"L'AUBERGE DES PAUVRES" DE TAHAR BE JELLOUN, OU LE RELAIS DE LA FICTION.
"J'AIME RACONTER DES HISTOIRES", NOUS CONFIE LE POETE MAROCAIN
"On n’a que les mots pour vivre; ce sont nos amis”
“Les gens aiment la poésie, mais faut-il qu’ils y aient accès”
“Si on ne parle jamais d’un peuple, il peut disparaître. La mémoire est une façon d’exister”.
 
     
 
Ce poète marocain, né à Fès en 1944, traduit en 26 langues, écrivain francophone engagé, est habité par les problèmes d’exil et de racisme (“On m’a collé l’étiquette d’émigré”). C’est le moindre qui puisse être dit sur cet auteur qui, comme il le reconnaît, “écrit pour la liberté contre la répression”.
En visite pour la première fois au Liban, nous l’avons rencontré au Salon “Lire en Français et en musique” où au Café littéraire bien achalandé ce soir-là, il a livré à ses nombreux admirateurs (trices) quelques-unes de ses réflexions avant de signer, à la Librairie Orientale, son dernier roman édité au Seuil: “L’auberge des pauvres”.
Calme et serein, visage souriant et regard rieur, Tahar Ben Jelloun ressemble très peu aux héros qui hantent ses innombrables romans aux titres évocateurs. Ses lecteurs se souviendront de “La nuit sacrée” (l’histoire de cette fille habillée en garçon et garde son secret) qui lui a valu le prix Goncourt en 1987 et de son récent essai pamphlétaire sur le racisme, publié en 1998, devenu rapidement best-seller: “Le racisme expliqué à ma fille”.
 
     
 
UN AUTEUR PROLIXE
Mais Tahar Ben Jelloun c’est, aussi et dans la mêlée, “La nuit de l’erreur”, (histoire de Zeina née le jour du décès de son grand-père et par qui le malheur arrive), “La remontée des cendres” (écrit suite à la guerre de l’Irak), “La réclusion solitaire” (où le héros se compare à un arbre), “La soudure fraternelle” (en hommage à l’amitié), “Jour de silence à Tanger” (un vieux qui parle et raconte), “La plus haute des solitudes” (traduit la douleur des expatriés), “L’ange aveugle” (dénonce la mafia), “L’écrivain public” (prête sa voix et sa plume à tous les siens), “La prière de l’absent” (recueil de contes), “Le premier amour est toujours le dernier”, “L’homme rompu”, “Les amandiers sont morts de leurs blessures”, etc.
Dans son dernier roman “L’auberge des pauvres”, inspiré par Naples “ville cosmopolite, lieu de tous les mélanges folkloriques, parfois assez délirants, qui suscitent la science-fiction”, Ben Jelloun trouve à l’hospice désaffecté des pauvres, “lieu de rencontre des destins brisés”, “les petits faits quotidiens pour faire des personnages vrais” et y établir la trame de son histoire. Notamment celle d’un écrivain marocain qui n’a pas tout à fait réussi à satisfaire ses ambitions et casse son train-train minable, son mariage agonisant, en allant s’établir à Naples.
C’est à travers une correspondance très fictive avec sa femme (qu’il finit par inventer de bout en bout, il lui change même le prénom) qu’il essaye de s’inventer une autre vie pour n’en être que plus déçu. Retourné au pays, il découvre que son épouse l’a répudié, après avoir ficelé et jeté à la poubelle le paquet de lettres qu’elle n’avait même pas lues.
 
     
 
L’ÉCRIVAIN EST TÉMOIN DE SON ÉPOQUE
“J’adore raconter des histoires. J’aime la fiction... Un peu comme Shéhérazade dans les “Mille et une nuits” qui tient en main ses lecteurs, du fait même de la menace qui pèse sur elle: “Raconte-moi une histoire ou je te tue”. Je voudrais bien écrire des histoires d’amour simples, mais dans la société où nous vivons, les problèmes sont tellement grands, qu’ils ont besoin de la littérature pour les mettre en lumière.
En 1965, j’ai vécu des situations assez stressantes au Maroc. Je pouvais, soit agir, soit écrire. Je me suis réfugié dans les mots. L’écriture est un exercice périlleux, dangereux parfois. Ce qui fait peur dans les pays de dictatures et bien plus que les sociologues, ce sont les romanciers, car les gens s’identifient aux raconteurs. C’est parce que les écrivains arrivent à toucher les gens qu’ils sont redoutés et mis en prison. L’écrivain est témoin de son époque.
L’exil des Marocains et la façon dont ils ont été reçus en France était choquante. En 1971-72, on ne parlait jamais d’émigration. Il faut témoigner, raconter... Nommer les choses, c’est les faire exister. Si on ne parle pas d’un peuple, il peut disparaître. La mémoire est une façon d’exister. Je ne peux pas oublier mes racines et mon passé, car je perdrais une source qui m’alimente. Je n’ai pas d’ambiguïté sur mon identité, mais je ne peux pas accepter qu’on impose à l’écrivain une loge de concierge, de réfugié. S’il est sincère, il peut aller très haut et très loin.

LE RACISME N’EST PAS DANS LA NATURE HUMAINE
“Le racisme expliqué à ma fille” (publié en 1998 très vite devenu best-seller, 400.000 ouvrages en France, 300.000 en Italie, 100.000 en Allemagne… traduit même en braille) répondait, simplement, à une question posée par ma fille de dix ans. Pourtant, avant de publier cet ouvrage, tout semblait évident. Mais avec le recul, décrire aux jeunes une notion aussi importante s’est avéré être un long travail, précis et clair, qui a exigé plusieurs versions après consultations de nombreux enfants, mais surtout des biologistes, des professeurs, des amis.
Le racisme est, souvent, une réaction primaire générée par la peur, l’angoisse, la déception. La colonisation est déjà un premier pas raciste d’un Etat vers un autre. Mépriser pour dominer est le premier geste raciste. Mais je demeure optimiste. On ne naît pas raciste; on le devient. Les enfants ne le sont pas; ce sont leurs parents qui le sont. C’est pour cela que j’ai écrit ce livre, car un enfant peut changer, mais pas un homme ou une femme de 40 ans”.
“L’écrivain est un aveugle qui a le pouvoir de voyance; lui, aussi, invente des personnages, un monde particulier et vit avec des ombres, comme si elles étaient des corps pleins et vivants. Il regarde le monde, l’observe; puis, se retire dans la solitude et ferme les yeux pour écrire. Il imagine, c’est-à-dire qu’à partir des débris de ce qu’il a enregistré, il fabrique un univers”.

SUR LA TRADITION ORALE MAROCAINE
“Il existe au Maroc, un imaginaire populaire très varié et très riche. Il est imprévisible et va au-delà de toute logique. Il nourrit la fiction. C’est lui qui se montre, se met en scène dans les contes merveilleux ou cruels, lance des pièges à l’écrivain et au lecteur. Il les met au défi de le dépasser, d’être plus fort que sa folie, plus incroyable que ses extravagances.
Cet imaginaire est en perpétuel changement. Il est vivant, épouse l’époque et ses incohérences, le temps et ses blessures. Sa passion est de surprendre, d’être en avance sur les catégories du convenable. Quand on est écrivain, c’est une chance que d’appartenir à ce pays où la tradition orale est plus forte que celle de l’écrit. Elle est plus facile d’accès.
“L’engagement de celui qui écrit n’est pas dans la multiplication des mots à résonance adéquate, ni dans la répétition des phrases et slogans séduisants. Son engagement est dans la sincérité. La sincérité de transmettre avec fidélité ce que son regard a vu, ce qu’il a traversé, ce qu’il a saisi derrière les mots et les voiles.

GISÈLE EID

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