DOSSIER
INCONSCIENCE, FOLIE DES
GRANDEURS, DÉFOULEMENT OU DISTINCTION?
Le Larousse
définit la frime en ces termes: “Apparence trompeuse destinée
à faire illusion ou à impressionner les autres, pour étonner,
pour se rendre intéressant, en apparence seulement”.
Le mot, en lui-même, suffit à déchaîner les
avis les plus contradictoires. Synonyme de raffinement et de distinction
pour certains, ils perçoivent la frime comme une façon d’échapper
à la grisaille quotidienne, tout en s’amusant. Pour d’autres, il
s’agit d’une attitude honteuse, doublée d’un étalage de richesses
d’autant plus choquant, que le pays passe par une crise accablante et que
les gens ont, quelquefois, tendance à se priver de l’essentiel pour
paraître. Ce sujet apparemment futile, prend actuellement une telle
ampleur au Liban, qu’on ne peut y rester indifférent. Les Libanais
ont toujours eu un net penchant pour le luxe, l’élégance
et le raffinement. Cependant, toute chose poussée à l’extrême
finit par tourner au ridicule et en croyant se distinguer des autres, certains
ont fini par être montrés du doigt et désignés
comme exemple de futilité et de snobisme.
Après vingt années de guerre, notre pays assiste à
une inversion incroyable des valeurs. Il suffit pour cela de regarder un
peu autour de soi. On aurait du mal à admettre que le nouveau critère
pour plaire, n’est ni l’intelligence, ni l’humour, encore moins le physique,
mais l’argent avec un grand “A”.
Plus que de simples amateurs, les frimeurs sont des passionnés du
paraître et le plus important à leurs yeux est d’être
vus.
Faire partie de la jet-set libanaise est, semble-t-il, devenu tout un art.
Ne rater aucun nouveau restaurant, aucune nouvelle boutique, avoir le dernier
modèle de cellulaire, une ou plutôt plusieurs voitures de
luxe; être sûr de voir sa photo dans les revues mondaines;
enfin, tout ce qui est possible pour être vu est devenu une nécessité
de premier ordre. A ce sujet, nous avons interrogé plusieurs personnes
et proposons à nos lecteurs, des exemples courants tirés
de la vie quotidienne des frimeurs libanais.
LE LOOK
Le premier critère est, bien évidemment, que les vêtements
soient signés, qu’on puisse en voir la marque, sinon qu’on se débrouille
pour qu’elle soit vue, ou trouver le moyen d’en parler en précisant
que cette pièce coûte très cher...
En public, les femmes se font un plaisir d’ôter leur manteau ou leur
veste au ralenti pour mettre l’étiquette en évidence. Les
hommes en feront de même pour la montre et la cravate. En ce qui
concerne la montre, ce serait de préférence une Bulgary,
Rolex, Cartier ou Audemars Piguet, tout en sachant que d’autres marques
sont aussi importantes mais ne sont pas synonymes de frime au Liban.
Erreur à ne pas commettre: porter le même ensemble d’une soirée
à l’autre. Ce serait impardonnable. Il ne faudrait surtout pas oublier
les lunettes griffées, les bijoux et voir qui s’habille plus sexy
sans, quelquefois, se soucier de la touche vulgaire que ceci engendre.
“Simplicité fait beauté”: une citation sans doute oubliée.
Pour Monsieur, le cigare est une nécessité!
LE TÉLÉPHONE PORTABLE
Dans le pays du Moyen-Orient qui possède le nombre le plus élevé
de cellulaires, le “Cell”, comme on l’appelle, n’est plus un symbole de
frime (même des employées de maison en ont un quelquefois).
Avoir un cellulaire est presque devenu une obligation; cependant, pour
faire la différence il faudrait:
- Avoir un numéro de cellulaire digne de son rang social, des chiffres
qui se répètent par exemple. Pour cela, on n’hésite
pas à payer le prix d’un numéro d’appel spécifique;
à user de mille pistons pour l’obtenir et dire qu’on l’a eu par
hasard.
- Acheter le dernier modèle qu’on trouve sur le marché, le
plus petit format qui puisse exister et le plus cher, si possible. Pour
d’autres personnes (de mauvais goût), ornementer leur portable de
dorures et de bois ou avoir un habillage pour chaque occasion est un “must”.
- Faire en sorte que le numéro du portable rappelle celui de la
plaque d’immatriculation de la voiture ou du téléphone ordinaire
fixe.
- Avoir l’option “clear” pour que l’appel soit anonyme et le “roaming”
(international) même pour ceux qui n’en ont même pas besoin.
- En public, dès que le cellulaire sonne, que fait un frimeur? Avec
un air hautain et dédaigneux, il hésite à répondre;
préfère laisser sonner sans décrocher pour se donner
de l’importance; sinon il décide d’éteindre son cellulaire
“pour ne pas être dérangé”. Pour d’autres, c’est le
contraire. Connaissez-vous l’histoire de cette dame qui parlait au cellulaire
à haute voix à un soi-disant ministre lorsque la sonnerie
de son appareil s’est mise à retentir?...
- Puis, le comble de l’impolitesse: confier le portable à sa secrétaire
ou à sa bonne pour répondre et dire qu’on n’a pas reçu
le message. Encore mieux, ne pas répondre du tout et ne rappeler
la personne en question que pour demander un service!
|
|
LA CONVERSATION
Le langage est très important; la façon de parler, aussi.
Parler le français est un signe de distinction et pourquoi pas,
l’anglais, de temps à autre. Rouler les “r” est mal vu; il faudrait
grasseiller pour donner bonne impression, même si on parle mal le
français et qu’on a l’air complètement ridicule; mieux, employer
un mot de français, un mot d’arabe; puis, un mot d’anglais.
L’intonation de la voix est très importante, également. Savez-vous
que veut dire “A toute”? A tout à l’heure, bien sûr. Et “Bon
ap”: Bon appétit. Et “P’tit déj”: Petit déjeuner.
Et j’aurais honte de vous expliquer ce que veut dire “ceinture noire”?
On aurait peut-être un nouveau lexique du langage du frimeur libanais...
Trop, c’est trop!
- Sujet primordial de conversation: “les bonnes” qu’on appelle employées
de maison dans les pays civilisés.
- Autre sujet de conversation: quel est le dernier potin qui court
en ville? Qui trompe qui? Qui divorce? Qui est mort ou plutôt qui
s’est suicidé? Qui est surendetté? Qui est la maîtresse
de qui? Dernière blague à ce sujet: une femme a, enfin, accepté
de sortir seule, avec son mari...
L’essentiel est d’être au courant de tout et, surtout, ne pas oublier
les dernières nouveautés en matière d’esthétique,
de chirurgie plastique, de maquillage et de tatouages.
Jane Nassar, esthéticienne professionnelle ayant dix ans
d’expérience à Paris, nous explique que les femmes au Liban
ont tendance à préférer le maquillage voyant et sophistiqué.
Les Parisiennes dit-elle recherchent davantage un look naturel ayant pour
but d’embellir tout en restant simple.
Ici le maquillage permanent est très demandé. Le contour
des lèvres (tatouage) coûte 250$; il en est de même
pour les sourcils. Le prix d’un tracé d’eye-liner est de 150$. Se
tatouer le décolleté, la cheville ou le bras coûte
au moins 100 $; tout dépend du motif choisi. Ces tatouages durent
2 ans et sont surtout demandés par les jeunes de 18 - 20 ans. Les
décalcomanies et les adhésifs sont également à
la mode; on en trouve partout, de toutes les couleurs et à tous
les goûts....
|
|
|
|
Règle numéro un : ne jamais admettre
que |
LA VOITURE
Il s’agit là de l’élément de frime par excellence.
Le 4x4 devient indispensable. Payer jusqu’à 20.000 dollars le prix
d’une plaque d’immatriculation et essayer de la faire correspondre avec
le numéro de série de la voiture est très important.
Ce qui est malheureux dans l’affaire, c’est que certains se privent de
l’essentiel ou vendent leurs terrains pour avoir une belle voiture.
Avez-vous remarqué le nombre de voitures dont le prix dépasse
les 100.000 dollars dans un pays aussi petit que le nôtre?
PLANNING DE LA SEMAINE
- Déjeuner ou dîner dans les restaurants les plus huppés
de la ville; surtout, essayer les nouveaux.
- Aller n’importe où dans le but de voir du monde et d’être
vu.
- Aller au moins une fois par semaine dans les boîtes de nuit les
plus branchées et s’arranger avec les photographes pour être
sûr d’avoir sa photo dans les journaux mondains, quitte à
en payer le prix.
- Se préoccuper de ses vacances: Paris, Londres, la Côte d’Azur,
les Baléares ou être raisonnable et rester à Faqra
ou dans un complexe balnéaire. Crise économique oblige!
- Pour ce qui est de la vie culturelle, faire semblant d’être très
intéressé par la lecture et les expositions mais, surtout,
ne pas rater les dîners mondains, les grands mariages, les inaugurations;
être invité partout et dire qu’on n’a même pas envie
d’y aller.
- Débarquer en retard aux déjeuners et aux dîners.
“Les gens chics se font attendre”. Sans commentaires!
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
DERNIÈRES NOUVELLES DE NOS FRIMEURS
- Une dame marche au bord de la piscine super habillée, super coiffée,
super bijoutée, super maquillée...
Elle parle au cellulaire équipé d’un “ear phone”. Derrière
elle, sa bonne lui tient son sac avec le portable d’une main et le chien
pékinois, de l’autre. A l’autre bout de la rue, le chauffeur l’attend
dans une berline de luxe ayant une plaque d’immatriculation identique au
numéro du modèle de la voiture! Et deviner que fait le chauffeur?
Il lui ouvre la porte arrière en parlant au cellulaire...
- Une jeune femme invite des amies à un Five O’clock Tea. Pour éviter
de se déplacer de quelques mètres, à la cuisine, elle
appelle sa bonne au portable et lui demande de servir le thé ramené
de Londres avec les gâteaux reçus d’Autriche... Alors qu’ils
proviennent de l’épicerie d’à côté!
- Un homme demande à une femme de l’appeler à une heure bien
précise pour frimer devant une autre et la rendre jalouse. Un autre
a deux cellulaires et s’appelle d’un portable à l’autre.
ASPECT POSITIF DE LA FRIME...
Pour Nada Chaoul, juriste, professeur à la Faculté
de droit et de sciences politiques de l’USJ, auteur d’un livre intitulé
“Frimes et autres délits” la frime aurait plutôt un
aspect positif. Il faudrait, dit-elle, y jeter un regard plutôt
amusé que moralisateur.
Je ne pense pas que c’est un nouveau phénomène; il s’agit
plutôt d’un phénomène inéluctable dans un petit
pays. L’anonymat n’existe pas comme en Occident; les gens ici vivent très
rapprochés et attachent trop d’importance à la famille, au
voisinage, au village, ce qui fait que la frime trouve un terrain très
fertile.
Y a-t-il un lien avec la fin de la guerre? En Europe, aussi, après
la Première Guerre mondiale, il y a eu les années folles
où les gens ne pensaient qu’à s’amuser et à dépenser.
Ceci a été même très bien vu. C’est normal,
finalement, qu’après vingt ans de guerre, les gens cherchent
à s’étourdir.
Je ne pense pas qu’il s’agit d’un vide culturel, puisqu’il y a ici énormément
d’activités, de productions internationales et de théâtres.
Je crois que ce phénomène est inhérent à la
personnalité du Libanais. Personnellement, je ne condamne pas la
frime. En société, on se plaint du fait que les Libanais
sont superficiels et les étrangers sont toujours un peu choqués
de la façon dont les femmes s’habillent dans notre pays: elles sont
trop chargées, trop bijoutées et maquillées. Si on
prend l’exemple de la télévision, on trouve que les présentatrices
européennes sont très simples, alors qu’au Liban elles sont
beaucoup plus parées. C’est le côté oriental qui influe.
Un point peut être grave, surtout lorsqu’on a tendance à se
priver de l’essentiel pour montrer le superflu. Oscar Wilde disait déjà:
“Seul le superflu est nécessaire”. Je pense que, dans la frime,
il y a, aussi, une image positive que le Libanais projette de lui-même
quel que soit son milieu. Ce qui peut être vu socialement comme une
grande réussite, peut être considéré comme rien
du tout ailleurs. La frime varie suivant le milieu; elle est très
relative. Chacun dans son petit coin, dans son village ou dans son entourage
frime à sa manière. Au Liban, on frime, surtout, dans les
grandes occasions: mariages, baptêmes, etc...
Un autre aspect positif du phénomène: après une guerre
certains pays, comme l’Allemagne, ont connu énormément de
dépressions, de suicides, etc... Alors ici, si la frime contribue
à ce que le Libanais ait une image positive de lui-même sans
violence parce que, finalement, la frime est assez inoffensive à
moins qu’elle nuise au bon goût et gêne les gens qui n’ont
vraiment pas les moyens d’agir de la sorte.
C’est un défoulement beaucoup plus innocent et moins grave que la
violence. Si un ex-milicien arbore un cellulaire ou s’achète une
voiture de luxe au lieu de prendre une arme, cela l’aide à résoudre
son problème de cette façon.
Le Libanais a, généralement, une image positive de lui-même,
ce qui est très bien sur le plan social et psychologique. Dans les
sociétés occidentales, les gens se posent beaucoup plus de
questions sur eux-mêmes. Du point de vue matériel, il est
influencé par la générosité orientale et le
show-off. L’histoire du pays elle-même est assez tourmentée;
il y a eu beaucoup de changements qui font que le Libanais n’est pas habitué
à faire des plans d’épargne à long terme. Il vit au
jour le jour. L’histoire d’un pays influe sur les habitudes économiques
des habitants.
Au Liban, il est très facile de passer d’une classe à l’autre.
Ceci se fait en une génération et pour cela, le show-off
paraît indispensable. La voiture est l’élément de frime
par excellence; j’ai entendu, une fois, un homme dire que sa voiture lui
était aussi chère que sa fiancée... La rue est plus
importante aux yeux des frimeurs que leur vie privée.
On connaît beaucoup de gens qui vivent dans des taudits et ont de
très belles voitures. Certains vont même jusqu’à payer
20.000 dollars le prix d’une plaque d’immatriculation à trois chiffres:
c’est une conduite absolument typique de la frime, parce que dans ce cas
on est sûr d’être vu.
“MORCEAUX CHOISIS” Frime et ridicule font souvent bon ménage.
Dernier cri en ville: L’homo vulgus à son summum. |
ELLE RELANCE L’ÉCONOMIE
La frime contribue, sûrement, à relancer l’économie.
Chaque classe sociale imite l’autre et lorsqu’on devient plus rationnel,
la consommation baisse comme en Occident. Il est vrai que ce phénomène
touche le bassin méditerranéen, ceci pourrait être
lié au beau temps et au fait que les gens vivent dehors et sont
souvent dans la rue. Ce phénomène touche toutes les classes
sociales. Cependant, contrairement à ce que l’on croit, lorsqu’on
atteint de très hauts revenus financiers et qu’on est riche depuis
des générations, on n’a pas besoin de frimer; on devient
très discret. De toute façon, le frimeur transforme d’une
manière assez intelligente son complexe d’infériorité
en complexe de supériorité. Au Liban, la frime est une priorité
et devient un signe de conformité. Le Libanais a peu de centres
d’intérêts privés; il aime imiter une classe supérieure.
Le mariage, le nouvel an, les anniversaires, les soirées de charité
sont des occasions privilégiées de frime. Je jette un regard
amusé sur ce phénomène. Même les conversations
qui ont l’air innocent, contiennent à chaque phrase des messages
de frime avec des messages de retour.
Pour Nicolas Sbeih, sociologue et journaliste, la frime n’existe
pas uniquement au Liban. Cependant, dit-il, ici, elle est vraiment
spectaculaire. Je crois que ceci est dû à un vide politique,
à un vide culturel également. C’est un message que les gens
lancent aux autres, pour prouver une certaine ascension sociale. La frime
contribue à relancer certains secteurs de l’économie mais,
en fin de compte, l’argent qui aurait dû être utilisé
ailleurs, est dépensé pour le show-off. Les frimeurs sont
prêts à se surendetter pour paraître, mais ils n’arrivent
jamais à rattraper les autres. A mon avis, il n’y a pas d’avantages
à ceci, sauf dans le cas où la frime aide, éventuellement,
les gens à améliorer leur statut social. Les frimeurs sont,
surtout, de nouveaux riches. Ce n’est certainement pas de l’inconscience;
c’est quelque chose qui donne l’impression de sortir d’un banal quotidien.
C’est un synonyme de distinction et tout le monde veut créer la
différence par rapport aux classes inférieures.
FRUSTRATION
ET SIGNE DE DÉCADENCE
En Europe, les gens s’intéressent beaucoup plus aux événements
culturels, comme les concerts de musique par exemple; lors d’un séjour
à Vienne, je me souviens encore de gens dans le métro qui
faisaient des commentaires sur le dernier concert de Mozart. Par contre,
les sujets de discussion des frimeurs sont plutôt orientés
vers la mode, les voitures, les cellulaires, etc... Le frimeur cache, certainement,
une frustration quelque part; il ne se sent pas à la hauteur de
la classe idéale si l’on peut dire. Il a un sentiment d’infériorité,
de jalousie et essaye d’imiter une classe supérieure en ayant recours
aux signes extérieurs de richesse. La frime, à ce niveau,
est un signe de décadence. J’espère que cela va changer avec
les jeunes et il faudrait qu’ils soient conscients du fait que ce mode
de vie ne devrait pas être adopté. L’excès auquel on
est arrivé dans ce pays, n’est vraiment pas normal!
Finalement, la frime au Liban est devenue un véritable phénomène
de société comme dans la plupart des pays méditerranéens.
Cependant, quand cette conduite n’est pas exagérée, ne faudrait-il
peut-être pas y jeter un regard plutôt amusé que moralisateur?
Couverture: Ivana / Mitsi Abi-Nader.
Photo: Joseph Faddoul. Coiffure et maquillage: Bassam Fattouh. Remerciements: Photos: André Farah, J.F., Heska. |
LA FRIME, PHÉNOMÈNE
Les avis concernant
la frime au Liban divergent.A ce sujet, nous avons interrogé Ricardo
Karam, célèbre présentateur de la MTV. LES NOUVEAUX
UNE OBSESSION...
LE LIBAN, UN PAYS SUPERFICIEL? |
|
|