Le
mythe de la minceur, la chasse aux kilos, la guerre aux calories,
bénéfiques pour certains, contribuent, néanmoins,
à stimuler un phénomène en expansion dans notre monde
moderne: l’anorexie mentale. Apanage des sociétés d’abondance
et des milieux aisés, ce refus obsessionnel de nourriture se déclare,
surtout, à l’adolescence et touche
la population féminine dans 90% des cas.
Affirmation de soi? Besoin de susciter l’intérêt d’autrui? Quelles qu’en soient les raisons, le résultat est toujours le même: corps décharnés, silhouettes squelettiques, dépérissement physique et moral. Les anorexiques recherchent, inlassablement, une minceur qu’elles ne trouvent jamais suffisante. Au Liban, où la table constitue un symbole de convivialité, l’anorexie mentale relève presque de l’insolite. |
ANOREXIQUE DEPUIS L’ÂGE DE 10 ANS
“J’ai toujours eu peur de grossir”. Houda, anorexique depuis l’âge
de 10 ans, raconte sa lutte contre cette maladie d’un ton serein et d’une
voix égale. Sa lucidité est frappante, ses termes choisis,
preuve d’une maturité et d’une prise de conscience.
Son mal s’est déclaré vers 18 ans. “Probablement bien
avant, s’empresse-t-elle de rectifier. Je dévorais des yeux les
“top models” et les actrices aux courbes parfaites, à la taille
de guêpe. Leur corps sculptural que j’admirais tant m’obsédait,
me complexait. Pour plaire, il fallait leur ressembler; il fallait maigrir.”
Seul moyen d’y accéder: se priver de nourriture. Elle en a trop
fait. Pour une taille de 1.61m, elle ne pesait plus que 30kg.
“Je m’étonnais de me sentir bien dans ma peau et pleine d’énergie.
Je réussissais brillamment dans mes études et figurais parmi
les premières de ma classe.
“Mes parents s’inquiétaient; ne comprenaient pas mon refus catégorique
de manger.” Les engueulades quotidiennes et violentes d’un père
excédé par le comportement de sa fille, venaient troubler
le calme d’une famille que rien ne prédisposait à une telle
épreuve. “C’étaient des cris à n’en plus finir...
J’en tremble encore. Le sentiment de n’être qu’une enfant face à
mes parents ne m’a plus quittée depuis.”
Les cheveux de Houda ont chuté, ses règles ont cessé.
Elle a consulté plus d’un spécialiste. Peine perdue. Aucun
n’a pu la guérir. Le dernier en date, un pédiatre, diagnostique
une anorexie et l’oriente vers un psychiatre.
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“La thérapie psychiatrique et médicamenteuse, initiée
en 1994, m’a été bénéfique pendant un certain
temps. Les médicaments ont provisoirement soigné les problèmes
psychologiques dont je souffrais également: déprime, sentiment
pénible de solitude (même en compagnie de parents ou d’amis),
d’infériorité, de culpabilité, de mélancolie
et de tristesse. J’ai toujours eu l’impression que des yeux m’observaient,
qu’on me jugeait et me critiquait.”
Parallèlement à cette thérapie, Houda était
suivie de près par une nutritionniste qui lui a concocté
un régime alimentaire équilibré adapté à
ses goûts personnels.
“Pendant un laps de temps, mon état s’est amélioré,
mon poids a augmenté et j’étais de nouveau réglée.
Les activités que je menais (écriture d’un recueil de poésie,
visite aux handicapés et aux vieillards) m’ont beaucoup aidée
à sortir de moi-même et à m’oublier. Mais pas pour
longtemps. Depuis, je passe constamment par des hauts et des bas.”
Houda est diplômée, mais ne travaille pas actuellement.
Elle ne sort pas beaucoup. “J’ai peur d’affronter les gens; un sentiment
d’anxiété m’envahit. Même la sonnerie du portail annonçant
une visite prévue me fait tressaillir d’angoisse.
“Après tant d’années de traitement, j’ai renoncé
aux médicaments. Je suis lasse et pessimiste: je crois bien que
l’anorexie reprend le dessus. Je me sens vaincue de nouveau.”
Houda a, maintenant, 31 ans.
POURQUOI L’ANOREXIE?
Le témoignage de cette jeune femme, bien que très révélateur,
ne peut constituer un prototype représentatif de tous les cas d’anorexie.
Cette tendance obsessionnelle de se priver de nourriture, afin de perdre
du poids est une maladie essentiellement psychiatrique. Elle se rencontre
rarement chez l’enfant et se déclenche plutôt à l’adolescence
autour de 17 ans, en moyenne. Elle est chronique et revêt deux formes:
qualitative, la restriction portant, alors, sur certains aliments considérés
nourrissants et quantitative, se traduisant par le refus total de manger.
La quantité d’aliments ingérés diminue, progressivement,
avec le temps et le sujet en arrive à refuser toute nourriture.
Celui-ci est considéré anorexique lorsqu’il perd plus de
15% de son poids normal, sans raisons médicales connues.
L’anorexie se développe, insidieusement, sur un terrain propice.
Elle est provoquée par un cumul de plusieurs facteurs de risques
variant d’une personne à une autre.
L’observation de certains anorexiques met en évidence le rôle
de l’hérédité et de la génétique. En
famille, on détecte des ascendants ayant souffert de cette maladie.
La personnalité du sujet entre, également, en compte.
Perfectionniste ou très introverti, il a constamment besoin de tout
contrôler. N’y arrivant pas, il se rabat sur son corps et son poids
qu’il réussit à manipuler.
L’anorexie peut débuter à la suite d’un choc émotionnel,
d’une jalousie entre sœur et frère, d’un événement
brutal (décès d’un parent, séparation brusque, échec
scolaire, déception sentimentale,...)
Elle pourrait être assimilée à une espèce
de bouderie morbide, de chantage affectif, dirigée contre les adultes
avec le désir d’attirer sur soi l’attention de l’entourage. La famille
à structure très rigide exerce, inconsciemment, une forte
pression sur l’enfant. Elle établit tout un système de valeur
auquel le jeune s’y conforme pour lui plaire, mais au prix de lui-même.
Son corps devient le seul moyen, pour lui, d’exprimer son identité.
Certains spécialistes s’accordent à mettre en évidence
le rôle de la mère:
- anxiété, insécurité, immaturité
d’une mère distillant autour d’elle une atmosphère d’inquiétude
et d’insécurité;
- autoritarisme d’une mère castratrice s’acharnant à
maintenir sa fille en bas-âge;
- abandon maternel.
AGRESSIVITÉ ET AUTRES FACTEURS
L’anorexie mentale apparaît chez ces adolescents comme l’expression
d’une agressivité dirigée contre leur mère, doublée
d’un sentiment de culpabilité et d’une conduite auto-punitive.
Le début de cette maladie est souvent mis en rapport avec les
plaisanteries de camarades sur un petit embonpoint ou avec la valorisation
médiatique d’actrices émaciées représentant
un certain idéal féminin.
Les régimes drastiques qu’entreprennent les adolescentes, afin
de perdre quelques kilos supplémentaires ou par simple désir
d’identification à leur mère, constitue une porte ouverte
vers l’anorexie.
Autres facteurs favorisants l’anorexie, certaines croyances diététiques
(végétarisme poussé à l’extrême) et les
exercices physiques excessifs (Fitness) pratiqués jusqu’à
la blessure.
LES CAS D’ANOREXIE AU LIBAN?
L’unique étude réalisée au Liban sur l’anorexie
a été effectuée, en 1996, par le Dr Josyan Madi-Skaff,
psychiatre.
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MÉTAMORPHOSE DU CORPS
La privation intentionnelle et orchestrée de nourriture mène,
progressivement, à la détérioration physique et organique
des anorexiques.
Leurs fonctions vitales (respiration, pouls, pression sanguine) diminuent,
l’activité glandulaire, hormonale et métabolique se ralentit.
L’amaigrissement est le premier symptôme important, fréquemment
révélateur. Il est régulier, continu, progressif.
En l’absence de carence protidique prédominante, il s’accompagne
pendant longtemps d’une période d’activité paradoxale où
les malades se disent infatigables.
La peau devient sèche, rugueuse, brunâtre ou amincie.
Transparente, elle laisse entrevoir de forts réseaux veineux. Elle
se garnit d’un fin duvet sur les zones habituellement glabres.
Le teint est pâle ou jaunâtre, le faciès ridé,
vieilli, les tissus déshydratés, les masses musculaires réduites,
les cheveux secs et friables. Les ongles, garnis de stries blanchâtres,
cassent facilement.
La constipation due à l’hypoalimentation et l’ostéoporose
(décalcification des os) accompagnent ces symptômes.
L’insomnie a été signalée.
L’aménorrhée (disparition des règles) constitue,
très souvent, un signe d’alarme pour la famille et le malade lui-même.
Chez les fillettes non encore réglées, les menstrues n’apparaissent
pas.
Chez les autres, elles sont irrégulières, peu abondantes,
espacées; puis, supprimées.
La disparition des seins et des rondeurs des hanches s’associe à
ces perturbations organiques pour donner aux anorexiques un look d’enfants
impubères. Elle recule leur entrée dans le monde adulte,
leur évite de prendre l’aspect d’une femme et d’affronter la sexualité.
Chez le jeune homme où l’anorexie mentale est beaucoup plus
rare, l’impuissance sexuelle se manifeste.
Une pub qui reproduit fidèlement le souci de rester mince chez les toutes jeunes filles, même les moins de dix ans. |
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COMPORTEMENT ET RITES ÉTRANGES
Quel que soit le discours de la jeune anorexique, son comportement
est toujours finalisé par le désir de maigrir, lié
à sa hantise de gagner du poids.
Sa perception erronée de la réalité lui fait voir
les personnes épaisses et lourdes comme étant plus minces
et fines qu’elle. Elle a le sentiment d’un corps bourré, encombré
et gros.
Elle développe d’étranges rituels alimentaires auxquels
elle s’attache, rigidement, passe son temps à calculer les calories
et à se peser au gramme près.
Certaines malades se plaignent de troubles digestifs: gêne après
les repas, ballonement, brûlures,... Elles éprouvent des nausées,
des régurgitations et restituent les aliments aussi discrètement
que possible. Les vomissements, souvent provoqués au début,
se reproduisent plus facilement par la suite, même spontanément,
comme sur commande.
D’autres ne se contentent pas de stopper l’alimentation. Elles recourent
aux laxatifs ou diurétiques et s’engagent dans des exercices physiques
strictes, afin de perdre le peu qu’elles ont pu gagner.
L’anorexique enregistre, en général, au cours de ses
années scolaires, réussite et bonne conduite. Mais elle souffre,
en même temps, d’un sentiment d’infériorité en matière
d’intelligence, de personnalité ou d’apparence générale.
Vulnérable, elle ne s’évalue qu’à travers le regard
d’autrui. Sa crainte de commettre des erreurs, l’incite à éviter
le “nouveau” et à s’en tenir strictement aux habitudes.
Ses relations sociales tendent à se réduire, même
si elles se multiplient apparemment. Elle souhaite toujours davantage de
relations et d’activités, mais s’arrange, aussi, pour ne pas y être
trop impliquée.
Au commencement de l’anorexie et au cours de son évolution,
les épisodes boulimiques sont relativement fréquents, honteusement
cachés et annulés par les vomissements. Ils sont imputés
au corps, cette “carcasse gênante” dont il faut triompher.
Parallèlement à l’apparition de la restriction alimentaire,
se manifestent souvent des perturbations psychologiques, tels que l’irritabilité,
la dépression, le retrait, l’isolement, le refuge dans le travail
incessant, les tendances suicidaires...
L’anorexique affiche un immobilisme entêté face aux pressions
(parfois maladroites et violentes) de son milieu qui veut l’amener à
s’alimenter. Elle manifeste une ingéniosité particulière
pour tromper sur son état: supercherie dans les pesées, dissimulation
d’aliments prétendus absorbés, etc...
En présence d’un médecin, elle subit interrogatoire et
examen avec la même attitude de passivité réservée.
Elle accueille l’intervention médicale avec scepticisme et utilise
tous les subterfuges pour rendre la thérapie inopérante.
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DÉTECTER
L’ANOREXIE
Le Body Mass Index est une unité de mesure permettant de situer
notre poids par rapport à la normale.
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Un des effets de l’anorexie peut se
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ANOMALIE CÉRÉBRALE
Le phénomène de l’anorexie encore mal compris, fait toujours l’objet de nombreux travaux. Des chercheurs anglais ont récemment découvert que cette maladie serait provoquée par une anomalie au cerveau. Selon eux, les zones cérébrales commandant l’appétit et la perception visuelle des anorexiques manquent d’irrigation sanguine. Cette prédisposition organique vient s’ajouter aux facteurs psychologiques et sociaux qui entrent largement en compte dans la maladie. |
À LA DÉCOUVERTE DE LEUR ENFANT
L’influence du milieu familial entre largement en ligne de compte.
D’où l’importance d’une thérapie familiale, afin de modifier
l’atmosphère du foyer et espérer une guérison durable.
Dans le temps, la séparation d’avec les parents était considérée
comme une nécessité absolue.
D’une part, l’isolement permettait de soustraire l’anorexique aux relations
conflictuelles de la famille et de la placer sous l’influence exclusive
du médecin.
D’autre part, le désir de raccourcir la durée de cet
isolement et de revoir la famille était parfois suffisant pour que
le malade consente à s’alimenter. De nos jours, le travail se fait,
surtout, en collaboration avec les parents. Il leur est demandé
de ne pas exercer de pressions sur leur enfant, d’éviter les scènes
en famille et d’agir très normalement en sa compagnie. Ils sont
aidés à s’ouvrir à ses problèmes et à
établir avec lui des rapports dépassant la maladie et la
nourriture. Il s’agit de lui octroyer une place bien à lui, sans
le rendre pour autant le centre d’intérêt d’une famille en
mal d’évolution.
REMERCIEMENTS
Nous remercions tous ceux qui, par leur expérience professionnelle ou leur vécu, ont complété et enrichi la somme des documents collectés par nos soins pour les besoins de ce dossier. Nous citons, en particulier, le Dr Josyan Madi-Skaff, psychiatre à l’Hôpital Libanais (Jeitawi), Mme Alda Zeidan Salem, diététicienne et nutritionniste; ainsi que Houda, la jeune anorexique pour son sincère témoignage. Un chaleureux remerciement aux documentalistes qui ont bien voulu nous faciliter la tâche. |