UN “PRINCE DÉTRÔNÉ”
Retenant difficilement son émotion, Gisèle, son épouse,
nous confie: “Marcel était un être exceptionnel et n’a jamais
fait de mal à personne. Tous ceux qui l’approchaient, se prenaient
vite d’affection et d’amitié pour lui”.
Ses nombreux amis, révoltés par ce meurtre, sont unanimes
à témoigner: “Marcel était une personne honnête,
intègre, d’excellente famille, de grande culture”. L’un d’eux ajoute
lors des funérailles: “C’est un prince détrôné”.
Fils d’une famille maronite originaire de Beyrouth, ayant contribué
à l’édification de l’église Saint-Maron d’après
l’archevêque Khalil Abi-Nader, Marcel Kikano a suivi la voie tracée
par son grand-père et son père: transitaire au port de Beyrouth,
il avait son bureau à Saïfi.
Déjeuner sur la plage avec sa femme: un couple heureux. |
Gisèle entourée de ses enfants: Tania et Marc. |
UN FOYER HEUREUX
Elève des pères Jésuites, il avait une vaste culture
et était un passionné de lecture, en tout domaine, possédant
une vaste bibliothèque à son bureau. En 1973, il épouse
Gisèle Traboulsi, originaire de Batroun et ont deux enfants: Marc
(25 ans) et Tania (19 ans).
“Nous formions un foyer heureux et paisible”, nous dit sa femme. Pour
ses enfants, il était un être idéal, un ami autant
qu’un père. Sa fille l’appelle, d’ailleurs, par son nom”.
Grand sportif, il faisait de l’équitation et de la voile. Il
adorait la mer et conservait un esprit très jeune. Ses amis avaient
la trentaine.
Durant les années de guerre, les Kikano achètent une
maison à Batroun pour s’éloigner quelque peu de l’engrenage
infernal des combats dans la capitale.
“Marcel a très vite aimé et adopté cette ville
côtière, affirme son épouse. “La vie y est saine et
paisible, disait-il, les valeurs familiales préservées”.
Batroun est devenue son oasis, un havre de tranquillité. On s’y
rendait chaque week-end. Il pouvait, d’une part, y pratiquer ses activités
sportives favorites et, étant de caractère indépendant,
il aimait s’isoler. D’ailleurs, même à Beyrouth, de retour
du travail, il s’installait dans son fauteuil et se plongeait dans la lecture.
Ses camarades de classe disaient de lui qu’il était renfermé
de nature”.
Ayant subi une opération à cœur ouvert,
Marcel Kikano était resté plein de dynamisme.
LES CIRCONSTANCES DU DRAME
Lors du week-end du 22-23 janvier, Marcel se rend seul à Batroun,
sa famille étant retenue à Beyrouth. Ayant du travail à
Tripoli en début de semaine, il décide d’y rester jusqu’à
mardi soir; ses enfants devaient le rejoindre pour rentrer ensemble, car
il était parti sans sa voiture.
Dans l’après-midi du mardi 25 janvier, sa femme, ses employés,
ses clients qui essayaient vainement de le joindre à son portable,
manifestent leur inquiétude. Gisèle appelle son beau-frère
qui a les clés de leur maison à Batroun et lui demande de
passer voir Marcel. Il n’est pas à son domicile, son portable s’y
trouve et rien de particulier n’est à signaler. Vers onze heures
du matin, la victime avait été aperçue en train de
lire son journal au bord de la mer. Le soir, son corps y est retrouvé
inerte.
QUESTIONS SANS RÉPONSE
Y a-t-il des indices? Avait-il des problèmes dans son travail,
des difficultés financières, était-il endetté
et avait-il des ennemis?
A toutes ces questions, sa femme répond en disant “qu’il était
très discret concernant son travail et n’en parlait pas à
domicile. Puis, de nos jours tout le monde passe par une phase difficile.
Mais, on vivait bien, il était le pilier de la famille et tel que
je le dis à mes enfants, on doit toujours penser qu’il est parmi
nous. C’est lui qui doit nous donner la force de continuer à vivre”.
CHAOUL: JUSTICE SERA FAITE
D’après les premiers éléments de l’enquête
et de l’autopsie, la mort a dû avoir lieu entre 13 et 14 heures.
Le revolver, un Magnum, ne portait que les propres empreintes digitales
de la victime, le tueur s’étant bien chargé d’effacer les
siennes; on a trouvé 200 dollars dans ses poches.
Une rumeur insidieuse faisant état d’un suicide, a profondément
affecté les siens: “Une personne qui se suicide ne se tire pas deux
balles de gros calibres et ne peut pas garder le revolver entre ses mains.
“On a dit, aussi, qu’il avait des dettes. Il en a comme tout le monde,
mais ceci ne justifie pas un suicide.
“Tel que je connais Marcel, ajoute sa veuve, s’il avait voulu se donner
la mort, il m’aurait laissé un message ou à ses enfants
qu’il adorait”.
L’affaire est entre les mains de la Justice. M. Raymond Oueydate, procureur
général près la Cour d’appel du Liban-Nord, a ordonné
l’ouverture d’une enquête pour connaître les circonstances
du décès de Kikano.
M. Joseph Chaoul, ministre de la Justice, ami de classe du défunt,
ému par ce drame, est venu à deux reprises présenter
ses condoléances et a promis que la Justice fera toute la lumière
sur cette affaire.
Gisèle Kikano et ses enfants veulent absolument connaître
la vérité. “Certes, ceci ne ramènera pas Marcel, mais
on veut en avoir le cœur net. Mais, disent-ils sceptiques, cette vérité
sera-t-elle connue?”.
Plusieurs personnes rencontrées lors des condoléances,
soutiennent ce même point de vue: “Il y a, disent-elles, tant de
drames similaires qui se produisent dans le pays et demeurent sans réponse”.
Gisèle Kikano insiste: “Je demande qu’on retrouve le ou les
auteurs et le mobile du crime et que justice soit faite. Sinon, je préfère
quitter le pays avec mes enfants et m’installer à l’étranger
où je me sentirais en sécurité. D’ailleurs, toute
la famille de Marcel vit entre Paris et Rome”.
CONNAÎTRE LA VÉRITÉ
Pour les enfants, la douleur est immense. Marc fait son architecture
d’intérieur à l’ALBA, son père ne l’ayant pas encouragé
à suivre sa profession. Idem pour Tania qui voulait assurer cette
continuité, lui disant que ce n’était pas une profession
pour une femme. Elle fait sa première année de droit à
l’USJ et cache mal sa révolte contre ce crime qui lui a arraché
un père qu’elle adorait. Elle se demande si le fait d’en parler
dans les médias permettra de connaître la vérité.
C’est aussi l’avis de Gisèle Kikano. Il y a deux ans son père,
le Dr Georges Traboulsi était mort des effets de la fumée
nauséabonde d’un immense incendie qui avait eu lieu à Batroun.
“Tous les médias en avaient parlé, mais rien n’a été
fait”, dit-elle.
Gisèle sait, aujourd’hui, qu’elle doit être courageuse
et forte pour ses enfants. C’est ce que son fils lui dit: “Si tu es forte,
je le serai aussi”.
Elle évoque comment Marcel a fait il y a sept ans une opération
réussie à cœur ouvert et surmonté d’autres problèmes
de santé dont une hernie discale. Il était resté jeune
de cœur, d’esprit et plein de dynamisme.
Elle va vendre leur maison à Batroun “car je ne peux imaginer
ce “havre de quiétude” sans lui”.