EN RUSSIE, CAMPAGNE ELECTORALE FEROCE SUR FOND DE KREMLINGATE

L’avalanche de révélations sur la corruption, le détournement de fonds, les pots-de-vin, le blanchiment d’argent mettant en jeu quelque 15 milliards de dollars, alors que le budget de la Russie avoisine les 25 milliards de dollars et portant leurs ramifications politiques au sommet de l’Etat, a curieusement coïncidé avec le lancement des campagnes législative (19 décembre), présidentielle (été 2000), la formation des blocs et coalitions.
 

Le président Eltsine en juin 1996 lors 
de sa campagne présidentielle avec 
les membres de sa famille. G.-D.: sa
fille cadette Tatiana Diatchenko, son
épouse Naina, ses deux petites-filles 
et sa fille aînée Elena Okulova.

Ignorant les rumeurs et accusations, 
le président Eltsine traite les questions
sociales avec le vice-Premier ministre
Valentina Matviyenko.

Des enquêtes étaient déjà en cours, certaines depuis quelques années. Mais il a fallu d’une étincelle pour que le déballage de linge sale se fasse au grand jour, par journaux interposés. Le signal en a été donné par le “New York Times” relayé par le “Wall Street Journal”, le “Corriere della Sera” et “USA Today” qui n’apportent rien au moulin des Russes lesquels savaient déjà qu’ils étaient gouvernés par des “voleurs”, mais qui contribuent à discréditer, dans une atmosphère de fin de règne, la Russie et son “tsar” Boris. Celui-ci , sur le déclin, 68 ans, réélu en 1996 avec 52,3% des suffrages voit, désormais, sa cote de popularité tombée à moins de 1%.
Tentant de relativiser la tempête soulevée par le flot de révélations scandaleuses, le chef de la diplomatie française, Hubert Védrine a estimé que celles-ci n’étaient que des “péripéties” ne mettant pas en question la vie démocratique en Russie. A Moscou, les médias russes, si friands de scandales et dont certains sont acquis par les oligarques, ont mesuré les dangers que représentait pour leur pays ce déchaînement d’accusations. Le quotidien loyaliste “Izvestia” a considéré qu’il s’agissait “d’une vaste campagne de dénigrement des dirigeants russes, des hommes d’affaires et du pays tout entier”.
Montant au créneau, l’homme d’affaires Boris Berezovski, proche de Tatiana Diatchenko, fille du président Eltsine, a renvoyé la balle au maire de Moscou Iouri Loujkov qu’il accuse d’être à l’origine de certaines fuites vers la presse internationale, ce dont ce dernier se défend, estimant que ce serait lui faire “trop d’honneur” en lui attribuant une telle influence sur la presse nationale et internationale. Mais le quotidien qui le soutient “Moskovsky Komsomolets” est plus explicite:” Nous avons les preuves à cent pour cent que Berezovski est impliqué dans le scandale du siècle”, relatif au blanchiment de l’argent russe à travers la Bank of New York.
 

Visite de Poutine sur le front de 
Botlikh au Daguestan. Le ratissage de la 
région par les forces russes se poursuit.

Evgueni Primakov et Iouri Loujkov 
annonçant le programme de
“La Patrie-Toute la Russie”.

1- Blanchiment d’argent: ramificationsjusqu’à la présidence russe
Selon le “New York Times”, ce sont les services spéciaux britanniques qui ont alerté, il y a plus d’un an, les institutions financières et policières américaines au sujet de fonds destinés en partie à des narco-trafiquants et des tueurs à gages transitant via l’honorable Bank of New York, classée 16ème parmi les banques américaines. Le processus engagé aurait permis le transfert de 4,2 à 10 milliards de dollars à travers cette banque. Entre octobre 1998 et mars 1999, par le truchement de 10.000 opérations, 4,2 milliards de dollars auraient été versés à la Benex, liée à YBM Magnex, société basée à Philadelphie et servant d’écran au roi de la pègre, Semion Moguilevitch.
Soupçonnées d’être impliquées dans l’affaire de blanchiment, deux cadres de la Bank of New York ont été déjà suspendues de leurs fonctions: Natacha Gournfinkel Kagalovski, senior vice-présidente à New York, vice-présidente et Lucy Edwards, vice-présidente de la branche londonienne dont l’époux avait la signature sur le compte Benex et qui a été dernièrement licenciée.
Née en Russie, ayant émigré en 1979 aux Etats-Unis et obtenu un diplôme à Princeton, Mme Kagalovski est l’épouse de Konstantin Kagalovski, représentant de la Russie au Fonds monétaire international de 1992 à 1995, vice-président du géant pétrolier russe Yukos et que Viktor Tchernomyrdine pressentait pour diriger sa future campagne présidentielle. La Bank of New York et ses comptes-relais auraient été également utilisés pour le détournement de 200 millions de dollars des fonds alloués par le FMI à la Russie. A ce sujet, Kagalovski est catégorique: “On ne peut pas voler l’argent du FMI, ni le blanchir, techniquement, c’est impossible”.
Les enquêteurs fédéraux s’activent, actuellement, aux Etats-Unis et en Russie. Le bureau du procureur de Russie a demandé une enquête sur le blanchiment présumé de la mafia russe de milliards de dollars via la Bank of New York. La commission bancaire de la Chambre des représentants qui commencera en septembre des auditions sur ce scandale, estime se trouver “face à l’opération de blanchiment la plus vaste jamais enregistrée et les 10 à 15 milliards de dollars de fonds détournés ne constituent que le sommet de l’iceberg”.
Les ramifications de toutes ces opérations atteindraient, naturellement, la “Famille”, c’est-à-dire des membres de l’entourage présidentiel. Elles s’élargissent à d’autres secteurs. Selon un responsable américain, au moins douze responsables russes font l’objet d’enquêtes, après la disparition de dizaines de millions de dollars d’un compte bancaire du gouvernement russe relatif aux profits des ventes de blé offert par les Etats-Unis et revendu par Moscou. Le “New York Times” rapporte les révélations de Mikhaïl Khodorkovsky, industriel russe qui accuse des responsables politiques d’avoir transféré leurs capitaux à l’étranger avant la dévaluation du rouble en août 1998.
Feuilletons politico-judiciaires
Parallèlement aux opérations de blanchiment d’argent, de malversations et détournements de fonds, d’autres scandales pourraient donner lieu à des feuilletons politico-judiciaires sans fin. Dans une interview accordée au “Corriere della Sera”, le procureur général Iouri Skouratov qui avait été suspendu de ses fonctions le 2 avril par le président russe en raison des enquêtes qu’il menait sur la corruption des oligarques avec l’assistance judiciaire suisse (et que Poutine alors chef des services secrets avait discrédité en filmant ses ébats sexuels par une caméra cachée), a révélé que les membres de l’entourage présidentiel avaient bénéficié de pots-de-vin versés par l’entreprise Mabetex dirigée par Baghjet Pacolli, un entrepreneur albanais résidant en Suisse et qui a obtenu la rénovation du Kremlin. Celle-ci a coûté à l’Etat russe, selon Felipe Turover, homme d’affaires d’origine russe, quelque 488 millions de dollars. Le “contact” entre Pacolli et la “Famille” serait le directeur des affaires économiques au Kremlin, Pavel Borodine. “Derrière Pacolli, il y a Borodine et derrière Borodine, il y a seulement une personne, la plus importante des personnes”, a ajouté Turover dans un entretien avec “Corriere della Sera”. Le président russe ainsi que les membres de sa famille disposeraient de cartes de crédit à Lugano, ce qu’un porte-parole du Kremlin a vigoureusement démenti.
La toile d’araignée étend ainsi ses multiples ramifications. Et tout semble converger vers le sommet. Carla del Ponte, procureur de la Confédération suisse, désormais à la tête du TPI, enquête déjà depuis trois ans sur les activités de la mafia russe en Suisse, laquelle aurait infiltré quelque trois cents entreprises helvétiques.


Eltsine recevant au Kremlin, le 23 février 1996,
le président de Mabetex, Beghjet Pacolli.

2- Alliances et contre-alliances électorales
C’est dans le cadre de l’après-juin 2000 qu’il faudrait situer les turbulences actuelles que traverse la Russie et qui peuvent discréditer le vice-président Al Gore, président de la commission économique russo-américaine, proche de ses dirigeants, dans sa course à la Maison-Blanche. Ces turbulences discréditent surtout la “Famille” et rendent son avenir incertain. C’est justement pour garantir sa survie que le président russe a changé quatre Premiers ministres en dix-sept mois. Aussi, en présentant le programme de la coalition de centre-gauche “La Patrie-Toute la Russie” qu’il a rejointe à l’invitation du maire de Moscou Iouri Loujkov, l’ex-Premier ministre Evgueni Primakov a–t-il promis l’immunité à Boris Eltsine à l’issue des présidentielles de l’été 2000. Cette coalition qui se dit “capable d’unir démocratie et ordre” et prône comme valeurs “le développement de la démocratie et de la liberté d’expression”, a été rejointe par le parti agraire qui compte 35 députés (sur les 450 de la Douma) et qui a lâché les communistes.
Unis pour les législatives du 19 décembre, Primakov et Loujkov pourraient concourir en rivaux à la présidentielle qu’ils convoitent sans se prononcer encore.
D’autres alliances se sont formées dans cette perspective. Sergueï Stépachine, limogé le 9 août, a rejoint le parti libéral réformateur Iabloko, de Grigori Iavlinski, en affichant sa candidature à la succession d’Eltsine, celle de l’ancien Premier ministre Sergueï Kirienko avec le réformateur Boris Nemtsov et qui se déclare prêt à prendre la succession de Loujkov à la mairie de Moscou.
Pour nombre de candidats, il n’est peut-être pas de bon augure que les scandales éclaboussent la classe politique russe. La mairie de Moscou n’y échapperait pas en raison de certaines pratiques mafieuses qui lui sont attribuées.
Les incorruptibles cependant existent. D’aucuns songeraient à Primakov ou au général Lebed, aujourd’hui gouverneur de Krasnoïarsk et qui n’a plus fait entendre sa voix. La férocité et la concomitance des révélations, placées dans la perspective des élections, laissent toutefois sceptique.

PAR EVELYNE MASSOUD

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