HASSAN II
UN SOUVERAIN “PAS COMME LES
AUTRES”
Je revois encore l’extase des dignitaires marocains: le ministre du
Protocole, presque centenaire, si Mammeri; le Premier ministre Si Embarek
Lahbil Bekkaï, de souche berbère et ancien colonel dans la
cavalerie française, pendant la Seconde Guerre mondiale. “Le plus
fidèle parmi les fidèles”, me disait de lui le séduisant
prince Moulay Abdallah, frère cadet du futur Hassan II, aux fiançailles
duquel (avec la délicieuse Lamia Solh) j’aurais la joie d’assister,
quatre ans plus tard, à Beyrouth, en présence du roi Mohamed
V et du président Fouad Chéhab, prélude à une
chaleureuse amitié libano-marocaine qui ne s’est jamais démentie
depuis lors.
Mais à la Celle-Saint-Cloud c’était, surtout, l’heure
des rêves d’avenir. L’héritier du trône y participait,
de toute son âme ardente, aux côtés de ce souverain
dont il avait partagé l’exil en Corse; puis, à Madagascar
et dont il admirait les conceptions généreuses, la nature
chevaleresque. Il avait l’ambition avouée d’être le meilleur
de ses collaborateurs.
Docteur en Droit (avec distinction) de l’université de Bordeaux,
ce jeune homme ambitieux, très actif, se révélait
déjà harmonieusement imprégné de cette double
culture qui a toujours été la base de l’équilibre
de sa personnalité intellectuelle. Après sa première
visite au Caire, le président Gamal Abdel-Nasser confiait, en ma
présence, au baron Jacques Benoist-Méchin: “Ce jeune prince
est séduisant. C’est un des espoirs du monde arabe. Je souhaite
qu’il soit un des personnages-clef de notre renaissance.”
Dans les coulisses de la première conférence au sommet
des non-alignés, à Belgrade, en 1961, le maréchal
Tito s’exprima en termes presque identiques, ajoutant: “Il a du flair;
il voit grand et ira loin.” On sait, aussi, que le général
de Gaulle, qui ressentait pour le jeune monarque une sorte d’affection
paternelle, avouait qu’à certains égards, il se reconnaissait
en lui.
Sa tâche n’était guère aisée. Quand on est
l’héritier de plusieurs dynasties dont la sixième, celle
des Alaouites, est sur le trône depuis 1659; quand on succède
à l’inoubliable Mohamed V, artisan de l’indépendance du pays
et rassembleur de ses trois entités essentielles (zones française,
espagnole du Nord et Tanger), on ne peut pas se permettre de régner
n’importe comment. Ceux qui l’approchèrent après le décès
inattendu de son père (26 février 1961), s’aperçurent
très vite que ce jeune roi de trente-et-un ans avait acquis une
sorte de dimension supplémentaire et était doué d’un
sens de l’Etat qui se révélera presque infaillible lors de
toutes les grandes options de son règne. Même lorsque, apparemment,
il semblait s’être trompé de direction, le cours des événements
a presque toujours démontré qu’il avait vu clair; que son
instinct l’avait mené là où il devait aller, pour
le bien de la nation marocaine et celui de la monarchie. Lorsque, du jour
au lendemain, on se trouve à la tête d’un très ancien
pays dont l’amour-propre national est devenu chatouilleux et la volonté
d’indépendance, irrépressible, parce qu’il s’est battu contre
les Romains, les Byzantins, les Espagnols, les Anglais, les Portugais,
les Turcs et les Français, il n’est guère aisé de
se faire reconnaître comme le “patron” incontesté, même
si l’on s’appuie sur une légitimité plus que séculaire.
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Avec ses fils, le prince héritier
Sidi Mohamed et le prince Moulay Rachid.
Pour sortir de l’enclavement qui l’enserrait et risquait de paralyser
ses efforts, le roi avait compris qu’il fallait foncer de l’avant, de manière
judicieuse, toutefois et que le mouvement était son meilleur gage
de réussite. C’est, ainsi, qu’il soutint chaleureusement Zein el-Abidine
Ben Ali, lors de sa prise du pouvoir en Tunisie, qu’il fut l’élément-moteur,
en février 1989, de la création de l’Union du Maghreb arabe,
avec des partenaires, tous plus ou moins désunis jusque-là
(et qui, hélas! le sont encore quelque peu aujourd’hui.). Mais il
est clair que cette fondation peut engendrer des conséquences bénéfiques
pour cinq peuples frères (Maroc, Tunisie, Algérie, Libye,
Mauritanie) qui pourront un jour collaborer plus utilement qu’en ordre
dispersé avec l’Union européenne. On se souviendra,
aussi, que le Maroc a fait, il y a quelques années, une demande
d’adhésion aux Communautés européennes, qui n’a pu
être acceptée pour des raisons géographiques et juridiques.
Mais le “non” des Européens fut assorti de considérations
amicales pour le royaume et de promesses de collaboration qui semblent,
jusqu’ici, avoir été largement tenues. Mais un de ses plus
grands succès a certainement été la mise sur pied
du sommet de la Ligue arabe, fin mai 1989. Le roi a, en grande pompe, réintroduit
dans le giron arabe, Hosni Moubarak, successeur d’Anouar el-Sadate, assassiné
par des fondamentalistes, dont le pays avait été exclu des
sessions de la Ligue depuis plusieurs années. Il a, aussi, réconcilié
le même chef d’Etat égyptien avec son ennemi juré d’alors,
le colonel Kazzafi. On peut affirmer qu’il a fait passer un souffle nouveau
sur la vieille institution engluée dans le conformisme, depuis la
disparition de son meilleur secrétaire général, Abdel-Khalek
Hassouna. C’est, aussi, grâce à Hassan II que Yasser Arafat
a été, pour la première fois, reçu officiellement
et acclamé par tous ses pairs arabes, en tant que président
de l’Autorité palestinienne nouvellement créée. Hussein,
de Jordanie; Hafez Assad, de Syrie et Saddam Hussein, d’Irak se serrèrent
longuement la main en souriant devant le souverain épanoui. On croit
rêver, parce que, depuis lors...
Sur le plan intérieur, de Tanger à Dakhla, avec détermination,
le régime qui évolue et s’ouvre, de plus en plus, sous l’influence
royale, se bat contre les difficultés, les handicaps, la montée
des périls. La lutte contre la désertification, l’amplification
de la responsabilité des collectivités locales, l’encouragement
des entreprises privées à l’investissement sont autant de
mesures prises en compte par les plans quinquennaux successifs. Pour pallier
l’exode rural (40% de la population travaille dans le secteur primaire)
et rendre le pays indépendant au niveau agricole, le véritable
combat à mener sans relâche est celui de l’eau. Grâce
à l’initiative royale, le Maroc dispose, aujourd’hui, de plus de
60 barrages représentant quelque 25 milliards de mètres cubes
d’eau (c’est-à-dire bien davantage que le super-barrage d’Assouan,
en Haute Egypte), qui ont empêché de véritables disettes
lors de sécheresses successives.
Enfin, le souverain, qui souhaite que son héritier, le prince
Sidi Mohamed, formé avec intelligence et affection suivant des normes
modernes et fait preuve de remarquables dispositions, aussi bien politiques,
qu’économiques, puisse un jour régner sur un Etat de droit
d’où seront effacées les dernières traces d’absolutisme,
a donné son accord et son soutien au Premier ministre pour que l’on
puisse fermer, dans la dignité et avec les indemnisations voulues,
le dossier des prisonniers politiques morts en détention après
les mutineries des années 70 et que l’on fasse toute la clarté
sur le sort des “disparus”. On prévoit, aussi, la grâce des
derniers détenus. Pourra-t-on, ainsi, après ce geste de justice,
célébrer sans arrière-pensée, à la veille
du soixante-dixième anniversaire de ce monarque hors du commun,
après trente-huit ans d’un règne fécond, ouvrant toutes
larges les fenêtres du Maroc sur la modernité, un chef d’Etat
qui aura su, progressivement, diriger son pays sur les voies d’une véritable
démocratie? Je me souviens qu’il m’avait dit, en 1962, devant Ahmed
Reda Guedira, le conseiller de toujours (qui allait devenir directeur du
Cabinet royal; puis, ministre des Affaires étrangères) et
le merveilleux idéaliste, Giorgio La Pira, maire de Florence: “Pour
le bien-être de mon peuple, je rêve de faire une révolution
par le haut. Sinon, par quoi justifier l’exercice du pouvoir, qui n’est
pas une fin en soi?”
On peut penser, raisonnablement, que ce souhait est en train de devenir
une réalité.