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est considéré comme la personnalité politique libanaise
la plus populaire et nous nous promettions d’obtenir du président
Nabih Berri une interview-fleuve, dans laquelle il aurait exposé
son point de vue à propos des problèmes de l’heure.
Il n’en fut rien. Le chef du Législatif a sciemment éloigné l’entretien du domaine politique pour s’étendre sur des questions touchant à sa famille, à sa jeunesse en particulier et, principalement, sur l’imam Moussa Sadr. Sans manquer, naturellement, de parler du Liban-Sud auquel il est viscéralement attaché. Nous avons découvert un homme direct, très proche des gens, surtout de ses compatriotes et coreligionnaires, partageant leurs joies et leurs souffrances, œuvrant sans répit aux fins de leur assurer des jours meilleurs. |
“CHEIKH” NABIH, UN TITRE HÉRITÉ
DE LA FAMILLE
A la question: Pourquoi à Tibnine, votre village natal, on
vous affuble du titre de cheikh?,
il répond: Tibnine compte quatre quartiers: Haret At-Tahta,
Haret Al-Faouka, Haret des chrétiens et Haret Berri ou le “quartier
des “machayekhs”.
Mon grand-père Mohamed Berri portait ce titre et son frère
Ahmed qui, à son retour de Najaf, en Irak, rassembla les habitants
du village avec lesquels il conclut un accord en vertu duquel les villageois
s’engageaient à cultiver ses terres. En contrepartie, il s’engageait
à ouvrir une école pour instruire leur progéniture.
Effectivement, cette école a formé de nombreuses personnes,
entre autres cheikh Abdallah Berri, aujourd’hui âgé de 90
ans, qui s’est signalé par sa réplique à Taha Hussein
et cheikh Mohamed Youssef Mokalled, auteur de plusieurs ouvrages, dont
Edmond Rabbath a écrit l’une des préfaces.
Au début des années cinquante, j’ai fondé avec
un groupe d’amis un club culturel, dont nous avons installé le siège
au domicile paternel. Cheikh Mohamed Mokalled y a donné une conférence
devant un nombreux auditoire. Ont fait leurs classes dans la même
école: Ibrahim Berri, poète connu; Saïd Fawaz, ancien
parlementaire; cheikh Jamil Berri, cheikh Moussa Najafi, mon cousin.
Ainsi, avec le temps, le mot cheikh devint un titre acquis, comme c’est
le cas pour d’autres familles du Jabal Amel: les Fadlallah, Charara, Chamseddine,
etc...
MA RENCONTRE AVEC L’IMAM SADR
L’instruction religieuse très rigoureuse, a-t-elle affecté
votre ouverture sur les autres?
Elle a produit un effet contraire. En effet, j’ai ressenti, dès
le début, le besoin de sortir de cet étau. Puis, la présence
à Tibnine d’un “quartier des chrétiens” (Haret Al-Massihiyine)
a accentué mon esprit d’ouverture qui s’est raffermi davantage après
avoir fait la connaissance de l’imam Sadr en 1963, au cours de rencontres
et de conférences ou à travers ses apparitions à la
télévision.
Ma rencontre avec l’imam a transformé mon existence et depuis
lors je ne l’ai jamais quitté jusqu’à sa disparition. J’ai
trouvé en lui un réformateur social, à l’instar de
Mohamed Abdo et Jamal Eddine Al-Afghani. Il a renforcé ma conviction
quant à la fonction de la religion en tant que facteur de changement
et de rapprochement entre les citoyens; la religion, en général
et l’Islam, en particulier qui, dans son optique est un moyen d’améliorer
les conditions de vie de l’homme et de favoriser l’évolution de
la nation dans tous les domaines.
Parmi les souvenirs de jeunesse, lequel vous a le plus marqué?
Le souvenir le plus vivace dans ma mémoire concerne une forêt
de Tibnine où nous nous retrouvions avec mes camarades pour débiter
des poèmes d’hommes de lettres connus à l’époque.
Ces rencontres ont fait naître en moi un penchant vers la poésie,
la lecture et les lettres.
MES HOMMES DE LETTRES PRÉFÉRÉS
Vous est-il arrivé de composer des vers et de ressentir un
penchant vers ce genre littéraire?
J’ai essayé plus d’une fois, mais ayant constaté que
je n’étais pas un habile versificateur, j’y ai renoncé.
Quelles sortes d’ouvrages lisiez-vous dans votre jeunesse?
Je lisais toutes sortes de livres et ma mémoire m’a permis de
retenir près de trois mille vers avant l’âge de vingt ans.
Depuis ma prime jeunesse, je suis attiré par la belle poésie
et par les poètes qui excellent dans cet art.
Quels hommes de lettres et poètes vous ont le plus influencé?
En premier lieu, je citerai Girgi Zeidan dont l’ouvrage: “Histoire
de l’Islam” m’a beaucoup impressionné. J’ai apprécié,
surtout, son style et sa manière de rapporter les faits et les événements.
J’ai lu les œuvres de Mikhaël Nouaïmé et je m’inspire
de ses ouvrages, notamment celui intitulé: “Karm Ala Darb” dans
mes discours.
Avez-vous essayé d’écrire des romans ou de vous adonner
au dessin et à la peinture?
J’ai écrit de courts romans et obtenu maints prix littéraires
qui ont été la proie des flammes quand mon bureau à
l’immeuble Sehnaoui a été dévasté par un incendie
durant les douloureux événements.
PAS DE ROMANS D’AMOUR
S’agissait-il de romans d’amour?
Pas du tout. Influencé par la révolution algérienne,
je lui ai consacré un roman, ainsi qu’aux cas sociaux, mes contacts
directs avec les gens m’ayant permis de toucher du doigt la misère
et les privations dont pâtit la classe pauvre.
J’ai écrit, aussi, sur l’homme de religion en insistant pour
qu’il ait une fonction autre que religieuse; une fonction réformatrice
lui permettant de promouvoir le changement dans la société.
Je me rappelle d’un jour où feu Adel Osseiran effectuait une
visite à Tibnine pour présenter les condoléances à
une famille qui avait perdu un de ses membres. J’avais, alors, quatorze
ans et dans le mot de bienvenue qu’il m’a été demandé
de prononcer au nom de la population, j’ai critiqué la façon
dont était célébrée la fête d’Achoura.
Les personnes présentes m’ont fait descendre de la tribune...
Comment êtes-vous venu à la politique?
A travers les gens. Depuis mon enfance, j’ai changé beaucoup
d’écoles au Liban-Sud avant de venir à Beyrouth. J’ai été
à l’école du village; puis, à celles de Bint Jbeil
et de Tyr. Ceci m’a permis de mesurer la dimension des privations dont
souffraient les Sudistes.
VIE ESTUDIANTINE ACTIVE
J’avais adressé, à ce sujet, à Sayed Hassan Fadlallah
qui était, à l’époque, directeur de l’école
publique de Tyr, des lettres traitant des conditions de vie catastrophiques
des gens. J’ai été surpris lorsque plusieurs années
par la suite, il m’a montré des copies de ces lettres qu’il conserve
précieusement.
Ainsi, ces sentiments qui me faisaient vibrer avec les citoyens, m’ont
incité à m’engager dans le “mouvement des déshérités”
de l’imam Sadr. Dans ma vie estudiantine, j’ai présidé la
ligue des étudiants de la faculté de droit de l’Université
Libanaise; puis, la fédération des étudiants arabes
et j’ai été l’un des trois membres du comité de la
fédération des étudiants universitaires. A ce titre,
il m’a été donné de participer à bien des grèves
et des manifestations.
Que s’était-il passé lors de votre rencontre avec le
président Kamel el-Assaad à l’époque où il
détenait le portefeuille de l’Education nationale?
C’était à l’occasion d’une grève organisée
en signe d’appui aux revendications des étudiants de l’U.L. Je le
rencontrais pour la première fois et notre entretien s’est déroulé
dans les meilleures conditions, car notre famille était proche de
la sienne.
Nous nous sommes enquis des raisons qui retardaient, alors, la construction
des nouveaux bâtiments de l’Université Libanaise.
Il nous a révélé que l’Etat n’était pas
enthousiaste pour ce projet, ni le recteur qui était, à l’époque,
Fouad Ephrem Boustany. “Dans ce cas, dit-il, que puis-je faire?”
J’ai été surpris par sa réponse et au cours d’une
conférence de presse tenue, après notre entrevue, à
l’hôtel “Comfort” à Hazmieh, j’ai déclaré, littéralement:
“Qu’est-ce que cet Etat où le ministre de l’Education a peur du
recteur de l’université?”. Nous devions poursuivre notre mouvement
jusqu’à la pose de la première pierre des bâtiments
universitaires.
TYR, SYMBOLE DES PRIVATIONS
Comment justifiez-vous les liens qui vous rapprochent de Tyr?
Cela remonte au temps de ma prime jeunesse que j’ai passée dans
cette ville totalement négligée. Aussi, les premiers projets
de développements ont-ils été exécutés,
à mon initiative à Tyr et non à Tibnine. Cette cité
sudiste symbolisait, à mes yeux, les privations et la misère.
J’avais passé plusieurs années dans son enceinte, me déplaçant
dans ses rues délabrées et ses routes impraticables.
J’ai eu la nette sensation que l’Etat négligeait les régions
de province: le Sud, le Akkar, la Békaa... Ceux qui détenaient
les rênes du Pouvoir, ne se préoccupaient que de leurs propres
intérêts.
Comment et à quelle date exacte ont commencé vos relations
avec l’imam Sadr?
Depuis la création du “mouvement des déshérités”,
l’imam m’ayant désigné comme le porte-parole de ce mouvement
auprès des partis et forces progressistes; puis, président
du bureau politique. J’ai œuvré, alors, à l’effet de séparer
le Conseil supérieur chiite du “mouvement des déshérités”,
ce dernier étant un mouvement révolutionnaire pour le changement,
ayant son programme et ses statuts dont certaines clauses ne sont pas toutes
en harmonie avec ceux du C.S.C. dont il devait rejeter la tutelle.
L’imam Sadr s’est montré compréhensif et aucun litige
de quelque nature que ce soit ne nous a opposés.
PAS DE DIVERGENCE AVEC SADR
Cela ne veut-il pas dire qu’il y avait divergence de vue sur certaines
questions entre vous et l’imam Sadr?
Pas du tout. Depuis le début, il y avait une parfaite
complémentarité. Le siège du mouvement devait être
séparé de celui du Conseil supérieur chiite. Je n’étais
pas contre le C.S.C., puisque je suis l’un de ses fondateurs.
Ne vouliez-vous pas une tutelle religieuse sur un parti qui, plus
tard, devait entrer dans le cadre d’un projet de l’Etat?
Le mouvement Amal n’est pas contre la religion. C’est un mouvement
de foi, par sa constitution et le comportement de ses membres, tout en
n’étant pas purement un mouvement chiite. Beaucoup de politiciens
qui ne peuvent pas faire partie de “Amal”, sont membres du C.S.C., auquel
peuvent adhérer tous les chiites, même ceux qui étaient
contre l’imam Sadr. J’ai préféré l’autonomie et la
complémentarité, de façon que le mouvement ait son
aspect doctrinal et national. Nous espérions qu’“Amal” soit le mouvement
du Libanais qui aspire au meilleur, un mouvement idéologique basé
sur la morale de l’Islam. Malheureusement, suite à la guerre, “Amal”,
le PSP et les Kataëb ont été “confessionnalisés”.
Vous étiez un révolutionnaire. Etes-vous resté
le même?
Lorsque l’imam Sadr a créé le mouvement “Amal” et le
Conseil supérieur chiite, il était entouré de douze
personnes, dont moi-même, surnommées les “faucons”. Le principe
de ce mouvement consiste à ne pas complaire à l’Etat. Cela
n’a pas changé, après que j’ai fait partie du Pouvoir. En
1984, j’ai décliné le portefeuille de la Justice et des Ressources
hydrauliques et électriques qui m’a été attribué
au Cabinet de Rachid Karamé, préférant le “ministère
du Sud et de la Résistance”. De plus, j’ai demandé que le
conseil du Sud et le CDR soient placés sous ma tutelle afin que
je réalise des projets de développement. Malgré le
fait que j’ai obtenu ce que je voulais, il y a eu des problèmes
avec le président Gemayel. Après Taëf, j’ai été
de nouveau ministre sous le mandat du président Hraoui. Mais j’ai
démissionné par la suite.
Aviez-vous des divergences de vue avec l’imam Sadr, au sujet du nationalisme
et de l’arabisme?
Malgré les rumeurs qui considéraient l’imam Sadr comme
ayant privilégié la communauté chiite, j’ai constaté
que sa conception du patriotisme et du nationalisme n’était pas
différente de la nôtre. Sa visite à Suez avait, d’ailleurs,
déclenché un enthousiasme populaire.
Que pensez-vous du nationalisme et de l’étape nassérienne?
J’ai approuvé la ligne arabe, celle des partis Baas, des nationalistes
arabes et du nassérisme. Lorsque l’unité entre l’Egypte et
la Syrie fut proclamée sous l’appellation de République arabe
unie (RAU), j’ai participé en Syrie, en tant que chef de la Fédération
des étudiants arabes, à un meeting oratoire, aux côtés
d’Abdel-Nasser et Salah Bitar. Les images du passé et la vague nationaliste
sont présentes dans ma mémoire.
APRÈS L’ÉCLATEMENT DE LA RAU
Comment avez-vous réagi à l’éclatement de la
RAU?
On dit actuellement que, par sa nature, la Constitution libanaise ne
s’adapte pas à l’idée de l’arabisme et de l’unité.
Pourtant, des Libanais chrétiens fondaient un grand espoir sur l’unité.
La personnalité d’Abdel-Nasser et son charisme ont créé
cette atmosphère.
Cela veut-il dire que vous accordez de l’importance au charisme du
leader? Y a-t-il une “situation de révolution” qui favorise l’action
du chef?
L’influence de la personnalité du chef ou son charisme est une
conception enracinée dans la mentalité orientale.
La défaite de 1967 vous a-t-elle mis en état de prostration?
Je me rappelle, à l’époque, la tristesse des gens qui
ont entendu à la radio la démission d’Abdel-Nasser. J’ai
admiré le courage du Raïs et sa franchise qui ont transformé
la défaite militaire en victoire politique. Contrairement au président
Sadate qui a transformé la victoire d’octobre en défaite
politique.
1967 a constitué un tournant pour les Arabes. La résistance
populaire a commencé. Aussi, la société libanaise
a-t-elle accepté l’idée de la résistance palestinienne,
certains collaborant même avec “Fateh”.
LIBANISME ET ARABITÉ
Cela est-il une affirmation de l’arabité du Liban et de son
appartenance nationale?
L’Islam peut comprendre les Arabes et d’autres peuples; l’arabisme
est un monde plus petit comprenant les Libanais et autres. Notre arabité
ne contredit pas notre libanisme. Selon la conception de l’arabisme, nous
sommes un seul peuple arabe dans des Etats indépendants l’un de
l’autre. Le problème réside en ce que l’unité arabe
n’a pas tenu compte des particularités. L’idée de l’arabité
au Liban n’a pas été créée uniquement par les
musulmans.
Comment trouvez-vous l’attitude arabe, actuellement?
Notre sentiment arabe n’a pas arrêté d’évoluer.
Le président Hafez Assad par sa détermination et sa direction
a complété ce que Abdel-Nasser n’a pu achever. Les Arabes
doivent faire preuve de solidarité, afin de sauvegarder leur dignité.
Malheureusement chacun agit pour soi-même.