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Président
du Conseil supérieur chiite où il remplace l’imam Sadr depuis
sa disparition, cheikh Mohamed Mahdi Chamseddine est connu pour être
un grand spécialiste du “fikh” (théologie musulmane) dont
il a appris les préceptes à Najaf et ailleurs dans les centres
où sont formées les élites du chiisme.
De plus, c’est un fin lettré qui taquine la muse à ses moments perdus, si peu nombreux, certains aspects de sa vie privée étant encore plus attachants que sa vie publique. L’homme se distingue par sa transparence, autant que par son courage à exprimer son opinion sur les questions religieuses, publiques et nationales. |
Il commence a faire état des difficultés éprouvées
du temps de sa jeunesse, quant à la disponibilité des livres
traitant de la théologie musulmane, que ce soit à Najaf,
à Qom ou à l’université d’Al-Azhar.
“Ceci, dit l’imam Chamseddine, m’a poussé à lire les
ouvrages qui me tombaient sous la main, qu’il s’agisse de romans policiers
et de contes pour enfants”.
BESOIN DE CHANGEMENT
Comment expliquez-vous le retard mis à éditer des
livres religieux dans votre communauté?
Effectivement, dans notre enfance et notre prime jeunesse, nous nous
demandions, mes camarades et moi-même, pourquoi nous lisions des
livres remontant à six cents ou sept cents ans! Il y a pour cela
une raison: les professeurs du Najaf étaient confinés dans
le cadre au sein duquel ils avaient grandi; ils ne pouvaient donc pas enfreindre
la tradition.
Avez-vous pris conscience, précocement, de la nécessité
de changer cette situation?
Dans mon inconscient, j’ai senti qu’il fallait changer, bien que j’étais
tenu d’observer les règles rigoureuses de l’époque. Pourtant,
il existait, alors, deux sortes de programmes au Najaf: l’un dur, limité
à des textes inamovibles; l’autre se distinguant par quelque souplesse,
surtout dans l’enseignement de l’arabe.
Ainsi, il m’a été donné de lire les livres traitant
du patrimoine, tels ceux d’Ibn Al-Moukaffah, probablement dans l’une de
ses premières éditions; “Al-Aghâni”, d’Al-Asfahani;
“Maaref”, d’Ibn Kotaiba et d’autres ouvrages, en plus des œuvres poétiques
d’Al-Jâhiliya.
Je lisais, aussi, des livres traduits de l’arabe, ceux d’Al-Akkad,
de Taha Hussein, d’Az-Zayat, de Zaki Moubarak et de Toufic el-Hakim, ainsi
que des livres traitant de la science sociale.
Je lisais, régulièrement, les revues “Al-Mouktataf” et
“Al-Ourfane”.
LA LECTURE, UNIQUE PASSE-TEMPS
La lecture était donc l’unique moyen d’acquérir la
connaissance et de passer le temps?
La ville de Najaf était quelque peu austère, n’offrant
aucune possibilité de passer le temps d’une manière agréable.
Pour nous promener, nous nous rendions à une région éloignée
où il y avait beaucoup d’eau, de verdure et de palmeraies. Elle
était située sur les rives de l’Euphrate.
C’est pourquoi, nous passions le plus clair de notre temps à
lire, sans jamais nous fatiguer ou nous ennuyer.
En dehors du programme des études, quels poètes lisiez-vous?
Nous lisions, surtout, les poètes arabes de l’époque:
Chaouki, Hafez Ibrahim, Khalil Moutrane, Badaoui el-Jabal, Fata el-Jabal,
Al Akhtal As-Saghir, Mahmoud Taha. Personnellement, je lisais des traductions
d’œuvres de Shakespeare et d’écrivains français.
Ceci a dû vous influencer d’une façon directe?
Oui et j’ai été, sans doute, l’un des premiers à
avoir pris connaissance du “Fikh” (théologie) autre que chiite.
De ce fait, j’ai écrit un texte sur la théologie comparée,
en une langue allant du style traditionnel au style que j’utilise aujourd’hui.
L’un de mes grands professeurs, le regretté théologien Ali
el-Fany, m’a confié sa surprise en lisant mon texte et m’interrogeait
sur certains passages et expressions qui lui étaient inédits.
LIBÉRÉ DU STYLE TRADITIONNEl
Quand et comment vous êtes-vous libéré du style
traditionnel?
Mes nombreuses lectures m’ont permis de me libérer. Il y a eu
au départ, une réflexion dont je ne me rappelle pas l’auteur,
prônant l’utilité de la synthèse, afin d’atteindre
un double objectif: insérer les pensées développées
dans la mémoire et s’initier à un style déterminé
dans l’écriture.
Ainsi, j’étais porté à réécrire
un texte après l’avoir lu. Certains textes de haute qualité
que je ne pouvais pas résumer, j’en reprenais la lecture plusieurs
fois et j’en appréciais le contenu comme on goûte une nourriture
délicieuse ou admire un beau paysage.
Vous rappelez-vous encore quelques-uns de ces textes que vous avez
le plus appréciés?
Naturellement et cela pourrait paraître étrange; c’est
un roman de Gustave Flaubert, intitulé: “Salammbô”. Si j’en
avais la possibilité, je le lirais une nouvelle fois.
Je me souviens, aussi, d’un ouvrage de Taha Hussein: “Al-Ayam”. Je
me rappelle de beaucoup d’autres textes et ouvrages dont les titres m’échappent.
Auriez-vous été combattu ou sanctionné pour
avoir eu le courage de lire des ouvrages ne figurant pas au programme d’enseignement
à l’époque?
Nous appréhendions, au début, la lecture de textes modernes;
même les journaux et revues. En ce qui concerne le style, je ne me
rappelle pas avoir rencontré des difficultés. En réalité,
nos éducateurs étaient partagés entre le choix d’un
texte difficile, dur à comprendre ou son contraire. Le professeur
Al-Fani avait une prédilection pour la première catégorie,
alors que Abou-Kassem Al-Khouï donnait sa préférence
au style facile et simple. Nos deux maîtres se critiquaient, mutuellement,
chacun défendant son point de vue.
ÉVITER LA COMPLEXITÉ
Quelle est, aujourd’hui, votre méthode?
Je veille dans mes conférences et mes écrits à
éviter la complexité. Je donne aux étudiants le sujet
et leur demande de le développer, en leur laissant toute latitude
de se référer aux ouvrages et sources de leur choix.
Vous vous trouviez à Najaf lorsqu’a commencé la vague
de modernisation en poésie dans les années quarante. Comment
avez-vous réagi?
J’ai connu cette vague en lisant la poétesse Nazek Al-Malaïka,
son collègue As-Sayab et à travers la traduction égyptienne
de certains poètes étrangers, ainsi qu’à la lecture
de la revue “Chihr”, de Youssef el-Khal.
Appréciez-vous les poèmes d’Adonis?
Adonis se considère comme un colosse par rapport aux poètes
que j’ai cités. Quant à moi, j’estime que ceux-ci se
réclament d’un monde plus humain; plus proche qu’Adonis de notre
âme, de notre chair, de notre sang et de notre Histoire.
Adonis est un poète appartenant à un autre temps. Il
parle d’un monde éloigné en quelque sorte du nôtre.
Il semble que le fait pour lui d’avoir vécu trop longtemps à
l’étranger, l’ait éloigné de nos soucis et de nos
préoccupations.
Que pensez-vous des poètes de la cause palestinienne, tels
Mahmoud Darwiche, Samih el-Kassem et d’autres?
Certains d’entre eux sont considérés comme des poètes
et d’autres des écrivains politisés.
ABDO WAZEN SE PREND POUR MORAVIA...
Dans une société conservatrice qu’était la
ville de Najaf, avez-vous été critiqué pour avoir
lu des textes affranchis des critères établis?
De tels livres n’étaient pas nombreux sur le marché.
Puis, nous les lisions en secret, ce qui nous a épargné les
critiques. J’ai peut-être consacré beaucoup de temps à
lire des écrits futiles et que j’ai dû regretter par la suite.
L’homme est capable d’ouvrir son esprit sur tous les horizons, après
avoir consolidé ses pensées et ses croyances. Des livres
en rapport avec la doctrine et les croyances aident à raffermir
les constantes morales et religieuses de l’homme. Qu’il les lise et s’adonne,
par la suite, à la lecture des ouvrages qu’il désire.
Avez-vous lu “Jardin des sens”, de Abdo Wazen?
C’est l’un des livres que je regrette d’avoir lu. Je l’ai parcouru
de A à Z sans y trouver un contenu. Abdo Wazen semble vouloir être
une copie arabe d’Alberto Moravia, le romancier italien connu ou l’un des
écrivains d’Amérique latine qui font du corps de la femme
un symbole sexologique. C’est ce que je n’ai pas respecté dans “Jardin
des sens”.
On dit que vous avez eu des essais lyriques; à quelle époque,
exactement?
J’ai taquiné la muse autrefois pendant un certain temps, mais
je ne conserve aucun de mes poèmes. C’était à la fin
des années 50 et au début des années 60, au temps
de la Ligue littéraire et du Club de la poésie. A l’époque,
un courant poétique s’était dessiné au Najaf où
vivaient de grands poètes de notre génération qui
furent nos compagnons de route, tels Saleh el-Zalimi et le regretté
Moustapha Jamal Eddine. Ils ont poursuivi leur chemin et je me suis retiré.
Et quelle est l’histoire du prix qui vous a été attribué
à Najaf?
La Ligue littéraire a organisé un concours en poésie,
auquel ont participé des camarades plus forts que moi en thème.
N’empêche que j’ai réussi et ils m’ont remis un volume d’Al-Mouktataf.
C’est un point lumineux dans mes tentatives poétiques.
Avez-vous essayé d’écrire un roman?
Oui, j’ai essayé d’écrire une fois un roman policier
à la manière d’Agatha Christie. J’en ai rédigé
quelques pages, mais je ne l’ai pas terminé. Depuis, je n’ai pas
réitéré cette expérience.
LE CINÉMA, MOYEN DE CULTURE
Que pensez-vous du cinéma en tant que moyen moderne de culture?
Notre éducation sévère au Najaf nous a privés
de ce moyen de culture. Aucune salle de cinéma n’y existait. Il
y en avait une à Bagdad. Le fait de sortir du Najaf était
un départ vers un autre monde.
Je n’ai jamais connu le cinéma. Lorsqu’au Liban, nous avons
étudié le scénario du film “Le message”, de Moustapha
Akkad, j’ai pensé que nous pourrions le voir en projection privée
dans une des salles. Mais je n’ai pu le voir à cause d’un empêchement.
Quels sont vos films et vos programmes télévisés
préférés?
En plus des programmes politiques et culturels valables, je regarde
les films historiques; j’ai beaucoup apprécié “Gandhi”. Pour
me divertir, je regarde les films présentés par les chaînes
satellite, surtout les documentaires sur “Arte” et “Discovery”. Parfois,
j’aime voir des dessins animés.
La fin des années 40 et le début des années
60 était une période d’ébullition pour notre région,
avec l’expansion du communisme dans le monde et les Etats arabes, en particulier.
En avez-vous eu des échos?
Né en 1936, j’ai grandi à l’ombre de la fin de la Deuxième
Guerre mondiale. Je me souviens, lorsque j’étais enfant, d’une soirée
à Najaf, où mon père et quelques amis, lisaient, à
la lumière d’une lanterne et clandestinement, le journal qui était
parmi les choses prohibées. Les nouvelles rapportaient des combats
dans plusieurs endroits du monde, l’entrée de l’Armée rouge
dans la guerre, les victoires qu’elle a enregistrées et leurs conséquences
sur les Arabes. Devenu grand, j’entendais parler du communisme et la terreur
qu’il provoquait dans mon entourage.
Parlez-nous de l’essor des mouvements nationalistes arabes, dont
la révolution de juillet 1952.
Nous avons grandi dans une période caractérisée
par les mouvements nationalistes arabes, dont celui de Rachid Ali Kilani.
Nous avons connu le parti de l’indépendance d’Irak, un parti nationaliste
fanatique. Les nouveaux écrits nationalistes nous sont parvenus.
La révolution égyptienne de juillet 52 a produit l’effet
d’un tonnerre. Les nouvelles nous parvenaient à travers les
journaux clandestins et la radio qui était interdite et considérée
comme un moyen d’amusement. Nous allions à Bab Wilaya, à
l’entrée du Najaf, où un kiosque nous apportait les quotidiens
du jour précédent, les journaux de Bagdad; parfois, nous
recevions le “Hayat” de Kamel Mroué de Beyrouth.
ENTRE DEUX MONDES
Quelle a été l’influence des événements
du monde sur votre pensée?
Nous comparions entre l’homme émancipé et la situation
au Najaf. Nous nous sommes informés au sujet des Anglais et leurs
antagonismes entre leur présence en Irak, en Egypte, en Inde et
leur réalité comme peuple civilisé. Notre vision du
monde et de la situation des Arabes et des Musulmans et le sort qui nous
attend, a créé en nous un esprit comparatif. Il y avait deux
mondes: l’un dans lequel nous vivions et l’autre qui s’annonçait
à nous. Ce qui nous a mis dans un état de remise en question
et de recherche.
La liberté a-t-elle frappé à vos portes?
Non, mais nous avons connu des malheurs. J’ai lu des écrits
au sujet de la révolution de 1936 en Palestine, de la “déclaration
Balfour”, du livre blanc et d’autres questions. Ce qui m’a incité
à faire davantage de recherches. Je me suis imprégné,
alors, des idées de Mohamed Abdo, Jamaleddine Afghani et m’engageais
dans l’Islam en tant que mouvement et non seulement en tant que doctrine.
Mes parents m’ont inculqué les préceptes de l’Islam et les
valeurs morales. Ma conception de l’Islam en tant que contexte de la vie
de l’homme et de l’évolution de la nation, a pris forme à
partir des événements dans le monde et des idées propagées.
LA CATASTROPHEDE PALESTINE ET SON IMPACT
Qu’en est-il de la catastrophe de la Palestine et son impact sur
votre génération?
En 1948, j’avais 12 ans. Nous étions au courant des dispositions
du gouvernement de Bagdad grâce aux “effendis” (les enseignants des
écoles modernes du Najaf). Ils allaient à Bagdad et nous
rapportaient les nouvelles de l’armée puissante, celle du sauvetage
et de Kawekgi.
A cette époque, il n’y avait pas de radio pour savoir ce qui
se passait à Beyrouth, en Syrie et en Egypte. Soudain, nous
avons appris la défaite des Arabes et le partage de la Palestine.
Maintenant, j’en comprends les causes. Cependant, je ressens encore ce
sentiment de consternation.
Ce sentiment serait-il de la déception?
Déception, choc, je ne sais pas. Les malheurs se sont accumulés.
On parlait à cette époque de trahison, ce qui explique l’attitude
de ma génération vis-à-vis du Pouvoir et de la méfiance
dans les relations entre le gouvernement et le peuple. Ce sentiment de
trahison nous hante toujours.
DOUBLE EXPÉRIENCE
Avez-vous vécu d’autres expériences?
J’ai vécu deux expériences, l’une spirituelle; l’autre
en rapport avec mes études qui ont eu leur impact sur ma personnalité.
La première m’a appris le contentement et, la seconde, la méthodologie
du comportement et de la pensée.
Cela veut-il dire que vous avez vécu l’expérience du
soufisme?
Le soufisme n’existe pas dans la doctrine chiite. Il y a ce qu’on appelle
la “connaissance”. J’ai lu des ouvrages d’Ibn Arabi et d’Ibn Fared, ainsi
qu’un livre sur le bonheur, mais je ne m’y suis pas approfondi.