Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD
LA MACHINE A REMONTER LE TEMPS
Nous voilà douillettement réinstallés dans ce cocon protecteur du Moyen Age que nous pensions avoir quitté il y a sept siècles. Quelle remarquable performance! Et qu’est-ce qui nous vaut cette formidable poussée dans la voie de l’évolution? La censure - le gros mot est lâché - ce véhicule de progrès que l’on croyait hors d’usage et qui redémarre avec un regain de vigueur et une cécité aussi allègre qu’hermétique.
Qu’est-ce qui n’allait pas chez Béjart et son ballet? Il paraît que la pudeur de nos censeurs a été choquée par le torse nu des danseurs. Oublie-t-on que c’est d’un usage généralisé et assez banal dans tous les ballets du monde?
Et n’est-il plus permis dorénavant, pour trouver grâce aux yeux de ces messieurs, que de sortir sur scène habillés en ninjas? Quant à la danse elle-même, jugée indécente, l’Orient arabe et les gardiens de sa morale ne savent-ils pas que la danse du ventre, transformée souvent en celle du bas-ventre, est un produit de l’Orient pur et dur?
Et les statues de Aïn Mraïsseh, auxquelles l’on voulait mettre un caleçon. Et Marcel Khalifé pénalisé pour avoir mis en musique un tout petit passage d’un poème de Mahmoud Darwiche? Et le film de Randa Chahhal charcuté de plus de sa moitié? Et les autres réalisateurs mis au piquet: Maroun Baghdadi, Samir Habchi, Sadek Nayhoum, Abdo Wazen, leurs films étaient-ils de la catégorie XXL?
Certains se réfèrent aux textes sacrés pour accomplir leurs exploits purificateurs. Depuis quand les textes sacrés enseignent-ils autre chose que la tolérance, l’exercice de la liberté, le respect de l’autre et le droit à la différence?
Dire que l’idée même d’une censure est la marque déposée des pays sous-développés et des sociétés réactionnaires?
Dire que cette pratique s’inscrit dans la ligne directe des persécutions moyen-âgeuses?
Dire que ce harcèlement aliène la plus précieuse expression de la liberté, celle de l’esprit, de la connaissance et de la créativité?
Dire que c’est une forme intolérable de terrorisme moral et de vandalisme intellectuel et artistique?
Dire que c’est là le signe d’une ignorance, d’une inculture, d’une immaturité affligeantes et que cette forme de sottise est génératrice d’œillères et de ridicule?
Dire que c’est une abdication totale devant un intégrisme galopant, une théocratie envahissante et une tartufferie qui n’ose dire son nom?
Dire tout cela, changera-t-il l’optique de ceux qui sabrent un film, pénalisent une chanson, foncent sur un tee-shirt, caviardent un livre et ne savent pas le lire?
Et au fait, qui censure? Et ceux qui le font, sont-ils qualifiés pour le faire? Est-ce à dire que l’administration qui détient ce douteux privilège est bourrée d’esthètes, d’intellectuels, d’artistes, de penseurs, de stylistes, de chorégraphes, de théologiens, de sociologues, de psychologues et de cracks en droit constitutionnel? Si tel est le cas, alors c’est bien dommage qu’une aussi somptueuse concentration de talents ne trouve à exercer son génie qu’à travers une vulgaire paire de ciseaux.
Mais ces messieurs n’ont que faire de ce genre d’élucubrations. Il faut dire qu’ils sont trop occupés à nous faire enfourcher, à notre corps défendant, la machine à remonter le temps nous ramenant aux bûchers de Torquemada pour s’arrêter à nos états d’âme. Et à l’allure où nous fonçons, écrevisse pulvérisée au passage, nous finirons par réintégrer la cage thoracique d’Adam d’où, avec un peu de chance, nous pourrons censurer le flirt d’Eve avec le serpent et éviter ainsi à l’humanité les affres du péché originel.
Malheureusement, toute médaille a son revers et cette glorieuse chevauchée est de nature à interrompre tout dialogue entre nous et un monde en voie d’évolution. Nous ne pourrons, alors, fraterniser qu’avec l’autruche qui se cache la tête dans le sable. Et pourquoi pas, après tout, l’autruche n’est-elle pas, contrairement à nous, une espèce protégée? 

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