Le président Eltsine en juin 1996 lors de sa campagne présidentielle avec les membres de sa famille. G.-D.: sa fille cadette Tatiana Diatchenko, son épouse Naina, ses deux petites-filles et sa fille aînée Elena Okulova. |
Ignorant les rumeurs et accusations, le président Eltsine traite les questions sociales avec le vice-Premier ministre Valentina Matviyenko. |
Des enquêtes étaient déjà en cours, certaines
depuis quelques années. Mais il a fallu d’une étincelle pour
que le déballage de linge sale se fasse au grand jour, par journaux
interposés. Le signal en a été donné par le
“New York Times” relayé par le “Wall Street Journal”, le “Corriere
della Sera” et “USA Today” qui n’apportent rien au moulin des Russes lesquels
savaient déjà qu’ils étaient gouvernés par
des “voleurs”, mais qui contribuent à discréditer, dans une
atmosphère de fin de règne, la Russie et son “tsar” Boris.
Celui-ci , sur le déclin, 68 ans, réélu en 1996 avec
52,3% des suffrages voit, désormais, sa cote de popularité
tombée à moins de 1%.
Tentant de relativiser la tempête soulevée par le flot
de révélations scandaleuses, le chef de la diplomatie française,
Hubert Védrine a estimé que celles-ci n’étaient que
des “péripéties” ne mettant pas en question la vie démocratique
en Russie. A Moscou, les médias russes, si friands de scandales
et dont certains sont acquis par les oligarques, ont mesuré les
dangers que représentait pour leur pays ce déchaînement
d’accusations. Le quotidien loyaliste “Izvestia” a considéré
qu’il s’agissait “d’une vaste campagne de dénigrement des dirigeants
russes, des hommes d’affaires et du pays tout entier”.
Montant au créneau, l’homme d’affaires Boris Berezovski, proche
de Tatiana Diatchenko, fille du président Eltsine, a renvoyé
la balle au maire de Moscou Iouri Loujkov qu’il accuse d’être à
l’origine de certaines fuites vers la presse internationale, ce dont ce
dernier se défend, estimant que ce serait lui faire “trop d’honneur”
en lui attribuant une telle influence sur la presse nationale et internationale.
Mais le quotidien qui le soutient “Moskovsky Komsomolets” est plus explicite:”
Nous avons les preuves à cent pour cent que Berezovski est impliqué
dans le scandale du siècle”, relatif au blanchiment de l’argent
russe à travers la Bank of New York.
Visite de Poutine sur le front de Botlikh au Daguestan. Le ratissage de la région par les forces russes se poursuit. |
Evgueni Primakov et Iouri Loujkov annonçant le programme de “La Patrie-Toute la Russie”. |
1- Blanchiment d’argent: ramificationsjusqu’à
la présidence russe
Selon le “New York Times”, ce sont les services spéciaux britanniques
qui ont alerté, il y a plus d’un an, les institutions financières
et policières américaines au sujet de fonds destinés
en partie à des narco-trafiquants et des tueurs à gages transitant
via l’honorable Bank of New York, classée 16ème parmi les
banques américaines. Le processus engagé aurait permis le
transfert de 4,2 à 10 milliards de dollars à travers cette
banque. Entre octobre 1998 et mars 1999, par le truchement de 10.000 opérations,
4,2 milliards de dollars auraient été versés à
la Benex, liée à YBM Magnex, société basée
à Philadelphie et servant d’écran au roi de la pègre,
Semion Moguilevitch.
Soupçonnées d’être impliquées dans l’affaire
de blanchiment, deux cadres de la Bank of New York ont été
déjà suspendues de leurs fonctions: Natacha Gournfinkel Kagalovski,
senior vice-présidente à New York, vice-présidente
et Lucy Edwards, vice-présidente de la branche londonienne dont
l’époux avait la signature sur le compte Benex et qui a été
dernièrement licenciée.
Née en Russie, ayant émigré en 1979 aux Etats-Unis
et obtenu un diplôme à Princeton, Mme Kagalovski est l’épouse
de Konstantin Kagalovski, représentant de la Russie au Fonds monétaire
international de 1992 à 1995, vice-président du géant
pétrolier russe Yukos et que Viktor Tchernomyrdine pressentait pour
diriger sa future campagne présidentielle. La Bank of New York et
ses comptes-relais auraient été également utilisés
pour le détournement de 200 millions de dollars des fonds alloués
par le FMI à la Russie. A ce sujet, Kagalovski est catégorique:
“On ne peut pas voler l’argent du FMI, ni le blanchir, techniquement, c’est
impossible”.
Les enquêteurs fédéraux s’activent, actuellement,
aux Etats-Unis et en Russie. Le bureau du procureur de Russie a demandé
une enquête sur le blanchiment présumé de la mafia
russe de milliards de dollars via la Bank of New York. La commission bancaire
de la Chambre des représentants qui commencera en septembre des
auditions sur ce scandale, estime se trouver “face à l’opération
de blanchiment la plus vaste jamais enregistrée et les 10 à
15 milliards de dollars de fonds détournés ne constituent
que le sommet de l’iceberg”.
Les ramifications de toutes ces opérations atteindraient, naturellement,
la “Famille”, c’est-à-dire des membres de l’entourage présidentiel.
Elles s’élargissent à d’autres secteurs. Selon un responsable
américain, au moins douze responsables russes font l’objet d’enquêtes,
après la disparition de dizaines de millions de dollars d’un compte
bancaire du gouvernement russe relatif aux profits des ventes de blé
offert par les Etats-Unis et revendu par Moscou. Le “New York Times” rapporte
les révélations de Mikhaïl Khodorkovsky, industriel
russe qui accuse des responsables politiques d’avoir transféré
leurs capitaux à l’étranger avant la dévaluation du
rouble en août 1998.
Feuilletons politico-judiciaires
Parallèlement aux opérations de blanchiment d’argent,
de malversations et détournements de fonds, d’autres scandales pourraient
donner lieu à des feuilletons politico-judiciaires sans fin. Dans
une interview accordée au “Corriere della Sera”, le procureur général
Iouri Skouratov qui avait été suspendu de ses fonctions le
2 avril par le président russe en raison des enquêtes qu’il
menait sur la corruption des oligarques avec l’assistance judiciaire suisse
(et que Poutine alors chef des services secrets avait discrédité
en filmant ses ébats sexuels par une caméra cachée),
a révélé que les membres de l’entourage présidentiel
avaient bénéficié de pots-de-vin versés par
l’entreprise Mabetex dirigée par Baghjet Pacolli, un entrepreneur
albanais résidant en Suisse et qui a obtenu la rénovation
du Kremlin. Celle-ci a coûté à l’Etat russe, selon
Felipe Turover, homme d’affaires d’origine russe, quelque 488 millions
de dollars. Le “contact” entre Pacolli et la “Famille” serait le directeur
des affaires économiques au Kremlin, Pavel Borodine. “Derrière
Pacolli, il y a Borodine et derrière Borodine, il y a seulement
une personne, la plus importante des personnes”, a ajouté Turover
dans un entretien avec “Corriere della Sera”. Le président russe
ainsi que les membres de sa famille disposeraient de cartes de crédit
à Lugano, ce qu’un porte-parole du Kremlin a vigoureusement démenti.
La toile d’araignée étend ainsi ses multiples ramifications.
Et tout semble converger vers le sommet. Carla del Ponte, procureur de
la Confédération suisse, désormais à la tête
du TPI, enquête déjà depuis trois ans sur les activités
de la mafia russe en Suisse, laquelle aurait infiltré quelque trois
cents entreprises helvétiques.
Eltsine recevant au Kremlin, le 23 février
1996,
le président de Mabetex, Beghjet Pacolli.
2- Alliances et contre-alliances électorales
C’est dans le cadre de l’après-juin 2000 qu’il faudrait situer
les turbulences actuelles que traverse la Russie et qui peuvent discréditer
le vice-président Al Gore, président de la commission économique
russo-américaine, proche de ses dirigeants, dans sa course à
la Maison-Blanche. Ces turbulences discréditent surtout la “Famille”
et rendent son avenir incertain. C’est justement pour garantir sa survie
que le président russe a changé quatre Premiers ministres
en dix-sept mois. Aussi, en présentant le programme de la coalition
de centre-gauche “La Patrie-Toute la Russie” qu’il a rejointe à
l’invitation du maire de Moscou Iouri Loujkov, l’ex-Premier ministre Evgueni
Primakov a–t-il promis l’immunité à Boris Eltsine à
l’issue des présidentielles de l’été 2000. Cette coalition
qui se dit “capable d’unir démocratie et ordre” et prône comme
valeurs “le développement de la démocratie et de la liberté
d’expression”, a été rejointe par le parti agraire qui compte
35 députés (sur les 450 de la Douma) et qui a lâché
les communistes.
Unis pour les législatives du 19 décembre, Primakov et
Loujkov pourraient concourir en rivaux à la présidentielle
qu’ils convoitent sans se prononcer encore.
D’autres alliances se sont formées dans cette perspective. Sergueï
Stépachine, limogé le 9 août, a rejoint le parti libéral
réformateur Iabloko, de Grigori Iavlinski, en affichant sa candidature
à la succession d’Eltsine, celle de l’ancien Premier ministre Sergueï
Kirienko avec le réformateur Boris Nemtsov et qui se déclare
prêt à prendre la succession de Loujkov à la mairie
de Moscou.
Pour nombre de candidats, il n’est peut-être pas de bon augure
que les scandales éclaboussent la classe politique russe. La mairie
de Moscou n’y échapperait pas en raison de certaines pratiques mafieuses
qui lui sont attribuées.
Les incorruptibles cependant existent. D’aucuns songeraient à
Primakov ou au général Lebed, aujourd’hui gouverneur de Krasnoïarsk
et qui n’a plus fait entendre sa voix. La férocité et la
concomitance des révélations, placées dans la perspective
des élections, laissent toutefois sceptique.