Le prix Méditerranée a été décerné à Amin Maalouf pour son dernier ouvrage: “Origines” (éditions Grasset). C’est un retour aux sources: en disséquant des correspondances, des lettres et des poèmes écrits par son grand-père, toute une richesse cachée dans une vieille malle familiale, Maalouf a eu l’idée de retracer le chemin parcouru par une famille libanaise à travers les âges et les émotions. Le vécu de ces personnages surgit, comme par magie, pour éclairer l’auteur dans sa quête sur ses appartenances. Dans le cadre de la montagne libanaise, sous domination ottomane, l’histoire de cette famille se déroule traversant divers conflits: appartenances et convictions religieuses, famine, révolte et exil. Révolte d’un grand-père resté au village pour fonder une “école universelle”. Il rêvait de moderniser les pays d’Orient et de propager un humanisme éclairé par le savoir. L’exil d’un grand-oncle parti chercher fortune à Cuba. La correspondance entre ces deux personnages, liés par l’amour fraternel, renaît pour devenir la trame de ce livre. Cette enquête sur l’héritage culturel familial permet à l’auteur de réaffirmer, une fois de plus, ses convictions profondes à savoir: le rejet de l’intolérance, du fanatisme et de l’ignorance. A l’occasion du vingtième anniversaire du prix Méditerranée, cette récompense a été remise, mercredi 9 juin 2004, à l’écrivain libanais lors d’un déjeuner au restaurant “La Closerie des Lilas” à Paris, en présence de nombreuses personnalités, notamment Sylvie Fadlallah, ambassadeur du Liban à Paris, qui a déclaré: “En honorant Amin Maalouf c’est, aussi, le Liban que vous honorez, ce dernier jardin de la langue française au Proche-Orient. Si nous tenons à cultiver cette langue, c’est parce qu’elle défend les valeurs universelles et les idéaux de liberté, de justice, de démocratie et de progrès que nous partageons avec vous depuis longtemps. Nous y trouvons la vertu première de la francophonie… Je remercie le jury d’avoir donné au Liban cette chance: celle d’offrir l’œuvre humaniste de notre lauréat en cadeau à la France et à la francophonie”. Amin Maalouf a, par ailleurs, accordé un entretien exclusif à “La Revue du Liban”.
Pourquoi avez-vous décidé de parler de votre famille?
La tradition de silence entretenue par pudeur me retenait, mais j’ai toujours pensé qu’un jour, j’écrirai un livre retraçant le vécu de ma famille, celle de la diaspora et celle restée au pays. L’événement déclencheur a été la rencontre avec un diplomate de mes amis qui, lors de son séjour à Cuba, a rencontré une personne qui avait le même patronyme que moi. Quelques mois plus tard, ma mère m’a rapporté du Liban trois lettres de ce grand-oncle cubain. Dans mon enfance, j’avais entendu parlé de cet oncle parti faire fortune à Cuba et de mon grand-père qui avait été le rejoindre avant de revenir encore plus déterminé à rester au village. Mon grand-père, Boutros, était un lettré. Quand j’ai retrouvé ses écrits, j’ai décidé de satisfaire son désir d’être reconnu et publié. J’avais le sentiment qu’il me forçait, en quelque sorte, la main. Il était donc grand temps de me plonger dans l’histoire de mes ancêtres.
“Origines” est-il une suite du “Rocher de Tanios”, pour lequel vous avez obtenu le prix Goncourt 1993, ou une concrétisation des “Identités meurtrières” (1998)?
Il y a une similitude et une parenté entre “Origines” et mes livres précédents. “Le Rocher de Tanios” parle de la montagne libanaise; il s’inspire beaucoup des histoires qu’on m’a racontées dans ma famille. Il est vrai qu’”Origines”, qui n’est pas un roman, appartient au même univers; j’ai utilisé dans “Le Rocher” des histoires que j’ai racontées dans leur déroulement véritable dans “Origines”. Dans les “Identités meurtrières”, il y a un examen d’identité qui est amplifié et illustré en quelque sorte dans “Origines”, qui est un livre sur l’identité racontée plutôt qu’analysée.
Identité et appartenances
Dans “Origines”, l’identité qui vous intéresse est celle de votre famille. Pourquoi?
Pour moi, l’identité est faite de nombreuses appartenances. Une personne doit pouvoir assumer tous les éléments de son identité; cela a été le credo que j’ai développé dans “Identités meurtrières”. Aujourd’hui, j’essaie d’évoquer un certain nombre de ces appartenances, liées au parcours de ma famille. Mais ce n’est qu’une partie de mon appartenance. J’aurais pu développer d’autres aspects et je le ferai un jour. Ici, je raconte, spécifiquement, le parcours de quelques-uns de mes ancêtres, parce que ce sont des personnes qui ont beaucoup compté pour moi et parce que j’ai retrouvé des documents qui m’ont permis de savoir ce qu’a été leur parcours. Il est vrai que d’autres personnes ont beaucoup compté dans mon propre itinéraire et j’aimerais, aussi, pouvoir leur consacrer des écrits. Je suis profondément persuadé que n’importe qui peut développer son appartenance par rapport à sa propre famille, car chaque fois qu’on plonge dans l’histoire d’une famille, on trouve des choses extraordinaires. J’ai été passionné par la découverte des lettres et des poèmes que mon grand-père nous a légués.
L’omniprésence de votre grand-père est-elle un hommage à cet homme avant-gardiste à une époque où peu de personnes avaient une ouverture sur la modernité et la tolérance?
Mon grand-père était un rebelle et certainement un moderniste. Il était un homme “des Lumières”. Il rêvait de moderniser les pays d’Orient, sans calquer ceux-ci sur l’Occident. Il était persuadé que ces pays avaient leurs propres moyens d’évoluer dans tous les domaines: l’enseignement, la connaissance, la démocratie, la li-berté, les droits de la femme… Il est vrai que certaines de ses idées devaient choquer au village, mais il agissait conformément à ses convictions et il avait le courage d’aller jusqu’au bout. Il avait décidé un jour de quitter la maison familiale, sans l’accord de ses parents et d’aller s’installer dans une autre région pour continuer ses études. Il a tenu tête à l’influence de l’Eglise en établissant une école non catholique et mixte de surcroît.
Il a, par ailleurs, refusé de baptiser ses enfants…
Le refus de baptiser ses enfants revêt, à mon sens, un double aspect: d’un côté, il croyait beaucoup à la liberté des personnes et se demandait comment on pourrait imposer à des enfants d’appartenir à telle ou telle religion, alors qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit! Ne faudrait-il pas attendre qu’ils soient majeurs et puissent décider librement de leur appartenance? D’un autre côté, issu d’une famille catholique, il s’était marié avec une protestante; le dilemme qui s’est posé à lui était de savoir ce qu’allaient devenir mes propres enfants? Quelle religion devraient-ils suivre: celle de la famille paternelle ou de la famille maternelle?
Au restaurant “La closerie de Lilas” à Paris, M. Amine Maalouf en compagnie de Mme Sylvie Fadlallah et l’écrivain Jean Daniel.
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Dominique Baudis, André Bonet,
secrétaire général du Prix Méditerranée, M. et Mme Amin Maalouf.
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Époque du déclin de l’empire ottoman
Tout ceci se déroulait sous le pouvoir ottoman. Cette présence a-t-elle joué un rôle?
C’était l’époque du déclin, des déchirements de l’Empire ottoman et des tensions communautaires. Je pense qu’effectivement mon grand-père se sentait minoritaire, mais il aspirait avant tout à un monde où on ne serait pas défini, automatiquement, en fonction de son appartenance religieuse. De ce point de vue, on peut comprendre son attitude.
Mais cette attitude devait aussi déranger?
Elle devait certainement déranger, comme elle dérange encore à notre époque dans certains milieux.
Vous avez été journaliste et vous vivez depuis des années en France, mais vous restez fidèle à vos racines libanaises; vous sentez-vous toujours concerné par ce qui se passe au Proche-Orient?
En réalité, je suis toujours journaliste dans l’âme, mais un journaliste passif. Je suis profondément intéressé par ce qui se passe dans notre région, aussi bien que par ce qui se passe dans les autres régions du monde. Je suis quelqu’un qui suit de très près l’actualité: je lis toutes sortes de nouvelles, sur Internet notamment et je suis heureux d’avoir cette possibilité qu’on n’avait pas autrefois. Je me passionne pour tout ce qui arrive, mais je n’éprouve pas le besoin d’intervenir sur l’actualité. J’ai pris un jour la décision de me consacrer à l’écriture et, la plupart du temps, j’écris des textes à caractère littéraire, notamment des romans.
Quand il m’arrive de faire une réflexion pas très éloignée de l’actualité, je le fais dans la sérénité, c’est-à-dire je prends deux ou trois ans pour réfléchir et pour écrire quelque chose qui représente d’une manière précise ce que je ressens. Mais il est vrai que j’évite de plus en plus d’intervenir sur l’actualité. Créer des passerelles entre
l’Orient et l’Occident
Pourrait-on dire que vous reprenez à votre compte les analyses de votre grand-père que vous reproduisez dans “Origines”?
En effet, en décrivant la déception de mon grand-père à son époque, je décris celle qui est la mienne aujourd’hui. J’ai toujours rêvé de créer, par le biais de mes écrits, des passerelles entre le monde occidental et le monde oriental. Mais la confrontation entre ces deux mondes que je cro-yais évitable, semble s’imposer à nous et c’est le fanatisme qui risque de prendre le dessus. La perspective d’une lutte entre ces deux mondes m’attriste.
Est-ce votre origine libanaise qui vous prédisposait à vouloir créer des passerelles entre les cultures?
Quand on a vécu au Liban, la première conviction que l’on doit avoir, c’est celle de la coexistence. Dans la fréquentation de l’autre en permanence, le Liban a constamment essayé de trouver des solutions à la coexistence des différentes communautés. Il a une relation intense avec l’Occident et il est au sein de l’Orient, c’est ce qui lui permet d’avoir un regard particulier et d’être une sorte de conciliateur, d’être en mesure de créer des passerelles. C’est ce que j’essaie de faire en espérant que l’avenir sera meilleur que le présent.
Vous écrivez en français; est-ce un moyen de créer des ponts et pourquoi avez-vous choisi de vous exprimer par l’intermé-diaire de cette langue?
Je suis à la lisière de plusieurs traditions culturelles. Je revendique toutes mes appartenances, notamment linguistiques. Comme beaucoup de Libanais, je suis né avec trois langues dans la bouche: l’arabe, le français et l’anglais. Pour moi, ce sont des langues qui ont chacune son importance. Par rapport à l’écriture, j’écris plus facilement en arabe et en français. Dans une première partie de ma vie, j’ai écrit beaucoup plus en arabe; dans une deuxième, j’ai écrit en français. Pourtant, je viens d’un milieu anglophone, mais mes parents ont préféré pour certaines raisons m’inscrire chez les Jésuites. Le français a donc été la langue de ma scolarité et, si je ne l’ai pas choisi, je suis entré dans son univers et je l’ai adopté. Si j’étais resté au Liban, j’aurais certainement écrit en arabe mais, lorsque je suis arrivé en France, le français est devenu pour moi la langue de la vie courante. Il est, aussi, devenu la langue de la connaissance, de la poésie, celle dans laquelle je pouvais exprimer mes sentiments les plus personnels et intimes. Je suis sensible au fait que la langue française rassemble des pays du Nord et du Sud, d’Orient et d’Occident qui ressentent un lien particulier entre eux et trouvent un espace de dialogue.
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