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Homme
politique accompli, historien-médiéviste et professeur parfaitement
francophone, Bronislaw Geremek incarne le dirigeant cultivé et ouvert
du troisième millénaire qui s’annonce. Ministre polonais
des Affaires étrangères, il est nommé docteur
honoris causa par onze universités, dont la Columbia university,
la Sorbonne, les universités de Bologne et d’Utrecht.... Un C.V.
intellectuel d’envergure qui n’a rien à envier à l’action
politique intense puisqu’il fut, entre autres, en 1980, l’un des principaux
conseillers et experts du comité interentreprise de grève
de Gdansk qui donna naissance à “Solidarnosc” et dont il est, par
la suite, élu délégué lors de son premier congrès
national.
De 1989 à 1991, il est président de la commission constitutionnelle et du “Club civique parlementaire” regroupant les députés des partis de l’opposition démocratique et l’un des fondateurs de l’Union démocratique, président de son club parlementaire de 1990 à 1997 et également, après la transformation du parti en “Union de la liberté”... Venant de Syrie pour une courte visite au Liban, avant de gagner la Jordanie, il a bien voulu répondre à nos questions. |
Lors de sa récente visite à Varsovie, le Premier ministre
français, Lionel Jospin, a affirmé que la France appuierait
sans réserve la demande polonaise de rejoindre l’Union Européenne
(U.E.). A quel point serait-il aisé ou possible pour la Pologne
de remplir les critères économiques que l’U.E. exige de ses
membres?
La déclaration du Premier ministre Jospin est arrivée
à un moment très important pour l’opinion publique polonaise.
La France a encore une fois appuyé - elle l’avait déjà
fait auparavant - l’aspiration de la Pologne à adhérer à
l’U.E. à la fin de l’an 2002. Après la période de
négociation - que nous espérons finir l’année prochaine
- suivie d’une période de ratification, la Pologne pourra devenir
membre de l’U.E.
En fait, l’objet du débat n’est pas la date: nous avons établi
un calendrier précis et pensons que nous avons besoin de transition
dans très peu de domaines. Nous sommes déjà prêts
à accepter l’acquis communautaire. Les négociations concernent
la législation sur l’environnement laquelle exige des adaptations.
Cela concerne, aussi, les problèmes de l’agriculture que l’on dramatise
beaucoup. Aujourd’hui, 22% des Polonais travaillent dans l’agriculture
qui fournit 7% du PNB. Il ne s’agit pas là d’une adaptation de la
Pologne à l’U.E., mais plutôt de la modernisation de l’économie
polonaise et on doit y arriver. Nous estimons qu’il sera très facile
pour la Pologne de procéder à cette modernisation, en devenant
membre de l’U.E. plutôt qu’en n’y adhérant pas. Je pense à
la Grèce, à l’Espagne et au Portugal qui étaient dans
une situation similaire avant d’y adhérer.
Combien de temps vous faut-il pour parfaire cette adhésion?
Il faudra, d’abord, procéder aux réformes nécessaires
et adapter la législation actuelle aux exigences de l’U.E.
Il s’agira, ensuite, de restructurer l’industrie lourde, les mines
de charbon et les acieries. Ces deux réformes seront chose faite
en 2001. Ainsi, nous pensons que le calendrier établi est réaliste.
Il y aura toujours certains problèmes d’adaptation dans les domaines
des télécommunications et le contrôle vétérinaire,
mais il n’y en aura pas en ce qui concerne le marché commun car
ils seront résolus avant cette date.
A quel point les Polonais sont-ils pour cette adhésion à
l’U.E.?
En ce qui concerne la politique étrangère, il y
a dans mon pays un consensus. L’opposition et la coalition gouvernementale
donnent priorité à l’adhésion aux grandes structures
européennes.
La Pologne a intégré l’OTAN en mars dernier et nous avons
toujours un soutien à 80%. En ce qui concerne l’adhésion
à l’U.E., le sondage de l’opinion publique effectué il y
a cinq ans, révélait un soutien à 65%. Le dernier
sondage d’opinion effectué il y a quelques semaines, n’en révèle
que 54. C’est toujours bien. En cas de référendum, l’adhésion
à l’U.E. sera acceptée. Cependant, la tendance est inquiétante.
On se demanderait pourquoi?
Il existe une inquiétude au sujet de deux grandes questions.
La première est idéologique et politique. C’est la souveraineté
nationale. La Pologne a été longtemps occupée par
la Russie, l’Autriche et la Prusse.... Elle est, aujourd’hui, très
attachée à sa souveraineté, depuis 1989, date où
elle s’est libérée de sa soumission à l’Union soviétique.
Les Polonais se demandent si leur adhésion à l’U.E.
ne va pas affaiblir cette souveraineté. Nous pensons, au contraire,
que pour préserver la souveraineté nationale, il faut savoir
œuvrer à sa consolidation.
La deuxième question concerne l’agriculture. Il y a une sorte
de crainte de la part de la population rurale que l’adhésion à
l’U.E. signifie l’anéantissement de cette partie de la population;
une crainte, aussi, que l’Europe occidentale, qui est riche, achète
les terres polonaises moins chères et mette sur le marché
des produits concurrentiels pour les produits polonais. Certains de nos
compatriotes considèrent l’Allemagne comme une source de danger
pour la Pologne qui ne peut pas changer sa géographie: elle se trouve
entre la Russie et l’Allemagne. Mais elle a réussi à changer
sa géopolitique.
![]() M. Geremek reçu par le président Lahoud. |
![]() M. Geremek et M. Corm lors de la signature d’un protocole entre la Pologne et le Liban. |
Comment?
La Pologne a réussi à établir de très bons
rapports avec l’Allemagne qui est aujourd’hui notre plus grand partenaire
économique. Elle occupe la première place parmi nos partenaires
du commerce extérieur et investit énormément chez
nous. Elle n’est donc plus une menace. Avec la Russie, aussi, nous cherchons
à avoir de bons rapports.
Ici, je dois souligner un fait qui passe inaperçu! Jusqu’en
1989, la Pologne avait trois voisins: l’Union soviétique, la Tchécoslovaquie
et la République démocratique allemande; ces trois voisins
n’existent plus aujourd’hui. Nous avons développé de bonnes
relations avec sept nouveaux voisins dont l’Ukraine, la République
tchèque, l’Allemagne fédérale, la Biélorussie,
malgré quelques problèmes avec cette dernière. Mais
la stabilité est proche.
Une question d’actualité. Croyez-vous que la mort du roi Hassan
II apportera des changements sur la scène marocaine? Le nouveau
roi saura-t-il gérer la situation?
La mort du roi du Maroc est une perte sur la scène internationale.
Il bénéficiait de l’estime internationale et participait,
activement, au processus de paix au Proche-Orient. Je crois sans vouloir
être trop superficiel, que le roi Mohamed VI aura des difficultés
à asseoir son autorité sur un pays qui reste déchiré
par la politique à l’égard de l’opposition, des syndicats
et de la société civile.
Même si le nouveau souverain n’a pas le pouvoir charismatique
de son père, il pourrait toutefois imposer une nouvelle conception
politique. Mais tout dépend de la façon dont il va jouer
son rôle.
Dans une récente interview, vous avez évoqué
la “complicité” de l’Occident avec l’action du président
yougoslave Slobodan Milosevic, ces dix dernières années.
Je ne pense pas que le mot “complicité” ait sa place dans ce
que j’ai dit sur les rapports entre l’Occident et Milosevic. Ce que j’ai
quelque peu reproché à la Société occidentale,
c’est le manque d’imagination et la courte vue.
L’Occident cherchait une stabilité après le traité
de Dayton auquel on donnait une priorité qui valorisait Milosevic
comme l’un des signataires de ce traité. Il semblait être
le partenaire des USA, y avait fait plusieurs voyages, parle l’anglais;
puis, il a commencé sa campagne nationaliste et a bâti son
importance politique sur le nationalisme.
L’Occident voulait un partenaire solide et fort sans se demander par
quel moyen l’obtenir. Je ne justifie pas la politique occidentale à
l’égard de Milosevic, mais je la comprends. Mais ce que je ne comprends
pas, c’est qu’en 1996, lors des grandes manifestations estudiantines à
Belgrade, l’Occident n’a rien fait. Là les choses auraient pu changer
complètement: la Yougoslavie aurait pu devenir un pays démocratique.
Aujourd’hui, l’Occident se demande comment imposer la paix religieuse et
culturelle dans ce pays.
Croyez-vous qu’une coexistence harmonieuse reste possible entre Serbes
et Albanais?
En toute logique, on devrait répondre “non” à la coexistence
religieuse et ethnique. Sinon, l’opération militaire au Kosovo serait
injustifiée. J’estime que le seul moyen de rétablir la coexistence
entre chrétiens et musulmans est de recourir au protectorat international,
avec une administration civile et policière internationale pour
un certain temps. Il ne faut pas que le Kosovo soit livré aux UCK
et à l’armée locale.
Quel est le but de votre visite au Liban et seriez-vous porteur de
quelque message?
Je porte un message de la Pologne aux hommes politiques du Liban: il
y a, actuellement, une chance unique de paix dans la région après
la première déclaration du Premier ministre Barak au président
Assad.
La communauté internationale cherche à renforcer les
chances du processus de paix, peut-être pour la première fois
à ce point. Avec le passage prévu de Mme Albright dans la
région, on aura l’occasion de voir comment le dialogue entre le
Liban et Israël, la Syrie et Israël, l’autorité palestinienne
et Israël, peut conduire à une paix totale et non à
des trêves, à condition qu’aucun participant au processus
de paix ne refuse le dialogue.
Les Américains ont déclaré, clairement, qu’ils
voulaient rester à l’écart. Je viens de Syrie et je repars
en Jordanie... Ce que je voudrais mieux connaître, ce sont les attitudes
des gouvernements de la région. Jusque-là, les Américains
soutenaient un seul partenaire. Je crois qu’après les déclarations
de M. Barak à la télévision, il existe une attente
israélienne de certains engagements américains, notamment
dans le domaine économique. Le retrait des colons israéliens
de Syrie et leur établissement ailleurs coûte cher. L’Amérique
pourrait financer cela.
Où se situe la Pologne par rapport à la résolution
425 qui appelle Israël à un retrait inconditionnel du Liban?
La Pologne a toujours soutenu la résolution du Conseil de sécurité
et le retrait israélien du Liban-Sud et du Golan. Concernant la
425, il faut de la bonne volonté de tous bords, des partenaires
forts et le refus de la violence. Les gouvernements et les leaders devraient
œuvrer en vue de prévenir tout acte terroriste dans leur pays.
Les résolutions prises par le Conseil de Sécurité
ont été appliquées partout dans le monde. Pourquoi
pas au Liban?
Une résolution sans volonté derrière, reste un
papier. Il y avait très peu de volonté derrière la
425, bien qu’elle ait été l’expression d’une juste philosophie.
Cependant, soulignons l’importance de l’ONU dans la région. J’ai
visité le contingent polonais de la FINUL au Liban-Sud et dans le
Golan. La Pologne est le premier fournisseur de soldats pour l’ONU et les
missions de paix. Vous aurez besoin de casques bleus comme garantie de
la paix et des engagements internationaux.
A quand donc la paix au Proche-Orient?
M. Barak affirme qu’elle sera instaurée dans quinze mois. Le
président Clinton le souhaiterait avant la fin de l’an 2000; l’essentiel
est d’entamer le dialogue. Il faut que le leader syrien accepte de s’asseoir
à la table israélienne. Il restera les détails, c’est
certain. Mais ce qui est important, c’est l’attitude des élites
politiques et de l’opinion publique. Ce qui peut briser la glace c’est
une table ronde. Il faut oublier le passé et le laisser aux historiens.
Barak reviendrait-il au principe de la “terre contre la paix”?
Contrairement à Netanyahu, il y a avec Barak un clair retour
au principe de Madrid “la terre contre la paix”. La chance que ce processus
donne de bons résultats est grande. C’est l’un des rares moments
où on voit des solutions se profiler à l’horizon.
Le Pape a récemment visité la Pologne. Que pensez-vous
de cette visite?
C’est une grande visite, comme un adieu; celui d’un homme fatigué
qui voulait revoir son pays natal, peut-être pour la dernière
fois. Mais lors de sa tournée dans le pays, il disait aux jeunes:
“Quand je reviendrai en Pologne”... On a ainsi perdu la dimension d’adieu.
Jean-Paul II est un grand Pape qui a apporté à la Pologne
un message sur l’importance de l’amour et sur le comportement politique
à avoir à travers un discours au parlement; c’est une première
dans l’histoire de la papauté.
J’ai parlé avec lui du Kosovo et quand nous avons abordé
la paix, il m’a dit: “Je veux faire un voyage en Terre Sainte mais, aussi,
partout où la paix est fragile”.