Le
Liban aurait-il cessé d’être une République pour devenir
une buanderie?
On dit, généralement, qu’il faut laver son linge sale
en famille. Le Liban n’est, après tout, qu’une grande famille, la
lessive peut s’y faire donc sur la place publique. C’est ce qu’on voit
ces jours-ci. C’est à qui découvrira le linge le plus sale
pour le jeter à la figure de son adversaire. Jusqu’ici, on n’est
pas parvenu au stade du lavage, on n’en est encore qu’au stade du tri.
Et ça sent plutôt mauvais.
Il en est qui se bouchent le nez et expriment une indignation de bon
aloi. D’autres, plus hypocrites, ne veulent voir dans ce grand déballage
qu’une forme d’exercice des libertés démocratiques. Mais
tous, comme des voyeurs, continuent à suivre avec délectation
ce jeu de massacre. En se mettant tous les soirs devant son écran
de télévision ou en ouvrant le matin son journal, le citoyen
étranger à ce jeu se demande avec un petit frisson de joie:
à qui le tour aujourd’hui?
C’est maintenant le spectacle le plus couru par le bon peuple et, pour
les chaînes de télévision comme pour la presse écrite,
c’est du pain béni, si l’on ose dire.
Quand les puissants se traînent les uns les autres dans la boue,
on en éprouve, il faut bien l’avouer, une certaine satisfaction
sadique.
Continuez, messieurs et demain, on ira voter pour vous réélire.
Ne craignez rien! D’ailleurs, ce n’est pas leur genre de redouter quoi
que ce soit.
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C’est loin d’être un sujet de plaisanterie. De ce genre de spectacle
et de ses effets sur le public, de grandes démocraties nous ont
déjà donné l’exemple. Récemment encore et pour
plus d’un an, les Etats-Unis ont eu le privilège plutôt rare
des épisodes à rebondissements de l’affaire Monica Lewinsky.
L’Amérique en a été, un moment, fascinée comme
elle l’aurait été devant un “thriller”. L’affaire semble
devoir trouver prochainement son épilogue dans l’élection
au Sénat de l’épouse victime des errements du mari. Mais
le mari, pour ce qui le concerne, a surmonté l’épreuve et
continue à gouverner l’Amérique avec même l’envie de
gouverner le monde à qui il assène sans rire, des leçons
de morale.
La France a eu, aussi, son lot “d’affaires”, de même que l’Italie,
mais dans un registre nettement plus criminel.
Dans ces divers exemples, c’est le pouvoir judiciaire qui avait l’initiative.
S’il s’agissait bien de divers types de corruption, cela ne prenait pas,
en revanche, la forme d’échange d’accusations sur la place publique.
Bien que souvent requises ces derniers temps, la Justice libanaise n’a
pu encore se saisir que de quelques affaires relativement mineures par
rapport à tout ce qui est, aujourd’hui, jeté sur le pavé.
Le pouvoir judiciaire paraît dépassé par l’étalage
de tant de turpitudes.
On s’était promis de bâtir “l’Etat des institutions” par
opposition à “l’Etat-troïka”. Est-ce ainsi qu’on en prépare
les fondations?
Faut-il passer par la buanderie pour construire une République?
***
Les révolutions, naguère, avaient pu accoucher d’un système
républicain. A notre époque, on est en droit d’éprouver
quelque doute à ce sujet.
Comme par un reste de sentiment de pudeur, en tout cas pour en atténuer
les effets dévastateurs, les polémiques en cours ont été
attribuées à la proximité de la campagne électorale.
Qu’est-ce à dire? Que la carrière de corrupteur ou de corrompu
tiendrait lieu de programme? Que les réputations des éminents
personnages mis en cause n’auraient rien à voir avec le jugement
des urnes? Que les uns et les autres peuvent être impunément
traînés dans la boue? Ils en seraient lavés par le
vote de leurs électeurs et sortiraient du scrutin revêtus
“d’innocence et de lin blanc”? Les uns blanchis, les autres condamnés?
Certes, une consultation électorale est une forme de jugement,
de sentence populaire. Peut-elle se substituer à l’institution judiciaire
dans les cas avérés de comportement malhonnête?
Il est vrai qu’en politique, la notion d’honnêteté est
très discutable. Et l’on voit mal le procureur général
de la République se risquer dans ces eaux troubles, si on ne lui
soumet pas des éléments tangibles pour justifier ses enquêtes.
Buanderie ou République? Pour donner un indice de la régression
de la société politique, il n’est pas sans intérêt
de se souvenir des usages antérieurs à la guerre civile de
1975. A l’époque de cette République-là, la démocratie
consistait en une très fréquente alternance au pouvoir sinon
vraiment de partis, du moins de personnages du même clan. Ce régime-là
était bel et bien celui du profitariat. A tour de rôle!
Tout le monde en était conscient. Et on ne s’embarrassait pas
de vaines justifications. Tout simplement, on n’en parlait pas ou si peu,
discrètement, dans les salons, entre gens de bonne compagnie, du
même monde.
Etait-ce mieux? Etait-ce pire? Qui peut le dire avec certitude? En
tout cas, on ne nous rebattait pas les oreilles avec de grands principes
et des promesses illusoires d’épuration et de patriotisme. Chacun
connaissait les limites de sa gourmandise et le partage du fromage se faisait
généralement en douceur. Dans le cadre même des institutions.
Car elles existaient bien...
En évoquant cette époque-là, je me dis: on a toujours
la nostalgie du passé, après avoir mesuré la vanité
de ses espérances. |
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