ENTRETIEN AVEC S.S. LE CATHOLICOS DE CILICIE ARAM I:
“JE SUIS PRÊT À ME RENDRE EN TURQUIE POUR UN DIALOGUE CONSTRUCTIF”

Eminent prélat et référence pour ses fidèles, en particulier pour la génération montante, S.S. Aram I ne cesse de mettre l’accent sur la dimension sociale de l’engagement chrétien. Exhortant ses fidèles à rechercher les valeurs véritables, morales et spirituelles, il les pousse à œuvrer dans tous les domaines de la société, les engageant à “accomplir leur existence quotidienne avec lucidité et espérance, sans découragement ni amertume”. Militant infatigable de l’œcuménisme, élu pour la deuxième fois à la présidence des Comités central et exécutif du Conseil Mondial des Eglises, Sa Sainteté est un partisan acharné du respect des droits de l’homme. Le catholicos est aussi éminemment un homme de dialogue, d’un dialogue fondé sur le respect mutuel. Profondément conscient de ses responsabilités, il considère qu’œuvrer pour la reconnaissance du Génocide arménien de 1915 fait partie intégrante de sa mission. Il ne faut pas oublier, surtout, en ce jour du souvenir que sa Sainteté est le chef spirituel d’un peuple victime de ce Génocide. Au milieu d’un monde dévoré par la détresse et le désespoir, il a su insuffler un dynamisme nouveau à l’Eglise millénaire. A travers la précision de sa pensée, la clarté de ses idées, nous sentons son indéfectible besoin de justice dicté par son engagement inconditionnel aux vraies valeurs. En l’écoutant nous répondre, dans le cadre de cette interview exclusive accordée à “La Revue du Liban”, nous avons compris pourquoi cet homme de Dieu a volontairement choisi la vie spirituelle laissant son empreinte sur ses fidèles. Ce Chef inspiré séduit par la vérité de ses propos et par l’esprit constructif qui émane de sa volonté de transcender le passé, sans pour autant le renier. Sa Sainteté affronte avec sérénité les affaires les plus vitales. Sa conception du rôle qu’il a à jouer est rare dans notre monde d’aujourd’hui… Fort de ses convictions et convaincu de leur authenticité, le Catholicos de Tous les Arméniens de Cilicie est un bâtisseur d’avenir.

Quel est le sens du martyre au seuil du troisième millénaire?
Le martyre est la manifestation concrète, suprême et authentique de l’attachement à une foi, à un idéal. En ce sens, c’est une réalité qui appartient à toutes les religions.
Il est essentiellement sacrifice de soi. Il n’est pas difficile de donner ce que l’on possède, il est même facile de donner tout ce qu’on a. Mais donner de sa personne, payer de sa vie pour une cause sacrée n’est pas quelque chose d’ordinaire. Pensez à Jésus-Christ. Il ne nous a rien donné, il ne nous a pas laissé d’instructions, mais il a donné Sa Personne en mourant sur la Croix. Il a versé son sang en faveur de la cause pour laquelle Il était venu au monde: le salut de l’Humanité. Par conséquent, le martyre est une réalité intégrale et intégrante de la foi et de la vocation chrétiennes et appartient de ce fait à tous les temps. Etre engagé dans un combat veut dire être prêt au martyre. C’est pourquoi, chaque chrétien est un martyr, les martyrs ne sont pas seulement ceux qui donnent leur vie, mais aussi ceux qui consacrent leur existence à une cause sacrée. Nous croyons au martyre vivant.
Il existe une conception erronée de cette terminologie qui le relègue au passé. Or, le martyre n’appartient pas au passé. Aujourd’hui, au Liban, comme dans tous les pays du monde et dans toutes les religions, hommes, femmes et enfants, qui ont consacré leur vie à des idéaux et des causes dépassant leur vie personnelle sont aussi des martyrs.

- L’Eglise a-t-elle un rôle politique à jouer? La Foi a-t-elle aussi une dimension politique?
L’Eglise n’est pas une réalité apolitique, mais elle n’est pas non plus une institution politique. La politique est une dimension vitale du témoignage et de la vocation de l’Eglise. Prenons encore une fois l’exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce n’était pas un politicien, Il n’était pas venu au monde pour des buts politiques, mais ce qu’Il a dit et ce qu’Il a fait ont certainement une portée politique.
Les questions de justice, de paix et des droits humains sont-elles des questions politiques? Je ne le pense pas. Elles concernent l’humanité et la dignité de l’homme, appartiennent à la relation entre la personne humaine et Dieu. Elles sont des questions théologiques et morales.
L’Eglise a donc un rôle particulier en ce qui concerne ces problèmes, mais elle doit garder la spécificité de son engagement politique et ne doit pas s’engager dans la “petite politique”, cette distinction est très importante.

PAS DE SOLUTION SANS NÉGOCIATION
- Président du Conseil œcuménique des Eglises, vous êtes proche des cercles internationaux. Ne pensez-vous pas pouvoir jouer un rôle de médiateur entre la Turquie et les Arméniens? Comment amener ce pays à accepter les faits?
Je suis prêt à jouer n’importe quel rôle pouvant faciliter le dialogue entre la Turquie et la Nation arménienne. Je dis bien dialogue, car sans dialogue, on ne peut arriver à aucune solution.
Comme je l’avais déjà souligné lors de mon intervention dans le cadre d’un colloque tenu il y a trois ans, à la Sorbonne, la nécessité et l’urgence du dialogue entre les Arméniens et les Turcs s’imposent. Je ne comprends vraiment pas pourquoi la Turquie refuse d’engager le dialogue avec les Arméniens… Pour ma part, je suis prêt, s’il le faut, à aller jusqu’en Turquie et à parler au président et à toutes les personnalités politiques de ce pays pour engager un dialogue constructif. Il faut être réaliste. On ne peut  changer l’Histoire, ni effacer les événements historiques ou les falsifier. Il faut les interpréter.
Ce qui a eu lieu entre 1915 et 1918 constitue pour les Arméniens et nombre de peuples et d’Etats, un génocide prémédité, étudié, calculé et exécuté par la Turquie ottomane.
La Turquie d’aujourd’hui a une interprétation différente. Pour elle, ces événements tragiques ne sont que des incidents douloureux, fréquents en temps de guerre… Il est impératif de s’asseoir autour d’une table pour tenter d’aboutir à une solution mutuellement acceptable.

- N’est-il pas temps de transcender l’Histoire, sans pour autant la renier?
On ne peut certainement pas renier l’Histoire; il faut la transcender. Mais que veut dire transcender le passé… Je suis tout à fait opposé au “négationnisme”. Pour dépasser des faits précis, il faut qu’il y ait une compréhension totale de l’Histoire, arriver à l’acceptation des réalités historiques, c’est seulement après qu’on pourrait tourner la page… Le pardon est un élément très important de notre foi chrétienne, mais il n’y a pas de pardon sans confession.
Si même nous pardonnions à ceux qui nous ont offensés, ce sont nos propres martyrs qui nous maudiraient. Nous n’oublierons jamais les victimes innocentes de cet holocauste, nous ne serons jamais infidèles aux aspirations pour lesquelles ils ont versé leur sang. Voyez ce qui se passe au Liban-Sud. Chaque jour, le sang libanais est versé pour une cause sacrée: la libération de la terre occupée par Israël.
Comment pardonner à ce pays, s’il n’y a pas de retrait, s’il n’y a pas de reconnaissance des droits de l’homme et compensations pour les victimes et les destructions? C’est le même problème qui se pose entre les Arméniens et les Turcs.

JE SUIS UN HOMME DE DIALOGUE
- Vous avez toujours été pour le dialogue. “Le monologue est isolement, avez-vous dit, tandis que le dialogue est source de progrès…”
Oui et je maintiens ce que j’ai dit. Je suis un homme de dialogue. Le monologue est source de mal, tandis que le dialogue est source d’ouverture, de progrès et d’engagement. Dialoguer n’est pas signe de faiblesse, c’est un moyen d’exposer son point de vue, d’affirmer ses aspirations. Dialoguer c’est aussi et surtout avoir foi en une solution concrète.
Observons attentivement tout ce qui se passe au Proche-Orient, dans le cadre du processus de paix. Le Liban et la Syrie sont prêts à négocier avec Israël. Notre pays et la Syrie veulent une solution basée sur la justice, les droits de l’homme et la dignité arabes. Mais Israël manque de sincérité, alors comment peut-on envisager avec cet Etat un dialogue constructif? D’ailleurs, c’est unilatéralement qu’une guerre est déclarée… Mais la paix se construit toujours avec les deux parties prenantes du conflit.

- La France est la terre des Droits de l’Homme… Que pensez-vous du refus du Sénat de reconnaître le Génocide arménien, alors que l’Assemblée nationale l’avait reconnu à l’unanimité?
J’ai appris avec regret le refus du Sénat français. Je distingue deux courants en France. D’une part, l’Assemblée nationale qui est la voix du peuple et a dit oui, sans considérations politiques et, d’autre part, le Sénat pour qui la priorité politique prime.  C’est malheureusement ce qui se passe dans beaucoup d’autres pays… Si les Etats signataires de la Déclaration des droits de l’Homme étaient sincères dans leurs engagements, ils auraient respecté et défendu ces droits, en toute circonstance et en tous temps.
Je ne comprends pas très bien cette ambiguïté dans la politique française, d’autant plus que la France est un pays ami des Arméniens et connaît particulièrement bien le Génocide arménien, dans toutes ses dimensions et conséquences. Une position claire et un engagement ferme en ce qui concerne les violations des droits humains impliquent des sacrifices politiques, économiques ou autres. Il n’y a qu’à se rappeler le cas du Rwanda, de la Bosnie ou du Kosovo. Les pays qui se présentent comme les champions des droits de l’homme, devraient manifester concrètement leur engagement, sinon ils risquent de perdre leur crédibilité auprès de leur propre peuple et de la communauté internationale.

LA FORCE NE PEUT IMPOSER LA JUSTICE
- N’est-il pas utopique de nos jours de réclamer justice, alors que l’on sait très bien que les intérêts financiers mènent le monde?
Nous vivons dans un monde de contradiction. On réclame justice et on commet l’injustice; on prétend défendre les droits de l’Homme et on travaille contre ces mêmes droits. En réalité, ce sont les intérêts politiques et économiques, autrement dit, les intérêts nationaux qui motivent la politique des grandes puissances. Les droits des minorités, des peuples opprimés, des pays pauvres sont marginalisés, parfois même oubliés. Les grandes puissances ne mobilisent leurs forces qu’en cas de nécessité pour défendre et étendre leurs intérêts stratégiques. Les droits de l’homme sont largement dans ces cas précis utilisés comme prétextes. Je crois ici, que les religions ont un rôle précis dans ce cadre: elles doivent collaborer pour critiquer, condamner et rappeler aux grandes puissances le besoin de respecter les droits, la justice et la dignité de l’homme.

- Au seuil de ce millénaire, ne doit-on pas être plus réaliste? Que ce soit au Rwanda ou au Kosovo, l’épuration ethnique, les génocides continuent en toute impunité sous le regard indifférent des grandes nations…
Comme je l’ai déjà souligné, la politique internationale dans un univers qui est en train de se mondialiser est basée sur les seuls intérêts économiques et stratégiques. Les effets de cette politique sont destructifs pour la majorité des pays: il en résulte l’injustice économique et sociale, l’oppression politique, la pauvreté, les épurations ethniques, les génocides physiques et culturels qui vont hélas! continuer avec un élan nouveau. On ne pourra certainement pas arrêter ces faits par la force. L’intervention militaire a-t-elle résolu la guerre du Vietnam ou la guerre en ex-Yougoslavie…? La force ne peut imposer la justice. Ce dont le monde a besoin c‘est du respect de la dignité, du respect des Droits sacrés de l’Homme. Ce sont là des dons de Dieu, des droits divins. L’homme ne peut pas violer ce qui est donné par Dieu. Le monde d’aujourd’hui doit être le monde du dialogue, seul moyen de résoudre les problèmes auxquels il est confronté.


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