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EN MARGE DE L’ACTUALITÉ

C’est un genre d’événement assez rare pour qu’on s’y arrête: un homme seul a consacré vingt-cinq ans de sa vie à la recherche historique et le résultat de ses travaux paraît cette semaine sous la forme d’un énorme ouvrage de près de 900 pages, avec une cinquantaine de magnifiques planches en couleurs et des annexes d’une grande utilité pratique. Un monument. C’est ce que l’auteur, François Harfouche, intitule: “La nouvelle histoire universelle. Comment l’écrire?” Une bibliographie qui couvre neuf pages signale déjà l’ampleur de son effort.
L’ambition de François Harfouche en se livrant à cette entreprise, qui aurait normalement réclamé la collaboration de plusieurs équipes de spécialistes, est de replacer les multiples histoires particulières des peuples et des civilisations dans un cadre universel en remontant à la source unique de toutes les civilisations (ou “sous-civilisations”, comme il se plaît à le souligner): Sumer (ou Kalam) là, en Mésopotamie, où commence l’Histoire avec l’invention des premiers essais de l’homme pour consigner par écrit son activité, il y a de cela cinq mille ans.
Je ne sais pas si je traduis exactement la pensée de l’auteur en ce résumé. Mais je sais qu’après avoir retracé les diverses étapes de cette longue évolution, il se livre à un plaidoyer d’une portée considérable en faveur d’une méthodologie pour écrire l’histoire universelle, en faveur d’une écriture scientifique de cette histoire, en faveur de la réhabilitation de l’enseignement de l’histoire dans les écoles, d’une histoire dépouillée des mythologies nationales ou nationalistes.
Quelle chance a-t-il d’être entendu? Ne court-il pas après la vision utopique d’une humanité pacifiée par une meilleure connaissance de ses origines communes? Mais François Harfouche a les pieds sur terre et l’obstination avec laquelle il a poursuivi la réalisation de son ouvrage pendant 25 ans, témoigne bien du sérieux de sa recherche. En tout cas, son mérite est immense et la lecture de son ouvrage est passionnante et singulièrement éclairante. Il met les choses au point et dissipe un nombre infini de préjugés.

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Comme le hasard fait parfois bien les choses, l’ouvrage de François Harfouche paraît au moment où un groupe d’intellectuels, sous la direction de Samir Frangié, annonce la mise en train d’une recherche pour la définition de l’identité nationale. Voilà justement un travail qui, pour être crédible, réclame une étude de l’histoire. Autrement dit, avant de dire: “Qui sommes-nous?”, il faudrait pouvoir répondre à l’autre question: “D’où venons-nous?”
Au Liban, ce genre de question a toujours souffert d’un  traitement polémique, de caractère politique, c’est-à-dire partisan. L’histoire du Liban n’a jamais pu être écrite ou enseignée en toute objectivité. On sait que, depuis le fameux accord de Taëf, ce sujet est censé être à l’ordre du jour. Mais où sont les historiens aptes à l’affronter dans un esprit purement scientifique et capables de dégager un consensus qui mettrait tous les Libanais d’accord sur leurs origines et leur destin?
Jusqu’ici, on n’en a pas entendu parler ou alors on est mal informé.
Je ne sais pas si François Harfouche, intervenant dans cet interminable débat, le tranchera d’un mot: nous sommes tous les héritiers directs de Sumer! Mais il faut être sérieux. Il y a eu tout de même, en 5000 ans, tant de bouleversements, de mouvements de population et de strates historiques accumulées qu’on est bien forcé, avant d’arriver à une conclusion qui correspondrait aux réalités actuelles, de dépouiller cette longue histoire de tout ce qu’elle a laissé s’ancrer dans les mentalités populaires.
Voilà donc ébauché un programme de travail qui réclamera beaucoup de compétences, beaucoup de patience et beaucoup de probité intellectuelle.
Le Liban manque d’un institut de recherche historique.

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Remercions François Harfouche de nous avoir fourni, cette semaine, un sujet de réflexion qui nous éloigne, pour un moment, de la routine d’une actualité faite d’épuration ethnique et de bombardements aériens, de destructions et de sang - ou de conflits d’origine biblique à nos frontières.
Progrès de la civilisation ou progrès de la barbarie? En cinq mille ans, on est passé des tablettes d’argile d’Ur aux écrans d’internet, mais les mentalités n’ont pas fait un pas en avant. Voyez les Serbes au cœur de l’Europe! Ou un Netanyahu au cœur du Proche-Orient. Ou Saddam Hussein au pays d’entre-les-deux fleuves, Sumer précisément.
La continuité historique, en ce sens, a de quoi décourager. Si vraiment la connaissance du passé pouvait aider l’homme à s’assagir et à se bâtir un avenir meilleur, il y a beau temps que le monde serait autre. Mais les politiques ignoreront toujours les leçons de l’Histoire. 


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