LE CHAUDRON DU DIABLE | ||
Depuis
que les vociférations de nos politiciens réduisent au silence
le vacarme des bombardements de l’aviation israélienne, quiconque
prétendrait que nous sommes moins forts que les troupes de Barak,
devrait tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de proférer
des sottises. Car si les avions de Tel-Aviv détruisent des maisons,
ravagent des régions et sèment leurs engins de mort dans
le Sud et la Békaa, les assauts de déclarations haineuses
que se livre notre classe politique - gouvernement et opposition confondus
- sont en train de détruire le pays tout entier. Comme alliés
virtuels de notre pire ennemi, on ne fait pas mieux!
Prétendre que nous avions jusque-là vécu dans le cadre d’une démocratie modèle serait aussi faux qu’une déclaration ministérielle. L’alternance au Pouvoir est chose non seulement courante, mais nécessaire dans les véritables démocraties. Le gouvernant et son adversaire sont placés sur le même pied d’égalité. Ainsi, en Angleterre, par exemple, si l’on dit “le Premier ministre de Sa Majesté”, l’on dit aussi “le chef de l’opposition de Sa Majesté”. La seule idée d’user d’une telle sémantique au Liban est proprement impensable et plutôt comique. Sans aller jusqu’au cannibalisme, nos politiciens ont été jusqu’à présent - à quelques exceptions près - assez mal élevés. Cependant et malgré tout, tout au long des 46 années d’indépendance - pour ne pas remonter jusqu’à Charles Debbas où la république était encore assez civilisée - il a toujours existé une certaine déontologie entre gens du Pouvoir et ténors de l’opposition, une sorte de code éthique par consensus tacite qui leur indiquait jusqu’où il ne fallait pas aller trop loin. Et ça marchait. Il ne serait venu à l’idée de personne, comme on l’a vu récemment aux Etats-Unis, de porter devant le parlement les galipettes d’un président avec l’une de ses stagiaires, ni d’acculer un ministre à la démission pour son homosexualité. Ce qui touchait à la vie privée devait demeurer privé. Et même les critiques les plus violentes devaient se cantonner dans le cadre de la politique et de l’exercice de la vie publique. Le tout ayant l’obligation morale de s’arrêter au seuil de l’injure. Or, depuis que le Dr Hoss a été chargé de former le gouvernement, les partisans de l’ex-Premier ministre, M. Rafic Hariri, font pleuvoir sur le Cabinet actuel un déluge d’épithètes qui vont des “sous-hommes”, des “crève-la-faim”, des “moins que rien” voire des “crétins” et des “handicapés congénitaux” pour déboucher sur les “piranhas”. Ce à quoi leurs adversaires rétorquent par “requins”, “coupeurs de gorges”, “Tartuffes” menteurs, voleurs et autres bandits de grands chemins d’une aussi haute tenue morale qu’intellectuelle. Ces échanges instructifs laissent rêveurs. Car si beaucoup de ces qualificatifs semblent ne pas tomber à tort, l’on voit mal le bon docteur Hoss en piranha et l’on ne voit pas où est le mal - par exemple - si un ministre impécunier a contracté un emprunt remboursable pour envoyer ses enfants à l’université. Descendre à ce niveau est non seulement ridicule, indécent et consternant, mais c’est surtout irresponsable; irresponsable au moment où le pays se débat pour sortir d’une crise économique qui l’étrangle, pour empêcher qu’un demi-million de Palestiniens s’installent sur un territoire déjà surpeuplé de contradictions, pour tenter d’obtenir une trêve dans le Sud, pour essayer de convaincre décideurs et chancelleries qu’une paix éventuelle ne se fasse pas à nos dépens, pour ramener quelques-uns des capitaux en fuite, afin de colmater les brèches énormes d’un Trésor public transformé en gruyère. Le scandale est moins dans ce que ces gens-là révèlent ou menacent de révéler; le scandale est dans notre capacité à nous taire sur des prestations politiques au ras des pâquerettes et, surtout, à tolérer comme meneurs du jeu de tels énergumènes qui nous ont déjà menés au fond du précipice et qui semblent avoir juré de ne pas nous laisser remonter la pente. N’est-ce pas dans la Bible qu’il est dit: “Comment le pot de terre peut se lier avec le chaudron? Celui-ci heurte, celui-là se brise”... Un bien vilain chaudron, en somme, où l’on concocte une bien vilaine cuisine. |