POUR UN SOIXANTE-DIXIÈME

HASSAN II
UN SOUVERAIN “PAS COMME LES AUTRES”



Par JEAN WOLF


Mon premier entretien avec le prince Moulay Hassan II date de 1955. Le roi Mohamed V recevait, à la Celle-Saint-Cloud, près de Paris, dans une extraordinaire ambiance d’euphorie, tous les patriotes présents qui s’étaient battus en son nom pour la libération du pays.

Je revois encore l’extase des dignitaires marocains: le ministre du Protocole, presque centenaire, si Mammeri; le Premier ministre Si Embarek Lahbil Bekkaï, de souche berbère et ancien colonel dans la cavalerie française, pendant la Seconde Guerre mondiale. “Le plus fidèle parmi les fidèles”, me disait de lui le séduisant prince Moulay Abdallah, frère cadet du futur Hassan II, aux fiançailles duquel (avec la délicieuse Lamia Solh) j’aurais la joie d’assister, quatre ans plus tard, à Beyrouth, en présence du roi Mohamed V et du président Fouad Chéhab, prélude à une chaleureuse amitié libano-marocaine qui ne s’est jamais démentie depuis lors.
Mais à la Celle-Saint-Cloud c’était, surtout, l’heure des rêves d’avenir. L’héritier du trône y participait, de toute son âme ardente, aux côtés de ce souverain dont il avait partagé l’exil en Corse; puis, à Madagascar et dont il admirait les conceptions généreuses, la nature chevaleresque. Il avait l’ambition avouée d’être le meilleur de ses collaborateurs.
Docteur en Droit (avec distinction) de l’université de Bordeaux, ce jeune homme ambitieux, très actif, se révélait déjà harmonieusement imprégné de cette double culture qui a toujours été la base de l’équilibre de sa personnalité intellectuelle. Après sa première visite au Caire, le président Gamal Abdel-Nasser confiait, en ma présence, au baron Jacques Benoist-Méchin: “Ce jeune prince est séduisant. C’est un des espoirs du monde arabe. Je souhaite qu’il soit un des personnages-clef de notre renaissance.”
Dans les coulisses de la première conférence au sommet des non-alignés, à Belgrade, en 1961, le maréchal Tito s’exprima en termes presque identiques, ajoutant: “Il a du flair; il voit grand et ira loin.” On sait, aussi, que le général de Gaulle, qui ressentait pour le jeune monarque une sorte d’affection paternelle, avouait qu’à certains égards, il se reconnaissait en lui.
Sa tâche n’était guère aisée. Quand on est l’héritier de plusieurs dynasties dont la sixième, celle des Alaouites, est sur le trône depuis 1659; quand on succède à l’inoubliable Mohamed V, artisan de l’indépendance du pays et rassembleur de ses trois entités essentielles (zones française, espagnole du Nord et Tanger), on ne peut pas se permettre de régner n’importe comment. Ceux qui l’approchèrent après le décès inattendu de son père (26 février 1961), s’aperçurent très vite que ce jeune roi de trente-et-un ans avait acquis une sorte de dimension supplémentaire et était doué d’un sens de l’Etat qui se révélera presque infaillible lors de toutes les grandes options de son règne. Même lorsque, apparemment, il semblait s’être trompé de direction, le cours des événements a presque toujours démontré qu’il avait vu clair; que son instinct l’avait mené là où il devait aller, pour le bien de la nation marocaine et celui de la monarchie. Lorsque, du jour au lendemain, on se trouve à la tête d’un très ancien pays dont l’amour-propre national est devenu chatouilleux et la volonté d’indépendance, irrépressible, parce qu’il s’est battu contre les Romains, les Byzantins, les Espagnols, les Anglais, les Portugais, les Turcs et les Français, il n’est guère aisé de se faire reconnaître comme le “patron” incontesté, même si l’on s’appuie sur une légitimité plus que séculaire.
 
“Hassan II y a réussi parce que, tout de suite, il a su faire respecter à la fois discipline, tradition et progrès; parce qu’il a su gérer, avec sagesse, le patrimoine millénaire dont il était l’héritier, tout en marchant avec son temps. Il s’est manifesté, tout d’abord, en tant que Commandeur des Croyants (marocains) d’une religion faite d’amour et de tolérance, lorsqu’elle est interprétée comme il le faut, faisant appel à cette complicité inaliénable qui a toujours existé entre le peuple et ses princes et se base sur un pacte d’allégeance établi entre le monarque et la communauté des croyants, source essentielle du pouvoir royal”, dit encore avec raison Michel Jobert.
Il y est, également, parvenu parce qu’il a su faire preuve de compréhension et d’affection à l’égard des “autres”, ceux qui ne pratiquent pas la même religion que la sienne, à commencer par les juifs. La communauté juive du Maroc jouit d’une personnalité, d’une liberté d’évolution exceptionnelles et inattendues dans un pays musulman, qui n’est que la continuité d’une tradition plusieurs fois séculaire. Les juifs sont pleinement intégrés dans la nation et maintiennent vivant, contre vents et marées, le témoignage d’une coexistence paisible. Le Maroc d’aujourd’hui compte, paraît-il, 75 synagogues en fonctionnement, dont 37 dans la seule ville de Casablanca. Il en va de même pour les chrétiens. C’est mon ami Ahmed Reda Guedira - jusqu’à son décès le plus fidèle, le plus sûr et le plus clairvoyant des conseillers royaux - qui rappelait dans la revue “Vogue” (Paris) que les chrétiens vivant au Maroc ont toujours entretenu d’excellents rapports avec les autres communautés marocaines.
“Sa Majesté Hassan II, précisait-il, dont l’ouverture d’esprit est exemplaire a, d’abord, tenu à donner un cadre formel à la communauté islamo-chrétienne. Dans une lettre du mois de décembre 1983, le roi écrivait au pape Jean-Paul II: “Depuis des temps immémoriaux, un esprit d’entente fraternelle a toujours marqué chez nous les rapports entre chrétiens et musulmans. Nos ancêtres en ont fait une règle de conduite qui ne fut jamais transgressée. Nous-mêmes, depuis notre accession au trône, avons tenu à ce qu’elle fut scrupuleusement respectée.” Une visite officielle du Pape, un peu plus tard, allait permettre des entretiens pleins d’estime et de compréhension mutuelles entre Hassan II et Jean-Paul II et donner lieu à d’étonnantes scènes de sympathie entre le peuple marocain et son auguste visiteur.
Mais tout ne s’arrange pas grâce à l’unique prestige de la religion. Il fallait régner, s’imposer et imposer le Maroc dans le concert des nations maghrébines, arabes, africaines, face à une Europe suspicieuse, à une Amérique indifférente, à un monde arabe méfiant, découvrir une ligne politique cohérente et novatrice, remettre en marche, en la modernisant, une économie traditionnelle qui piétinait parce que fondée, en grande partie, sur une agriculture sclérosée. Et cela n’a pas marché tout seul.
La machine va pouvoir démarrer à partir du référendum approuvant la deuxième Constitution, le 1er mars 1972, la première ayant capoté quelques années plus tôt. Il était grand temps, parce que depuis quelques mois, les nuages noirs s’accumulaient à l’horizon et deux complots, visant l’existence du roi, avaient failli réussir en 1971 et 1972; l’un au palais de Skhirat où, entouré de ses amis, Hassan II fêtait son anniversaire; l’autre, en provenance de la base aérienne de Kénitra, dont un avion de chasse tenta d’abattre en plein vol l’appareil dans lequel il revenait de France avec tout son entourage. Cette dernière tentative n’échoua que grâce au sang-froid du commandant de bord, le colonel Kabbaj, au calme courage et à la “baraka” phénoménale du souverain.
Les élections de 1977 et 1984 arrangèrent, plus ou moins, les choses. Dans le même temps, avaient lieu, en 1969, à Casablanca, le premier sommet de la Conférence islamique et, en 1974, à Rabat, une solennelle réunion de la Ligue des Etats arabes qui, grâce à l’influence royale adroitement distillée, intronisait Yasser Arafat comme “unique représentant légitime du peuple palestinien.” Une solide consécration pour Hassan II.
Mais le véritable départ aura lieu à la fin de 1975, grâce au coup de génie qui va sceller la cohésion nationale et permet la mise sur pied de la fameuse Marche Verte. Avec d’autres journalistes exténués, j’ai pataugé comme j’ai pu dans les sables d’un désert prodigieux, essayant de suivre des Marocains exaltés, agiles comme des gazelles et hurlant des slogans patriotiques, en brandissant des bannières vertes et rouges, sous la conduite très digne d’Ahmed Osman, beau-frère de Sa Majesté et Premier ministre de l’époque, aussi frais que s’il venait de sortir de son bureau après la signature du courrier.
350.000 volontaires s’étaient ainsi ébranlés vers le Sahara occidental, faisant reculer, précipitamment, l’armée espagnole et entraînant la réintégration de la Seguiet el-Hamra au patrimoine historique chérifien. Celle du Rio-de-Oro suivra en 1978, après le renversement dû aux manœuvres odieuses de l’Algérien Houari Boumedienne, du fondateur de la République islamique de Mauritanie, homme d’Etat avisé et intègre, le président Moktar Ould Daddah.
Dès lors, le souverain alaouite entrera dans la légende du Maghreb el-Aqça, avec le titre d’Unificateur, alors que son père s’était vu décerner le nom de Libérateur. Il lui faudra encore se battre contre une partie des gouvernements du Tiers-monde, rameutés par ses ennemis qui lancent sur les flancs de son armée des contingents de mercenaires et faire construire un mur de 2.500 kilomètres de long, derrière lequel la paix et la prospérité s’établiront, au prix de l’effort colossal de tout un pays. Après avoir vainement rué dans les brancards et avoir senti son amour-propre subir de rudes coups d’épingle, le pauvre Polisario, qui n’a jamais occupé un centimètre carré du Sahara qu’il revendique sans aucun  argument sérieux et de plus en plus abandonné par une Algérie où l’on s’entretue, sauvagement, on est aujourd’hui réduit à brûler ses dernières cartouches diplomatiques. L’heure n’est plus aux combats dans les sables, mais à la préparation longue et compliquée d’un référendum sur la destinée d’un territoire dont les tribus, depuis des centaines d’années, ont toujours fait allégeance à la couronne marocaine. La réputation internationale du Maroc s’est raffermie; elle est devenue enviable. Elle fait, d’ailleurs, envie à d’aucuns. En appuyant, vigoureusement, le président Anouar el-Sadate dans son projet de rétablissement de la paix avec Israël, en présidant avec discernement et dynamisme le comité Al Qods (Jérusalem), en organisant le mémorable sommet de Fès en 1981-1982, en soutenant à fond le “plan Fahd”, conçu par le roi d’Arabie séoudite, en encourageant les efforts de paix dans la dignité, finalement couronnés de succès, en 1994, du roi Hussein de Jordanie, en recevant secrètement, à des moments cruciaux, en son palais d’Ifrane, le général Moshe Dayan; puis, officiellement, Shimon Pérès, le monarque a été l’intrépide précurseur du mouvement pour la paix israélo-arabe.


Avec ses fils, le prince héritier
Sidi Mohamed et le prince Moulay Rachid.

Pour sortir de l’enclavement qui l’enserrait et risquait de paralyser ses efforts, le roi avait compris qu’il fallait foncer de l’avant, de manière judicieuse, toutefois et que le mouvement était son meilleur gage de réussite. C’est, ainsi, qu’il soutint chaleureusement Zein el-Abidine Ben Ali, lors de sa prise du pouvoir en Tunisie, qu’il fut l’élément-moteur, en février 1989, de la création de l’Union du Maghreb arabe, avec des partenaires, tous plus ou moins désunis jusque-là (et qui, hélas! le sont encore quelque peu aujourd’hui.). Mais il est clair que cette fondation peut engendrer des conséquences bénéfiques pour cinq peuples frères (Maroc, Tunisie, Algérie, Libye, Mauritanie) qui pourront un jour collaborer plus utilement qu’en ordre dispersé avec l’Union européenne.  On se souviendra, aussi, que le Maroc a fait, il y a quelques années, une demande d’adhésion aux Communautés européennes, qui n’a pu être acceptée pour des raisons géographiques et juridiques. Mais le “non” des Européens fut assorti de considérations amicales pour le royaume et de promesses de collaboration qui semblent, jusqu’ici, avoir été largement tenues. Mais un de ses plus grands succès a certainement été la mise sur pied du sommet de la Ligue arabe, fin mai 1989. Le roi a, en grande pompe, réintroduit dans le giron arabe, Hosni Moubarak, successeur d’Anouar el-Sadate, assassiné par des fondamentalistes, dont le pays avait été exclu des sessions de la Ligue depuis plusieurs années. Il a, aussi, réconcilié le même chef d’Etat égyptien avec son ennemi juré d’alors, le colonel Kazzafi. On peut affirmer qu’il a fait passer un souffle nouveau sur la vieille institution engluée dans le conformisme, depuis la disparition de son meilleur secrétaire général, Abdel-Khalek Hassouna. C’est, aussi, grâce à Hassan II que Yasser Arafat a été, pour la première fois, reçu officiellement et acclamé par tous ses pairs arabes, en tant que président de l’Autorité palestinienne nouvellement créée. Hussein, de Jordanie; Hafez Assad, de Syrie et Saddam Hussein, d’Irak se serrèrent longuement la main en souriant devant le souverain épanoui. On croit rêver, parce que, depuis lors...
Sur le plan intérieur, de Tanger à Dakhla, avec détermination, le régime qui évolue et s’ouvre, de plus en plus, sous l’influence royale, se bat contre les difficultés, les handicaps, la montée des périls. La lutte contre la désertification, l’amplification de la responsabilité des collectivités locales, l’encouragement des entreprises privées à l’investissement sont autant de mesures prises en compte par les plans quinquennaux successifs. Pour pallier l’exode rural (40% de la population travaille dans le secteur primaire) et rendre le pays indépendant au niveau agricole, le véritable combat à mener sans relâche est celui de l’eau. Grâce à l’initiative royale, le Maroc dispose, aujourd’hui, de plus de 60 barrages représentant quelque 25 milliards de mètres cubes d’eau (c’est-à-dire bien davantage que le super-barrage d’Assouan, en Haute Egypte), qui ont empêché de véritables disettes lors de sécheresses successives.
Enfin, le souverain, qui souhaite que son héritier, le prince Sidi Mohamed, formé avec intelligence et affection suivant des normes modernes et fait preuve de remarquables dispositions, aussi bien politiques, qu’économiques, puisse un jour régner sur un Etat de droit d’où seront effacées les dernières traces d’absolutisme, a donné son accord et son soutien au Premier ministre pour que l’on puisse fermer, dans la dignité et avec les indemnisations voulues, le dossier des prisonniers politiques morts en détention après les mutineries des années 70 et que l’on fasse toute la clarté sur le sort des “disparus”. On prévoit, aussi, la grâce des derniers détenus. Pourra-t-on, ainsi, après ce geste de justice, célébrer sans arrière-pensée, à la veille du soixante-dixième anniversaire de ce monarque hors du commun, après trente-huit ans d’un règne fécond, ouvrant toutes larges les fenêtres du Maroc sur la modernité, un chef d’Etat qui aura su, progressivement, diriger son pays sur les voies d’une véritable démocratie? Je me souviens qu’il m’avait dit, en 1962, devant Ahmed Reda Guedira, le conseiller de toujours (qui allait devenir directeur du Cabinet royal; puis, ministre des Affaires étrangères) et le merveilleux idéaliste, Giorgio La Pira, maire de Florence: “Pour le bien-être de mon peuple, je rêve de faire une révolution par le haut. Sinon, par quoi justifier l’exercice du pouvoir, qui n’est pas une fin en soi?”
On peut penser, raisonnablement, que ce souhait est en train de devenir une réalité.
 


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