GÉNÉRATION ARNOUN |
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Après coup, tout le monde en a voulu sa part. Une frénésie de patriotisme jamais égalée. Une bousculade monstre pour tenter de capter l’attention des caméras. Certains ont voulu même donner à croire qu’ils soupçonnaient ce qui allait se passer. Mais quels que soient ou furent les mesquineries et les carambolages aux portes de la ville, rien n’arrivera à ternir l’image qui restera dans notre mémoire. Ce qu’il y eut à Arnoun, l’événement d’Arnoun, ce n’est pas ces gesticulations à l’esbrouffe dont notre classe politique est coutumière, mais une page d’Histoire unique dans son genre, un événement de première grandeur. En effet, qui a jamais vu une poignée d’étudiants, en tee-shirts et à mains nues investir une ville occupée par l’ennemi, la libérer face aux blindés de la plus puissante armée du monde et la plus cruelle?! On a beau blablater sur les motifs d’une telle action et à propos d’éventuels incitateurs dissimulés à l’arrière-plan, on ne changera rien à Arnoun. D’ailleurs, la question n’est pas là. La question n’est pas de savoir si la libération est une affaire minutieusement préparée par les services secrets d’on ne sait quelles puissances occultes. La question - ou du moins une partie de la question - est de souligner la profondeur du fossé qui sépare les générations. D’une part, celle frileuse, chagrine et fataliste qui a dominé la scène jusqu’ici et celle qui a fait Arnoun. Car ces jeunes - ceux et celles - qui ont arraché les barbelés, renversé les obstacles sans se soucier des mines qui caviardaient le terrain, ne savaient pas si les Israéliens - qui montaient la garde à quelques centaines de mètres - allaient tirer ou pas. Et qu’on ne nous dise pas que l’armée israélienne n’aurait pas osé faire feu de peur de se mettre à dos l’opinion publique mondiale. Cette armée a déjà tiré sans hésiter sur des civils, des femmes, des enfants, des vieillards, des réfugiés. Le massacre de Cana - entre autres - est là pour en témoigner. Ces étudiants désarmés ont bravé le pire des dangers, dans une opération presque suicidaire, parce qu’ils en avaient marre de voir leur pays impunément grignoté. Ils en avaient marre d’être constamment humiliés, utilisés comme des pions sur un échiquier politique. Ils en avaient marre du style geignard qui, pendant plus d’un quart de siècle, nous a tenu lieu de politique officielle. Ils en avaient leur claque de la passivité du Conseil de Sécurité et du matraquage régulier du veto américain. Ce sursaut de dignité a forcé les portes de l’impossible et fait basculer le cours des choses tenues pour des constantes. Cela nous change un peu de ceux qui claquent des dents, de ceux qui claquent des mains et de ceux qui claquent des talons. Evidemment, cela ne signifie pas que les Israéliens, pris de terreur, vont se retirer précipitamment du Sud, ni que les Américains cesseront de les couvrir de milliards et d’armes sophistiquées, ni que ces mêmes Américains arrêteront de leur faire un rempart de leurs vetos à répétition. Cela signifie que la mentalité libanaise n’est plus celle de moutons résignés à se laisser tondre avant d’être menés à l’abattoir, ni que pour traduire leur ras-le-bol, ils (les Libanais) aient besoin de solliciter la permission du tuteur. Cela signifie qu’il existe un fossé entre les générations, entre les gouvernants et les gouvernés, mais que ce fossé est en train d’être comblé entre les différentes composantes (communautaires) de la jeunesse actuelle. Et cela, bien plus qu’une loi électorale tarabiscotée, réalisera le brassage social dont on se gargarise dans les discours officiels, mais que chacun de son côté s’acharne à empêcher au nom d’intérêts qui n’osent dire leurs noms. Arnoun signifie que les générations montantes ne veulent plus tolérer d’occupations d’aucune sorte; qu’ils ne veulent plus que leur sort soit décidé ailleurs que chez eux et par d’autres que par eux; qu’ils rejettent les conseils de prudence dont est prodigue Mme Albright, qu’ils refusent désormais de se voir acculer devant l’alternative de se soumettre ou de partir. La génération Arnoun est un tournant dans l’Histoire de ce pays. Peut-être le dernier mot revient à la présentatrice d’un journal télévisé, Dolly Ghanem, quand elle a annoncé: “Aujourd’hui, les étudiants de l’USJ, de l’AUB et de la LAU, ainsi que des autres universités n’ont pas pris de leçons, ils ont quitté leur campus pour aller en donner”... Leçon de courage, leçon de dignité, leçon d’union nationale et promesse d’un Liban nouveau. Désormais, il y aura avant Arnoun et après Arnoun. |