tribune
 
RAMENER LE DÉBAT DANS SON CADRE
Les singularités qui distinguent le Liban sont nombreuses. Il s’en invente tous les jours une nouvelle. La dernière, depuis quelque temps déjà, ce sont les “iftars” politiques qui rappellent un peu ces fameux banquets de la troisième république en France. 
Un “iftar” comme nul ne l’ignore, c’est un repas de rupture du jeûne. C’est une circonstance de caractère religieux. A l’heure où la déconfessionnalisation de la vie politique est devenue un thème récurrent, on a fait de cette circonstance religieuse une occasion de débat politique. 
Débat? C’est une façon de parler. En fait, c’est un monologue qui prend, généralement, le ton de la propa-gande personnelle. 
Pour le débat politique, il existe un lieu: le siège du Parlement, Place de l’Etoile, sous la présidence (perma-nente) de M. Berri. Là, l’orateur trouve des contradicteurs. Un vote est censé départager les intervenants. Cela s’appelle démocratie parle-mentaire. Mais c’est, aussi, l’une de nos nouvelles singularités: les chefs de file les plus éminents de ce monde politique dédaignent de se produire à cette assemblée. M. Walid Joumblatt (qui figurait déjà rarement au Conseil des ministres de M. Hariri et de M. Hraoui) a fait sensation le jour du dernier débat de confiance en s’y présentant; c’était tout à fait exceptionnel. Chose encore plus inattendue: il était en complet-veston et cravaté, contrairement à ses habitudes d’ailleurs fort sympathiques. 
Par contre, M. Omar Karamé continue de bouder cet aréopage. On ne sait pas pourquoi. Quant à M. Hariri, on peut se demander s’il y apparaîtra jamais en sa qualité de simple député. Il préfère donner à manger. 
Mais personne n’a les moyens de M. Hariri: il peut réunir à son domicile un millier de convives tous les soirs du Ramadan pour un “iftar”. Les cartons d’invitation en sont, paraît-il, distribués à qui veut bien les prendre. C’est une sorte de racolage. 
Une tribune est dûment dressée dans cette immense salle à manger. M. Hariri s’y présente entre la poire et le fromage et tient un discours politique. L’autre soir, M. Walid Joumblatt, très bourgeoisement cravaté (une fois de plus) et accompagné de sa très élégante épouse, occupait la place d’honneur à la table de M. Hariri. 
Le “changement” comme on le voit, n’est plus actuellement le privilège du gouvernement Hoss. 
Il reste à observer qu’à cette tribune, M. Hariri peut dire ce qu’il veut. Il ne risque pas de trouver un contradicteur parmi ce millier de notables (et de moins notables) qui sont venus partager avec lui le pain et le sel. Il y a là un devoir de courtoisie qui impose le silence à l’auditoire. 
M. Hariri viendra-t-il à la Chambre donner la contradiction à M. Hoss? C’est maintenant toute la question. 
***

On ambitionne de bâtir “l’Etat des institutions”. Le moment n’est-il pas venu de se rappeler qu’en régime républicain de démocratie parlementaire, la mère de toutes les institutions c’est l’assemblée représentative? 
Le plus urgent aujourd’hui c’est, précisément, de réhabiliter la Chambre des députés et le débat parlementaire. M. Berri en paraît tout à fait conscient quand il annonce la fin de la fameuse “troïka” et son refus de la ressusciter. Mais la bonne volonté de M. Berri, ou ses bonnes paroles, ne peuvent suffire pour redonner un sens au jeu parlementaire et au débat politique. On a eu une illustration de la difficulté à la façon dont M. Hariri avait refusé le pouvoir qu’une majorité confortable de 84 députés lui offrait pour venir maintenant alimenter une campagne de dénigrement de son successeur. M. Hariri serait-il mauvais joueur? 
Il ne serait pas d’ailleurs le seul. Mais tout le monde ne dispose pas de la même surface. Et puis, il a eu largement sa chance au pouvoir: six années dont nul ne conteste l’ampleur et l’intérêt des travaux qui les ont marquées. Ils sont inscrits dans le sol. 
Il y a maintenant une autre œuvre à accomplir et dont la nature ne correspond pas à sa conception de la démocratie, ni à ses méthodes d’action. Il pourrait donc prendre le temps de souffler et de voir venir. Mais non. Il est pressé d’engager le fer. Son étrange alliance avec Joumblatt, lequel ne cache pas sa méfiance de principe à l’égard du nouveau sexennat présidentiel, pourrait laisser craindre un dérapage désastreux. 
Ainsi, M. Joumblatt qui ne rate pas une occasion de manifester sa crainte pour l’exercice des libertés (il parle déjà de “terreur”!) ne risque-t-il pas, par cette nouvelle alliance avec un homme qui, de nature, paraît tellement dédaigneux du système représentatif, de créer précisément la situation qui mettrait réellement en danger le régime parlementaire? 
L’orientation actuelle du sexennat va dans le sens opposé aux craintes exprimées par M. Joumblatt. Il faut donc prendre garde: en créant des obstacles artificiels à une œuvre nécessaire et unanimement réclamée d’assainissement, ne va-t-on pas acculer l’Exécutif à une forme de pouvoir autoritaire? 
Avant de se jeter dans l’arène, de concocter ses discours et de conclure ses alliances en étalant benoîtement les meilleures intentions du monde, M. Hariri pourrait méditer cette pensée: l’enfer est pavé de bonnes intentions. 
... Lui qui nous avait promis le paradis. 

 
 

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