Il
faut y revenir sans cesse car le sujet engage la responsabilité,
aussi bien des autorités municipales que celle des éducateurs
(familles et écoles).
C’est dans la rue qu’on mesure la distance qui sépare un pays
civilisé d’un pays primitif. L’état de la rue et de ses équipements
(chaussée, trottoirs, passages piétonniers, feux et panneaux
de signalisation), sont à la charge des édiles. Quand ces
équipements existent et sont rationnellement conçus (et entretenus),
le comportement de l’automobiliste et du piéton dans cet environnement
témoigne, à son tour, de la distance qui existe entre un
citoyen doté de sens civique et de conscience et un citoyen qui
ne serait qu’un individu à l’état brut.
Faut-il en dire davantage? Il n’y a qu’à observer un moment
le spectacle de la rue à Beyrouth. Une simple conclusion s’impose:
c’est une sorte de jungle. Ne dites pas que dans la jungle, les diverses
espèces d’animaux connaissent leurs limites territoriales respectives.
Nous ne sommes pas des animaux sauvages. Nous bénéficions
d’un autre sens de la liberté qui s’appelle anarchie.
***
Comme nombre de Libanais, j’ai beaucoup voyagé. J’ai parcouru
en voiture plusieurs pays d’Europe et d’Amérique. J’ai arpenté
à pied de nombreuses villes. Partout, on y prend plaisir. Voici
un exemple qui n’est sans doute pas décisif mais nous change énormément
de ce que nous voyons autour de nous:
Dans une petite ville de Californie où j’ai fait de longs séjours,
dans la célèbre région de Palo Alto et de l’Université
de Stanford, à Menlo Park, il n’y a que la rue commerciale qui soit
dotée de feux de signalisation. Ils sont naturellement strictement
respectés. Dans le reste de l’agglomération, il n’y a que
des panneaux de signalisation, en particulier des “STOP” à tous
les carrefours. Il n’y a pas beaucoup de trafic et, cependant, chaque fois
qu’une voiture arrive à un “STOP”, elle s’arrête; le conducteur
ne se contente pas de ralentir, il freine complètement avant de
redémarrer; et si, au même moment, une autre voiture s’arrête
à ce croisement, l’un des automobilistes fait signe courtoisement
à l’autre d’avancer le premier. Et cela se passe exactement de la
même façon si trois ou quatre voitures se rencontrent au même
croisement.
Il y a, aussi, de larges trottoirs et si un piéton s’arrête
brusquement dans l’intention de traverser, dès qu’il pose un pied
sur la chaussée (et parfois avant même), la voiture qui arrive
de loin freine et s’arrête aussitôt pour le laisser passer.
Je l’ai vérifié plusieurs fois par simple curiosité.
Cela ne rate jamais.
Est-ce qu’il y a une police de la route ou un système quelconque
de gardiennage? Sûrement, mais généralement invisibles
sauf dans des ensembles résidentiels souvent clôturés
et peu fréquentés.
Vous penserez, naturellement, que ce qui est ainsi possible dans une
petite ville serait inconcevable dans une métropole, New York ou
Paris, par exemple. Et vous aurez raison. Mais nous avons, aussi, nos petites
villes. Elles n’ont pas de trottoirs, la chaussée y est souvent
en mauvais état, il n’y a pas de signalisation routière ou
elle n’est pas respectée. Voyez donc nos stations cossues dites
d’estivage ou de villégiature. On s’y conduit communément
avec la mentalité d’une époque où les moyens de transport
étaient le mulet et le baudet; mais aujourd’hui, ce sont des automobiles
qui incitent aux excès de vitesse.
Cela ne laisse aucune possibilité au villégiateur de
se promener à pied tranquillement.
Vous observerez, avec raison encore, que nos municipalités sont
pauvres et que les taxes et les impôts sont rarement payés.
Il y a, pourtant, le cas de Zouk-Mikaël dont on a beaucoup parlé
comme d’une ville exemplaire et qui vient d’être honoré par
l’Unesco.
Qu’est-ce que cela prouve? Simplement, que tout est possible, mais
qu’il faut une volonté. Et un président de municipalité
intelligent. C’est apparemment un oiseau rare.
***
Ce que j’écris là paraîtra comme une banalité
pour nombre de lecteurs davantage intéressés par les polémiques
de petite politique nationale ou par les grands problèmes mondiaux
sur lesquels nous n’avons aucune influence. J’enfonce, en effet, des portes
ouvertes. Les Libanais voyagent tellement. Ils ont beaucoup vu et beaucoup
appris. Je ne leur révèle donc rien. Or, dès qu’ils
détiennent une parcelle du pouvoir administratif ou politique, ils
sont pratiquement démissionnaires et s’abritent derrière
tous les prétextes pour laisser faire la nature. Et les autres,
dès qu’ils se lancent dans les rues, dans leur voiture, ne sont
plus animés que par un esprit combatif, par une volonté agressive.
Lois, règlements, courtoisie?... A d’autres! Qu’ont-ils donc appris?
Les sociologues pourraient peut-être nous apporter une explication
à ce phénomène. Pour ma part, je m’en tiens à
une simple observation: l’éducation du citoyen ne peut pas se fonder
sur le seul discours théorique, ni sur la seule menace de sanctions
légales; il faut, d’abord, créer l’environnement technique
pour rendre pertinente l’application des lois avec les règles de
courtoisie et de sécurité. Autrement, règles et lois
tombent en désuétude.
Et cela, c’est la responsabilité des détenteurs du pouvoir
politique et du pouvoir municipal. |
|