Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD
LE BOGUE DU MILLENNIUM
Que votre culture soit française, arabe, espagnole, japonaise ou esquimaude, oubliez tout ce que vous aurez appris et ne retenez plus qu’un seul mot: “Millennium”. Bien sûr, millennium veut dire tout bêtement en français millénaire, mais ça ne se dit plus. C’est bon marché, vulgaire, sans classe et ça dénote un manque de culture affligeante. “Millennium” est au langage ce qu’est Laetitia Casta à la mode, Rivaldo au sport et Dragon Ball à la B.D.
Mais si fascinant que soit ce millennium, il est un mot qui lui fait la nique, le mot-clé et le croquemitaine du XXIème siècle, celui de “Bogue” ou “Bug”. Un mot dont le seul énoncé suffit à jeter les gens dans le désarroi d’un bout à l’autre de la planète et qui m’a moi-même épouvan-tée, sans pour autant en con-naître le sens.
Et comme toujours lorsqu’un mot inconnu me travaille, je tente de me rassurer en ouvrant le dictionnaire et cela, non seulement pour savoir pourquoi, moi, je claque bêtement des dents, mais aussi pourquoi en entendant ce mot tout le monde semble au bord de la crise de nerfs.
Le dictionnaire nous apprend que le “bogue” est un “défaut de conception ou de réalisation d’un programme, se manifestant par des anomalies de fonctionnement”.
Tiens! Et c’est ça qui fait trembler Wall Street, le Pentagone, Tokyo, Londres, Paris, Berlin, sans compter les multinationales, les holdings, les cartels, la bibliothèque du Congrès, les archives de l’Histoire du monde depuis l’Arche de Noé, y compris les voyages dans l’espace et une éventuelle inauguration de la Voix Lactée?!... J’ignore si Pierre Larousse a calqué sa définition sur nous autres Libanais, mais ce qu’il en dit là résume ce que le Liban vit au quotidien depuis plus d’un demi-siècle. Et que tous les snobinards du millennium aillent se rhabiller avec leur bogue.
Georges Naccache l’avait dit dès 1943: “Deux négations ne font pas une nation”... Une formule lapidaire comme il en avait le secret et le rare talent. Donc “défaut de conception”. Et ce défaut s’est transformé en un “défaut de réalisation”, quand, ce qui devait à l’origine être un compromis, une sorte de pacte de partenariat destiné à cimenter une charte d’unité nationale, demeura un pis-aller, générateur de récriminations et de rancœurs. Et par la suite, tout alla de mal en bogue.
Bogue, ce conglomérat de confessions dont le but inavoué est d’évincer les uns aux profits des autres, au lieu d’un Liban multiculturel où chacun aurait eu le privilège de s’enrichir des spécificités de l’autre. Bogue, ces gouvernants qui, pour se maintenir au Pouvoir, sont venus élargir le fossé entre les composantes de ce qui aurait dû être une seule nation.
Bogue, cette supercherie de “confessionnalisme politique”, inventé dans le but de marginaliser une communauté au profit d’une autre. Bogue, ce Taëf qui porta un coup décisif à un équilibre déjà précaire, ayant décapité, littéralement, la composante chrétienne du pays pour en faire une communauté croupion sans aucun pouvoir de décision. Bogue, ces lois électorales qui sont traficotées à la mesure des intérêts particuliers et des individus et dont les “élus” ne le sont par personne et ne représentent rien.
Bogue, une réforme boîteuse qui pénalisa quelques rares petits poissons et laissa les gros requins nager librement dans les milliards si mal acquis. Bogue, cette route glissante vers une théocratie envahissante, alors que les religieux de tous bords devraient, comme n’importe quels citoyens, avoir leur mot à dire et non leurs diktats à imposer.
Ce que l’on est en train de faire pour guérir le mal qui nous ronge, c’est de mettre un cataplasme sur une jambe de bois ou de donner une aspirine à un cancéreux. En fait, ce qu’il faudrait pour faire échec à ce Bogue, c’est-à-dire corriger “ce défaut de conception et d’organisation”, c’est d’aller à la base en instituant le mariage civil et en supprimant, par étapes, cette véritable monstruosité que sont les “Statuts Personnels”.
Notre Bogue à nous, c’est ça. Le monde fait face aujourd’hui à un problème de date, aux prises avec deux zéros. Le Liban, lui, subit un drame qui, depuis un demi-siècle, n’en finit pas d’aligner des zéros. Alors venir, à l’aube du nouveau siècle, nous harceler avec ce truc-là, ça commence à bien faire. Surtout quand c’est nous qui l’avons inventé bien avant la naissance de Bill Gates. 

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