Les
innombrables analyses et les commentaires provoqués par le comportement
de M. Lionel Jospin durant sa visite en Israël, soulèvent une
question aussi inattendue et aussi insolite que les propos tenus, à
cette occasion, par le Premier ministre français. Il s’agirait de
savoir si l’on peut parler d’une “politique arabe” de la France. Ce serait
au moment de la guerre de juin 1967 que cette notion aurait été
élaborée par le Quai d’Orsay après les prises de position
de De Gaulle qui condamnait l’agression israélienne et décrétait
un embargo sur les ventes d’armes et de fournitures de pièces détachées
à l’aviation israélienne à l’époque d’origine
exclusivement française. En fait, on peut faire remonter cette “politique
arabe” aux efforts gaullistes pour résoudre le conflit algérien
au début des années 60.
Avec Jacques Chirac, on parle plutôt de “politique proche-orientale”,
limitant ainsi le domaine d’intervention au conflit de Palestine et à
la situation en Irak.
Le socialiste Roland Dumas, qui était ministre des Affaires
étrangères à la veille de la guerre du Golfe, avait
déjà qualifié de mythique la notion de “politique
arabe”. On nous dit maintenant qu’en Israël même cette notion
est objet de raillerie. M. Hubert Védrine lui-même, ministre
des Affaires étrangères de M. Jospin, dans une émission
radio-télévisée du 27 février dernier, contestait
l’existence d’une “politique arabe” et préférait parler d’une
diplomatie considérant les relations de la France au cas par cas.
Autrement dit, il y aurait, sous la direction socialiste, autant de politiques
arabes qu’il y a de pays arabes.
***
S’agit-il d’un vain jeu de mots?
En réalité, derrière cette querelle sémantique,
se cache une volonté très claire, en tout cas chez les Israéliens
et leurs amis socialistes, d’éviter que la diplomatie française
tienne trop compte d’un monde arabe considéré dans son ensemble,
au-delà des clivages entre gouvernements et régimes politiques,
réagissant d’une manière uniforme et solidaire (du moins
en paroles) sur des sujets conflictuels dans les relations de ces pays
avec l’étranger. On prétend ainsi nier l’évidence:
l’existence d’un sentiment panarabe, sous prétexte que les divers
peuples de cette aire géographique se sont montrés incapables
de s’unir ou seulement de réaliser concrètement un système
de véritable coopération régionale à l’instar
de l’Europe, par exemple.
Pour les négociations de paix, Israël a toujours refusé
un dialogue avec l’ensemble de ses voisins réunis et insisté
pour les aborder un à un, séparément. Aujourd’hui,
il n’y a plus que le Liban et la Syrie pour demeurer solidaires et cela
agace les puissances qui soutiennent la position israélienne, de
même que ces puissances s’inquiètent maintenant de la prochaine
session de la Ligue arabe à Beyrouth dans un climat de solidarité
avec le Liban.
Il n’y a pas de monde arabe, il y a des pays arabes ou arabophones,
dont les intérêts particuliers diffèrent les uns des
autres. C’est sur cette base qu’Israël reproche à la France
de s’attacher à une “politique arabe” et c’est sur cette base qu’il
aborde le processus de paix. Jusqu’à présent, cette tactique
a été payante, puisqu’il a pu attirer dans son jeu de nombreux
pays arabes, du Golfe jusqu’à l’Atlantique. Mais ses volte-face
et ses tergiversations avec les Palestiniens, de même que son action
militaire au Liban, sont désormais source de déception, de
méfiance et de remise en cause de sa volonté de paix. Ces
sentiments sont perceptibles dans tous les pays qui se proclament arabes.
Et c’est dans ce sens que la notion de “politique arabe” resurgit et s’impose
de nouveau.
Peu importe que les gouvernements de ces divers pays pratiquent souvent
un double jeu et ne respectent pas toujours leurs proclamations de solidarité,
ni leurs engagements, le fait est qu’il existe, au-delà des jeux
des pouvoirs, une réaction populaire qui s’exprime spontanément
dès qu’un incident survient mettant en cause un profond sentiment
national. On l’a bien vu à Bir Zeit quand M. Jospin a été
lapidé par les étudiants.
C’est dans ce sens et au-delà des tactiques des pouvoirs en
place, qu’on peut parler de monde arabe et de politique arabe. Bien sûr,
les diplomates ne peuvent traiter qu’avec les gouvernements, mais ne doivent-ils
pas, ce faisant, tenir compte des courants populaires qui, un jour ou l’autre,
peuvent bloquer ces gouvernements? On l’a bien vu en Irak en 1958 par exemple,
en Egypte en 1952, en Syrie de multiples fois entre 49 et 70, en Libye,
au Yémen et ailleurs. De Gaulle l’avait compris le premier. Mais
le parti socialiste de M. Jospin semble en être resté à
l’esprit de l’aventure de Suez de M. Guy Mollet et aux nostalgies de ceux
qu’on appelle “les pieds noirs”.
***
Ce sentiment panarabe né en 1916, alimenté par la Grande-Bretagne
et, plus tard, trahi par elle au profit des compagnies de pétrole
et du mouvement sioniste, demeure toujours vivace quoique sans espoir d’être
jamais traduit en un système concret d’organisation. Il n’en demeure
pas moins incontournable pour les puissances qui veulent jouer un rôle
dans cette partie du monde. Mais M. Jospin, il l’a déclaré
à la Knesset, estime, pour sa part, que “la France ne doit pas s’exagérer
son importance sur la scène internationale”.
A tout prendre, il n’a pas tort. Mais cette humilité sans précédent,
exprimée publiquement devant le parlement israélien et dans
ces circonstances, va bien au-delà d’une simple “exagération”.
Elle risque de signifier une véritable démission. Qu’Israël
et ses partisans en France s’en réjouissent donne déjà
la mesure de la faute. |
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