe, vous y trouverez Beyrouth et il souhaite pouvoir y
résider.
Sauvez le projet de Beyrouth, capitale culturelle
arabe en 1999, vous sauverez l’avenir du Liban et de la culture arabe.
C’est le pressant appel que nous adressons au pouvoir et au gouvernement. |
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