Spécialiste chevronné du Moyen Orient, en général et du Liban, en particulier où il était correspondant permanent de Radio France, Alain Ménargues, qui vient d’être nommé directeur général adjoint chargé des antennes et de l’information de Radio France international, a vécu au Liban pendant plusieurs années, particulièrement durant les moments les plus difficiles. Il retrace dans son dernier ouvrage intitulé: “Les secrets de la guerre du Liban” (Albin Michel) tous les événements qui ont marqué ce pays de 1980 à 1982. S’appuyant sur une consultation approfondie de documents “offerts” par certains ou accumulés par ses soins au fil du temps, notamment lors de ses multiples entretiens avec les principaux acteurs qui ont marqué cette époque, il apporte un éclairage sur l’une des pério-des les plus sombres de l’Histoire du Liban. Tous les “ingrédients” qui ont fomenté l’arrivée au pouvoir de Bachir Gemayel, les pourparlers secrets, l’invasion israélienne sont retracés et détaillés dans ce que l’auteur présente comme un “grand reportage”. Son livre est un important témoignage qui ne peut que servir la mémoire collective, un premier pas vers l’écriture d’une triste période de l’Histoire de notre pays. “La Revue du Liban” l’a rencontré à Paris.
Dans quel but avez-vous écrit ce livre? Certains Libanais pensent que ce que vous dévoilez tend à discréditer les chrétiens; qu’en pensez-vous?
J’ai vécu au Liban pendant dix-sept ans. Lors de mon séjour, je réalisais que certains éléments me manquaient pour comprendre l’Histoire de ce pays. J’ai enquêté pendant six ans et j’ai mis cinq ans à écrire cette longue enquête qui a abouti à un ouvrage en deux tomes. Dans le premier, je raconte l’époque où Bachir Gemayel, ne pouvant pas s’imposer à tous les Libanais, a choisi de pas-ser un accord avec les Israéliens pour prendre le pouvoir. Ce complot a pris forme dès 1980. Le choix était entre la légalité ou un coup d’Etat préparé, d’ailleurs, sur le papier par Michel Aoun qui était, à l’époque, un colonel de l’armée.
Le récit s’arrête aux massacres de Sabra et Chatila. C’est ce qu’on pourrait appeler la “pério-de israélienne”. Je décris l’histoire de quelques jeunes chrétiens libanais qui ont monté une mili-ce pour éliminer leurs concurrents et prendre le pouvoir, en s’appuyant sur Israël, avec l’accord des Etats-Unis, sans pour autant donner un jugement ou une critique. Bien entendu, je ne vise pas les chrétiens du Liban. Les chrétiens sont, en effet, une réalité communautaire qui ne correspond pas à un concept politique. En réalité, tous les chrétiens n’étaient pas dans le camp de Bachir Gemayel. Il y en avait dans tous les camps et d’autres qui ne faisaient partie d’aucun camp. En fait, je décris l’histoire de l’ambition d’un homme et de son groupe. Je ne porte pas de jugement: je raconte une période de ce pays. Ce sont des événements qui ont eu lieu et tout ce que je décris est vrai. A partir de là, il faut que les Libanais comprennent que cette période fait partie de leur Histoire; vouloir s’en cacher, ne fera que la leur renvoyer dans la figure.
Tous les chrétiens
n’étaient pas dans
le camp de Bachir Gemayel |
Pourquoi racontez-vous, maintenant, des événements qui ont eu lieu il y a vingt ans? D’autant plus que vous étiez en possession de ces documents depuis longtemps?
Des jeunes qui, aujourd’hui, ont 20 ou 25 ans, n’ont pas vécu ces événements, mais cela ne les empêche pas de réfléchir sur leur Histoire. Ces jeunes n’ont pas de références, le Liban n’ayant pas encore écrit de livres d’histoire scolaire pour les raconter objectivement. Ils ne connaissent donc de cette période que ce que racontent les parents. Mais que connaissent le père, la mère ou les oncles de ce qui s’est réellement passé à cette époque? Qu’est-ce qu’ils ont vu à part leur propre cave dans laquelle ils se réfugiaient pour échapper à l’horreur? Mon livre a “fait un tabac” au Liban, car ce sont les jeunes qui l’achètent! Lorsqu’une Libanaise m’appelle pour me dire: “Vous m’avez rendu l’Histoire de mon pays”, je me rends compte à quel point il était nécessaire de combler cette lacune. Alors, à ceux qui pensent que j’ai écrit ce livre pour les dresser les uns contre les autres, je leur réponds: vous êtes des imbéciles.
Pour Bachir, le choix était entre des élections légales ou un coup d’État préparé par le colonel Michel Aoun |
Mais ce que vous dévoilez dans votre ouvrage, ne risque-t-il pas de créer des problèmes pour certains? Avez-vous censuré des passages du livre avant son édition?
J’ai terminé le livre en 1997; il était resté depuis dans un tiroir. Dès l’instant où les personnes que je cite risquaient d’être condamnées ou de perdre la vie à cause de ce que j’ai écrit, moralement je me sentais responsable et j’ai attendu que les événements d’il y a vingt ans perdent un peu en intensité. Vu sous cette optique-là, en effet, il y a des passages que j’ai enlevés et des noms que j’ai barrés.

M. Alain Ménargues avec notre collaboratrice Zeina el-Tibi.
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Vous aviez quand même fait allusion au rôle qu’aurait joué Amine Gemayel dans l’assassinat de son frère Bachir!
Je n’ai jamais dit que Amine Gemayel était impliqué! J’ai dit qu’en additionnant et en recoupant certains éléments, nous pouvons être amenés à certaines déductions. Je n’ai aucune preuve pour accuser telle ou telle autre personne. Amine et Bachir Gemayel se haïssaient. Des rumeurs ont circulé, selon lesquelles Amine Gemayel aurait tout fait pour que son frère ne soit pas élu! Y compris écrire un mot à Abou-Ayad de l’OLP, pour qu’il bloque les députés musulmans à l’Ouest, afin de les empêcher de participer aux élections et ne pas assurer le quorum; mais rien de tout cela n’a été prouvé.
Quels sont les dessous de la mort de Bachir Gemayel?
Nous savons aujourd’hui que Chartouni faisait partie d’une cellule palestinienne, appelée “cellule des envoyés” dans laquelle on le préparait à perpétrer un attentat dans son quartier d’origine, c’est-à-dire, Achrafieh. Il existe, généralement, deux thèses dans l’assassinat de Bachir Gemayel: les Israéliens et les Syriens. Ce ne sont pas les Israéliens, parce qu’ils ont trop perdu dans cette affaire. Ils avaient, en partie, réalisé leur vieil objectif au Liban. La veille de sa mort, Bachir Gemayel avait rencontré Ariel Sharon à Bickfaya pour élaborer un traité de paix qui aurait pris acte l’année suivante. Ce ne sont pas non plus les Syriens, parce qu’ils étaient complètement désorganisés; ils n’avaient pas de réseaux qui leur permettaient de monter une telle opération. Ce n’est qu’après la mort de Bachir Gemayel que les Syriens ont pu revenir dans le jeu. Ce qui ressort de mon enquête, est que le bras armé technique était palestinien, mais la volonté politique était multiple. C’est une conjonction d’éléments et, à mon avis, dans cette conjonction, il y avait un élément libanais chrétien. Raconter cette vérité ne veut pas dire que je suis contre Amine Gemayel; je pense que ce que je dis dans mon livre permettra aux Libanais de creuser cette histoire. Aux Libanais d’approfondir leurs recherches en consultant les archives, ou en questionnant leur entourage. Il y a parmi les Libanais certains qui en savent beaucoup plus que ce que j’ai écrit. Il faut se mettre à fouiller pour écrire l’Histoire du pays. C’est ainsi qu’elle s’écrit et non en se taisant. Sinon l’Histoire arrive à toute vitesse; elle vous rattrape et finit par provoquer des drames. Si les Libanais ne se parlent pas, est-ce qu’ils pourront construire le Liban de demain? Le Liban sera vraiment le Liban le jour où des responsables sunnites, druzes, chiites, maronites, orthodoxes et autres se réuniront autour d’une table pour écrire l’Histoire de leur pays. A ce moment-là, on aura un nouveau Liban.
Au cours de mon
enquête, les services
secrets israéliens,
très inquiets, ont proposé
d’acheter mes archives… |
La mort de Bachir Gemayel a été suivie du massacre des camps de Sabra et Chatila. A cet égard, vous n’hésitez pas à mettre en cause la responsabilité d’Israël, notamment de l’actuel Premier ministre Sharon…
Il est prouvé dans mon livre que les premiers à entrer dans les camps et à commettre des massacres ciblés ont été les soldats israéliens et que toute l’opération a été organisée par Ariel Sharon.
Les principaux acteurs dans le jeu libanais durant les événements de 1980-1982 sont Israël et les Etats-Unis. Quel a été le rôle de la France et avait-elle une politique active?
La France ne peut avoir une politique que si les Libanais eux-mêmes le souhaitent. Il ne faut pas oublier que les Forces libanaises s’étaient tournées vers Israël et les Israéliens ne voulaient pas que la France intervienne. Aujourd’hui encore, Sharon n’aime pas la France. Elle a proposé ses services pour l’évacuation de Gaza et Sharon est très en colère. En 1982, la France avait fait sortir Arafat de Beyrouth, malgré le désaccord d’Israël. La France, qui était opposée à une partition du Liban, a toujours joué un rôle modérateur et tenté de rapprocher les Libanais entre eux. D’ailleurs, les responsables des Forces libanaises rencontraient leurs opposants dans les appartements de diplomates français qui servaient d’intermé-diaires. L’ambassadeur Louis Delamarre a payé cher son désir de mettre en contact les différentes factions libanaises entre elles.
En même temps qu’elles s’alliaient avec Israël, les Forces libanaises avaient également sollicité l’aide de l’Irak. N’est-ce pas paradoxal?
C’est un fait que l’Irak fournissait des armes aux Forces libanaises, en 1980. Certains documents m’ont appris comment Elie Hobeika avait été en Irak, afin de choisir le matériel militaire qui devait renforcer les Forces libanaises. Deux bateaux sont, ensuite, partis de Oum-Kasser pour accoster sur une plage de Haïfa, avant d’aboutir à Tabarja. Entre-temps, les Israéliens avaient contrôlé le matériel et n’ont rembarqué que ce qu’ils estimaient utiles aux Libanais. Il y avait, notamment, des mines sous-marines et les Israéliens ont considéré que les Libanais n’en avaient pas besoin. Il y avait trois hélicoptères et les Israéliens les ont confisqués, en disant aux Forces libanaises qu’elles devaient d’abord former des pilotes pour pouvoir les récupérer.
Si les Libanais ne se
parlent pas est-ce qu’ils pourront construire
le Liban de demain? |
Votre livre retrace bien le complot israélien, né au début des années 50, afin de faire éclater le Liban et d’y créer un mini-Etat confessionnel qui serait son satellite. Pensez-vous qu’Israël a renoncé à cet objectif contre le Liban?
Le Liban et Israël ont des conceptions politiques totalement opposées. Le Liban se base sur une coexistence harmonieuse entre différentes communautés et Israël est basée sur une mono-communauté. Le sionisme est le pays des juifs pour les juifs. Il peut y avoir des alliances d’opportunité comme Israël a essayé d’en lier avec ce que les Israéliens appellent les périphériques, c’est-à-dire des groupes dissidents. Ils ont essayé, depuis 1954, de créer au Liban un petit “Liban chrétien” mono-communautaire, donc à leur image. Si Bachir Gemayel avait accepté cette idée au début, au fond de lui-même il était contre puisque avant de mourir il s’y était opposé. Il n’était qu’un allié de circonstance; il voulait rassembler les Libanais avec toutes leurs composantes. Il est probable qu’Israël n’a pas renoncé à son projet de diviser le Liban, mais l’histoire de Bachir montre qu’il est dangereux de jouer avec le feu et cela devrait servir de leçon.
Quelles ont été les réactions de la part de certains responsables cités dans votre livre?
Lors de mon enquête, les services secrets israéliens avaient été très inquiets de ce que je savais exactement. Ils voulaient que je leur pose des questions pour voir à quel point j’étais informé. Ils ont même proposé d’acheter mes archives. Certains de mes documents ont disparu lors de mon séjour en Israël. Mais tout ceci fait partie des règles du jeu. Par ailleurs, j’ai appris que le président libanais avait lu le livre et qu’il l’a trouvé fort intéressant. Le seul écho négatif, vient d’un responsable des Forces libanaises que je n’ai volontairement pas cité et qui aurait voulu l’être!
Il est prouvé dans mon
livre que les auteurs
des massacres ciblés
ont été commandités
par Ariel Sharon |
Quel sentiment avez-vous maintenant que le livre est publié? Auriez-vous voulu enlever ou rajouter quelque chose?
Rien enlever et rien rajouter, car le deuxième tome est pour bientôt. Ce que j’ai envie de dire, c’est que je pense qu’un jour ou l’autre, les Libanais se pencheront sur leur Histoire. C’est indispensable. Personnellement, j’ai cherché à savoir ce qu’ont fait mon père pendant la guerre 39-45 et mon grand-père pendant la Première Guerre mondiale. Je crois que les jeunes Libanais feront la même chose concernant leurs parents; j’ai posé sur la table du Liban un livre qui raconte une partie de son Histoire. Je l’ai fait en toute conscience et avec l’amour que je voue à ce pays. Je ne mets personne en accusation; je m’adresse aux jeunes à qui je dis: voilà ce que je sais de votre Histoire; ce n’est pas complet: à vous de la compléter. A partir de ce que j’ai écrit, n’hésitez pas à poser les bonnes questions aux acteurs de l’époque. Je n’ai aucune prétention d’historien; je suis journaliste et ce livre représente pour moi un grand reportage. |