Dans
l’un de ses “Propos de politique”, Alain a écrit: “L’homme gros
est politique de nature par l’attention qu’il a à ses formes.” Et
il ajoutait: “A ce compte, Machiavel était un maigre qui essayait,
par industrie, d’occuper autant de place qu’un gros”.
En voulant appliquer cette idée au spectacle électoral
qui vient de s’achever à Beyrouth, on s’aperçoit que si les
gros ont bien fait la preuve de leurs dons politiques, par contre, les
maigres n’avaient rien d’un Machiavel. Ils ont perdu.
On peut résumer la bataille électorale de Beyrouth, qui
a vu le triomphe de M. Hariri sur M. Hoss, par cette image d’une opposition
assez cruelle entre les représentants de l’austérité
et ceux de l’abondance. Maigres contre gros. Les portraits des candidats,
à défaut de programmes explicites, en étaient la parfaite
illustration.
***
On a eu beau jeu, d’un côté, de démontrer que c’est
la gestion des divers gouvernements de M. Hariri qui est responsable de
l’austérité à laquelle le pays est condamné
maintenant et depuis deux ans, il n’en demeure pas moins qu’aux yeux d’un
peuple affamé, ce portrait d’un candidat nanti, épanoui de
prospérité et de satisfaction, devait avoir quelque chose
de fascinant - comme la vision d’une table somptueusement garnie pour un
homme tiraillé par la faim après un long carême.
Il n’est donc pas nécessaire de rechercher les causes du succès
de M. Hariri dans l’usage abusif de l’argent, comme l’a fait la propagande
électorale de M. Hoss. Il suffisait qu’aux yeux de l’électeur
ployant sous le poids de sa misère, le portrait de M. Hariri soit
l’équivalent d’une promesse: n’est-il pas, à lui seul, la
personnification de l’abondance et de la prospérité? Il est
l’Argent-roi. Un homme en or. En votant pour lui, l’électeur a le
sentiment qu’il pénètre dans une mine où il peut gratter
quelques pépites.
L’affrontement, dans ces conditions, était inégal.
Qu’on s’appesantisse encore sur la responsabilité de M. Hariri
dans l’endettement de l’Etat, le fait est que ses successeurs n’ont pas
réussi à surmonter la crise socio-économique, dont
la gestion haririenne est rendue coupable. A supposer même que le
ministre des Finances puisse démontrer, chiffres en main, que la
situation est, désormais, maîtrisée, il reste que dans
l’activité quotidienne, ce succès ne s’est pas encore traduit
par des résultats tangibles: Le déficit est là et
le chômage pousse à l’émigration.
Ce problème socio-économique est trop compliqué
pour qu’il soit possible d’influencer le vote de l’électeur en essayant
de lui en expliquer les tenants et les aboutissants. Après tout,
la campagne électorale n’avait été menée qu’à
coups de portraits. Or, l’un représentait la fortune faite, l’autre
l’austérité et la modestie. Ainsi, les jeux étaient
faits. On a voté pour le portrait le plus prometteur.
***
Maintenant, il s’agit de gouverner. C’est-à-dire d’abord, de
tirer de cette nouvelle Chambre élue sur la base d’une loi unanimement
condamnée, une équipe ministérielle homogène
et équilibrée, capable de répondre aux attentes d’un
pays exsangue.
La nouvelle Assemblée paraît dominée par une coalition
aléatoire Berri-Joumblatt-Hariri. Cela ne représente pas
une vraie plate-forme politique, mais une simple rencontre d’intérêts
circonstanciels. Les personnalités et les communautés laissées
hors jeu par les résultats des élections ne représentent
pas des forces structurées susceptibles de perturber les procédures
institutionnelles. Leurs figures de proue ne sont pas, d’ailleurs, du genre
à menacer quoi que ce soit comme ce fut le cas, par exemple, après
les élections désastreuses de 1957, quand l’opposition fut
laminée et s’était associée à des intérêts
étrangers.
M. Joumblatt, qui est apparu ces derniers temps avec un discours d’ouverture
et dans un rôle de rassembleur, pourra-t-il peser sur la conception
même du type de gouvernement dont le pays a maintenant besoin et
sur son programme?
Si l’on met ainsi l’accent sur le rôle du leader druze dans cette
conjoncture, c’est parce qu’il est aujourd’hui le seul représentant
d’une vision historique de la nation libanaise et des conditions de sa
paix intérieure. Il possède des racines dont aucun
de ses partenaires de la nouvelle majorité ne peut se prévaloir.
C’est là que résident sa force véritable et sa
richesse morale. Comment va-t-il en user?
M. Hariri apporte à cette association son entregent d’homme
d’affaires, M. Berri le poids des masses populaires revendicatrices, M.
Joumblatt, seul, personnifie l’idée d’un Liban éternel. |
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