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Le Haut Conseil de la Francophonie
publie, à l’occasion du Sommet de Beyrouth,
un ouvrage intitulé: L’Arabofrancophonie.
Quelle idée est censée traduire pour vous
ce terme que vous avez créé?
Le terme Arabofrancophonie m’est venu à
l’esprit dans le feu d’une conversation, il
y a quelques années, avec Abdel-Magid Mezziane,
ministre algérien de la Culture, à l’époque.
Nous analysions la langue française et son étroite
interpénétration, imbrication, chevauchement
et coexistence, mélange et symbiose avec l’arabe,
notamment en Algérie, exemple vivant du lien
entre les deux langues, non seulement au niveau de l’enseignement
mais, aussi, dans la vie courante.
Une familiarité entre nos langues est palpable
à tout moment. Par la suite, j’ai réutilisé
cette expression lors de conférences ou de rencontres.
Ainsi, elle a fait son chemin et a même été
reprise par les hommes politiques. Le ministre Jacques
Toubon qui m’a reconnu la paternité du mot,
lorsqu’il a défendu sa loi sur le français
en août 1994, a employé le mot Arabofrancophonie
dans son discours à l’Assemblée nationale.
Boutros Boutros-Ghali l’a introduit dans ses discours
et, par la suite, il a été repris dans
le langage journalistique. J’ai donné à
cette expression toute son amplitude et son intensité
en 1997 avec mes interlocuteurs libanais et dans la
perspective du Sommet de Beyrouth. Aujourd’hui,
un ouvrage du Haut Conseil vient de paraître,
consacré à l’Arabofrancophonie. Ce
terme circule d’autant plus qu’il n’est
pas artificiel. Ce n’est pas un caprice de langage:
il correspond à une réalité profonde.
Quelle est cette réalité?
Les linguistes ont inventé un terme pour désigner
le passage d’une langue à l’autre qui
est le “code alternatif”; on commence une
phrase dans une langue et on la termine dans une autre;
ou bien, on a parfois plaisir à rajouter dans
une langue des mots savoureux ayant un charme, une couleur
ou un sens particulier, empruntés à une
autre langue. Dans le cadre du Festival de Limoges,
j’ai assisté à la représentation,
en français, d’une pièce de théâtre
écrite par un auteur algérien; l’actrice
parlait, de temps en temps, l’arabe dialectal,
à la cantonade, à ses voisines. Cet aparté
rendait la pièce plus vivante, plus réelle.
La possibilité de passer d’une langue à
l’autre offre, à mon avis, un registre d’expressions
plus riches et souvent fort intéressant. La langue
française est empreinte de mots d’origine
arabe, l’un des premiers grands chefs-d’œuvre
classiques français s’intitule “Le
Cid”. Il serait intéressant d’apprendre
à nos enfants, dès leur plus jeune âge,
les racines des mots; ils comprendraient que leur identité
est le fruit d’un très long métissage
ou de liens étroits avec les autres cultures.
Le mot Arabofrancophonie reflète cette situation
qui, dépassant la simple coexistence, implique
un dialogue entre deux cultures: le monde arabe et le
monde francophone.
L’Arabofrancophonie se prononce, ainsi, clairement
contre les dangers d’un monde unipolaire, générateur
de haines et de conflits divers, en s’enracinant
dans une coopération politique, économique
et culturelle.
LE DIALOGUE DES CULTURES OU LA CATASTROPHE
Cela revient à assigner à la Francophonie
un rôle important pour le réaménagement
du paysage politique de notre planète. Mais ce
dialogue des cultures que porte, naturellement, l’idée
francophone, n’est-il pas menacé par l’incompréhension,
notamment à l’occasion d’événements
comme les attaques contre New York et le Pentagone qui
donnent prétexte à certains de parler
d’affrontement entre ce qu’ils appellent l’Occident
et ce qu’ils réduisent au monde musulman?
Aucun individu n’est à l’abri de la
bêtise. Quelque riche ou raffinée que soit
l’Histoire d’un peuple, il peut à tout
moment dériver dans la barbarie. Une crise économique,
diplomatique ou politique peut déchaîner
ou ouvrir les vannes de l’intolérance. Un
fait nouveau dans l’Histoire émerge aujourd’hui;
c’est cette fameuse mondialisation qui nous rend
tous désormais interdépendants. Autrement
dit, les décideurs politiques et l’opinion
publique savent que cela nous oblige à garder
notre calme, compte tenu justement de cette étroite
interdépendance, le moindre dérapage peut
avoir des conséquences infinies. C’est l’effet
papillon dont parlent les journalistes: les battements
d’ailes d’un papillon au Chili peuvent entraîner
des conflagrations successives et en chaîne. Or,
la situation mondiale actuelle peut se résumer
par une course de vitesse entre le dialogue et la catastrophe.
C’est le fait majeur, essentiel: le dialogue des
cultures et des peuples ou le choc, c’est-à-dire
la catastrophe.
Les attentats spectaculaires contre les Etats-Unis,
doivent donner lieu à réfléchir.
C’est, en effet, la première fois que l’on
parle des paradis fiscaux et des facilités données
à la circulation de l’argent par la mondialisation!
Ce n’est pas en bombardant les montagnes en Afghanistan
que l’on pourra toucher Ben Laden, mais en s’intéressant
à Jersey, Guernesey, aux îles Caïmans,
des Bermudes, sans compter les comptes camouflés
des maffias de toutes sortes.
Cette tragédie sera un tournant qui conduira,
peut-être, les Etats-Unis à accepter les
propositions faites par la France il y a déjà
trois ans, pour réguler les mouvements spéculatifs
des capitaux, pour qu’une entente entre les pays
soit mise en place dans le but d’interdire les
zones de non-droit. Tout le problème est celui
de la régulation de la mondialisation qui, livrée
à elle-même, peut conduire aux pires dérives.
La mondialisation se résume pour certains à
la liberté sans limite du commerce, la libre
circulation des marchandises et des capitaux, le laisser-faire
et laisser-aller. Ainsi, nous avons eu la libre circulation
de la vache folle! La mondialisation est-elle inévitable?
La Première Guerre mondiale l’était
aussi. La Deuxième Guerre mondiale et son cortège
d’horreur encore plus... A l’heure actuelle,
nous sommes à un stade de l’évolution
de l’humanité où l’Histoire
est accélérée, mais il ne faut
pas que ce soit un projectile lancé à
toute vitesse dans on ne sait trop quelle direction.
La mondialisation devrait être organisée,
civilisée et soumise à des lois. Dans
“La guerre du Péloponnèse”,
l’historien grec Thucidide écrit: “Les
barbares obéissent à des hommes, les citoyens
d’Athènes obéissent à des
lois”. Il faut donc des lois à une échelle
internationale, pour éviter que des trafiquants
sans vergogne mettent en péril la survie de l’espèce
humaine en profitant de la dérégulation
excessive.
Par ailleurs, les attentats contre les Etats-Unis ne
peuvent simplement s’expliquer par la folie. Cette
déraison prend de la consistance si on recherche
son arrière-plan: la misère effroyable
du tiers-monde, les humiliations de tous les laissés-pour-compte,
le problème israélo-arabe qui, en l’absence
de solution, dégénère à
n’en plus finir et exacerbe les ressentiments.
En conséquence, la crise peut être salutaire
pour s’organiser à l’échelle
de la planète et aboutir à une solidarité
internationale qui remettrait le tiers-monde en selle.
Il serait temps, par ailleurs, de se pencher sérieusement
sur le conflit du Proche-Orient, pour le régler
d’une manière profonde et humaine. Tant
que ce problème ne sera pas résolu, il
y aura une instabilité et une possibilité
de crise à tout moment.
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NE PAS CREUSER DES FOSSÉS ENTRE LES CIVILISATIONS
Il faut donc raison garder et ne pas se précipiter
dans une sorte de croisade contre on ne sait trop qui,
sous le drapeau des Etats-Unis? Il faut aussi préserver
les chances de dialogue entre le Nord et le Sud...
C’est ce que doit faire la France. S’il existe
un pays où il y a une chance pour garder son
calme et ne pas se laisser gagner par l’excitation,
c’est la France. Parce que la France a été
vaccinée par sa propre Histoire. Il y a déjà
quatre siècles, nous avons vécu le traumatisme
du protestantisme et nous l’avons dépassé.
Il y a eu l’édit de Nantes et la tolérance.
Par la suite, la Déclaration des droits de l’homme
a consacré l’instauration de la liberté
d’opinions et des croyances. Cette tolérance
a conduit à mieux comprendre les autres peuples
et les autres civilisations. Tout au long de notre Histoire,
nous avons toujours veillé à ne pas creuser
des fossés entre les civilisations.
Nous avons constaté qu’à la suite
des attentats de New York, la plupart des hommes politiques
français, après avoir, bien entendu, manifesté
leur solidarité avec le peuple américain,
ont tenu à mettre en garde la population pour
ne pas faire un amalgame. Les hommes politiques français
ont répété qu’il ne fallait
pas confondre les terroristes avec l’ensemble du
peuple arabe ou l’ensemble du monde musulman. Toutes
tendances politiques confondues, à commencer
par le président Jacques Chirac et le Premier
ministre Lionel Jospin, les responsables politiques
en France ont donné le ton au peuple français.
Il ne s’agit, surtout, pas de remplacer l’ancien
affrontement Est-Ouest par une sorte d’affrontement
Nord-Sud!
IL FAUT ÉVITER LA PUISSANCE ET LA PENSÉE
UNIQUES
Le paradoxe est que nous sommes confrontés à
cette nuance d’affrontement, en même temps
que l’on nous serine que la mondialisation est
inéluctable et heureuse. En réalité,
le problème est que la mondialisation ne traduit
que la domination d’une superpuissance et, en même
temps, qu’elle tend vers une certaine uniformisation
qui est l’américanisation ou l’occidentalisation
du monde et l’uniformisation des cultures. Ce qui
ne peut que conduire à des rejets. Tout l’enjeu
n’est-il pas de préserver le multiculturalisme
qui, en fin de compte, suppose le respect de l’Autre,
c’est-à-dire la compréhension et
le dialogue?
C’est, précisément, l’objectif
de la Francophonie. Elle est, bien entendu, un moyen
de sauvegarder les multiples cultures. Certes, la Francophonie
n’est pas la seule; il y a, aussi, l’Hispanophonie,
la Lusophonie, l’Arabophonie. Mais, à vrai
dire, la Francophonie a principalement la volonté
d’agir et essaie d’entraîner les autres,
non seulement pour défendre nos langues et nos
cultures, mais surtout pour créer un dialogue.
Il faut éviter la puissance unique, la pensée
unique, la langue unique, la cuisine unique.
Le mystère créatif de l’humanité,
c’est qu’elle est à la fois une et
plurielle: l’unité qui transcende et la
diversité qui incarne. On nous parle de mondialisation
et on n’a jamais été aussi peu pluriel
sur les antennes de nos médias. Avons-nous échappé
aux dangers communistes, soviétiques et au parti
unique pour être submergés par les chansons
ou les films américains? Quand les personnes
se recroquevillent, elles dégénèrent,
non seulement du point de vue sanguin, mais aussi du
point de vue culturel. Toutes les grandes civilisations
du monde ont surgi là où il y a eu échange;
c’est dans le dialogue et l’échange
que gisent la vie et la créativité. La
Francophonie c’est le combat pour la vie et la
créativité, parce qu’elle est précisément
le combat pour le dialogue et la diversité.
Les récents événements et les
débordements auxquels ils ont conduit en suscitant
chez certains un nouvel esprit de croisade occidentale,
ne rendent-ils pas encore plus nécessaire et
actuel le Sommet de Beyrouth et son thème: le
dialogue des cultures?
Sans aucun doute; il est important que le sommet de
la Francophonie se déroule à Beyrouth,
au cœur du monde arabe. C’est une bonne occasion
de réaffirmer le projet francophone et de rappeler
qu’il propose une solution aux risques de dérives
et de confrontations. Le Sommet de Beyrouth, devra trouver
les éléments constitutifs d’un projet
d’envergure illustrant d’une manière
vivante et moderne le dialogue des cultures.
Il faut donc que le Sommet de Beyrouth conduise à
faire en sorte que la Francophonie pèse davantage
sur la scène internationale pour encourager le
dialogue des cultures à l’échelle
mondiale.
Je suis convaincu que si la Francophonie réussissait
à mobiliser toute la polyphonie mondiale pour
construire la civilisation universelle, diverse, plurielle
et fraternelle de demain, elle serait au grand dam de
ses détracteurs, un bel et nouvel impromptu de
l’Histoire. C’est, comme vous le soulignez,
d’une brûlante actualité.
LE QUÉBEC SOUHAITE QUE LE SOMMET DE
BEYROUTH SE TIENNE COMME PRÉVU
En dépit des tensions internationales
ayant suivi les attaques contre New York et Washington,
le ministre des Relations internationales du Québec,
Mme Louise Beaudoin, qui a récemment effectué
une visite au Liban, a déclaré,
le 21 septembre dernier, que le Québec
souhaite que le sommet de la Francophonie ait
lieu, comme prévu, à Beyrouth, fin
octobre: “La Francophonie peut, justement,
être très utile pour maintenir et
développer le dialogue entre le Nord et
le Sud, mais aussi entre l’Occident, les
mondes arabe et musulman. La Francophonie c’est
cela”.
Selon Mme Beaudoin, la tenue du Sommet en terre
arabe aura un lourd poids symbolique: “On
doit tenir compte de la force du symbole de tenir
le sommet de la Francophonie pour la première
fois en terre arabe. Le thème même
du Sommet, le “dialogue des cultures”,
ne saurait être plus à propos qu’en
cette période de tension”.
Interrogés sur les risques éventuels
pour la sécurité des participants,
les dirigeants québécois se disent
convaincus que les autorités libanaises
sauront prendre toutes les mesures nécessaires.
A cet égard, il est rappelé dans
les milieux bien informés français,
que la coopération entre les services de
sécurité français et libanais
s’est encore intensifiée après
les attentats anti-américains.
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