EXCLUSIF !

L’auteur de cette assertion n’est autre que l’éminent professeur Nicholas NEGROPONTE, fondateur et directeur du Laboratoire des Médias au M.I.T. (Massachussets Institute of Technology) à Boston. En 1982, il accepte l’offre du gouvernement français, devenant ainsi le directeur du Centre national de l’informatique à Paris.

© Richard Pasley 1991. Courtesy of the M.I.T. Media Laboratory.

Spécialiste de renommée mondiale de la révolution numérique, du multimédia et de l’univers des réseaux, le professeur NEGROPONTE – malgré son emploi du temps de globe-trotter surchargé –, a bien voulu répondre à nos questions.

Dans son ouvrage “L’homme Numérique”, il nous conte les mutations qui bouleverseront notre approche du monde et notre manière de travailler. Fort de ce précepte, Nicholas NEGROPONTE nous convie à une projection dans l’avenir.

La légende veut que ce dyslexique n’aimant pas la lecture, ne voyage jamais sans ses deux Powerbooks (1) et un pack de 10 batteries d’une valeur en bits (2) de un à deux millions de dollars... dixit “L’Homme Numérique. ” Nostradamus, prophète, gourou, visionnaire... au choix, pour lui c’est sans importance ; ce qui compte c’est de faire connaître les autoroutes de l’information et leurs dérivés au plus grand nombre, afin d’être plus à l’aise dans le monde de demain.

Le monde numérique

est un endroit très

bruyant,

mais en

cela très riche.

Diplômé en architecture, il arrive au M.I.T. en 1961, où il se spécialise dans la conception assistée par ordinateur (C.A.O.). Dans les années 70, il ne fut pas pris au sérieux lorsqu’il prédit la convergence des médias. Il avait raison. En 1976, Nicholas NEGROPONTE parlait d’un système informatique aléatoire de recherche des données, qui n’est autre que le CD-ROM que l’on connaît sous sa forme actuelle. Chroniqueur au magazine “WIRED” – porte-parole de la culture cyber – le patron du Medialab nous révèle chaque mois notre futur quotidien et les outils qui l’accompagneront.

Celui qui sait déjà de quoi demain sera fait, n’est nullement blasé de quitter son univers futuriste peuplé d’ordinateurs pensants, pour ainsi dire “intelligents”, afin de s’en aller prêcher la bonne parole de la virtualité. Les ordinateurs seront partie intégrante de notre vie, devenant de facto notre alter ego en ligne.

Notre avenir n’est pas sombre et inhumain, selon cet humaniste envahi par une technicité galopante. Entretien.

Dans votre livre “L’Homme Numérique”, vous évoquez très longuement notre passage à l’ère du “sur mesure” ; on achètera sa voiture sur mesure, on lira des magazines avec nos centres d’intérêts principaux et des informations sélectionnées par des “agents intelligents”... Est-ce par besoin de s’affirmer et se détacher de la masse par des goûts singuliers ?

Nous avons besoin de nous détacher du bruit, pas des gens. Le monde numérique est un endroit très bruyant, mais en cela très riche. Ce que font les agents intelligents c’est de nous permettre de naviguer sans nous noyer. Nous concentrer sans avoir de préjugés, nous conduire en rayons lasers plutôt qu’en ampoules. Toute cette personnalisation est à ne pas confondre avec le don de faire des trouvailles, une joie en soi. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais le don de trouver des choses ne joue pas un grand rôle dans ma vie à 7H00 du matin alors qu’à d’autres moments si.

Les gouvernements qui

veulent contrôler le Net

vivent à une autre

époque.

Qu’adviendra-t-il de la presse écrite ? Et de fait, les journalistes seront-ils appelés à disparaître ? Quel sera leur rôle dans un monde déjà largement informé ? Censeurs ou informateurs ?

Le mot à oublier est “imprimé”. Les mots ne sont absolument pas morts. Ils sont le média le plus éloquent (par bit) dont l’homme dispose. Les gens qui produisent des mots, spécialement des mots d’informations ne sont pas destinés à disparaître, bien au contraire. Nous en aurons de plus en plus besoin et souvenez-vous, il y a toujours un public, pour au moins un émetteur, qui est actuellement votre salle de montage. La censure ne fonctionne pas sur Internet. C’est un média totalement décentralisé, qui patrouillera pour lui-même de vive voix électronique (voir l’article du “Wired” de novembre.) Les gouvernements qui veulent contrôler le Net vivent à une autre époque.

Wired, le mensuel de la cyberculture.

Le commerce et la publicité sur le Net ? Evolution ou pollution ? Vit-on les dernières heures de gratuité du Réseau ?

Le commerce sur le Net est important. Actuellement, c’est approximativement dans cet ordre : abonnement, publicité, commerce. Cet ordre va changer : le commerce sera le plus grand, suivra la publicité et l’abonnement va disparaître (voire même devenir un nombre négatif – les gens vous paieront pour que vous utilisiez leurs services.) Toute sorte de nouveau modèle économique évoluera. Un intérêt tout particulier sera donné à la micro-économie, un nouveau genre d’échanges avec de la monnaie numérique (digicash). De plus en plus de gens gagneront leur vie avec les bits contre les atomes.

L’avenir du Web sous sa forme actuelle sera bouleversé, tant sur le plan de l’interface, que sur le plan législatif. Internet demeure en constante mutation. Que pensez-vous de cette soif de régularisation d’Internet – espace de liberté et d’anarchie ?

Vous ne pouvez pas réglementer un attroupement d’oies sauvages. Vous pouvez les fusiller. Mais il n’y a pas de Président Oie. Ceci est compliqué à comprendre pour nous, car nous avons tous grandi avec la notion d’autorité. Nous avons des parents, des professeurs, des patrons et des chefs d’Etats. Lorsque nous allons à une symphonie, il y a un chef d’orchestre. Lorsque nous jouons au football, il y a un capitaine. Le Net ne fonctionne pas de cette manière. Il fonctionne à la manière d’une volée d’oies se dirigeant vers le sud. Chaque processeur est un agent autonome suivant des règles simples.

Que vous inspire la victoire du “Ruban Bleu” ? (Le Ruban Bleu est le symbole de la liberté d’expression sur le Net. Pour plus d’informations, se reporter à la rubrique “Cyber Route” du N° 1900 [http://rdl.com.lb/1996/1900/cr1900.htm]).

Je ne connais pas le terme “Ruban Bleu” ; par conséquent je ne puis y répondre. Je suis sûr que c’est de ma faute, désolé.

Les gouvernements

doivent changer leur

politique face au

cryptage et arrêter de

le considérer comme une

arme.

La sécurité et la confidentialité sont les fers de lance des entreprises commerciales sur le Net. Où en est-on ?

Nous en sommes à un point où la sécurité et la confidentialité ne sont plus des problèmes techniques. Nous possédons la technologie et le monde numérique est en train de devenir bien plus sûr que le monde physique. Le problème est purement réglementaire. Les gouvernements doivent changer leur politique face au cryptage et arrêter de le considérer comme une arme. (L’utilisation de PGP, pour Pretty Good Privacy, le programme de cryptage des données le plus performant est prohibée dans certains Etats comme la France. – Ndlr.)

Sommes-nous tous fichés (cf. Magic Cookie) (3), espionnés par “Big Brother” ?

Non.

Le Net fonctionne à la

manière d’une volée d’oies

se dirigeant vers le sud.

Chaque processeur est un

agent autonome suivant des

règles simples.

Le piratage n’est-il pas indissociable de la pratique informatique ? Qu’a-t-il apporté ? Et doit-on le redouter dans un monde de plus en plus numérique ?

Il est une chose qu’Internet nous a appris, c’est que “Big Brother” est mort. Néanmoins, la confidentialité demeure une question majeure avec laquelle on est aux prises. Comme la sécurité, nous devons la vouloir. L’avoir n’est pas le problème, le vouloir l’est.

L’accoutumance au Réseau ne risque-t-elle pas de renvoyer l’expression IRL (In Real Life) aux oubliettes ? Sommes-nous prisonniers de notre “online Ego”, notre vie parallèle prenant le dessus sur la réalité et les “Wire junkies” (4) étant devenus légion ? 

Les enfants qui passent du temps sur le Net s’en détachent avec de meilleurs talents sociaux, pas de moins bons. Ils sont plus intéressés et plus intéressants. Comme tout régime équilibré, le mélange est important. Une mère me dit qu’elle est effrayée si son enfant passe six heures par jour sur le Net. De même, une mère est fière que son enfant lise des livres six heures par jour. La vérité est qu’un enfant ne devrait pas passer six heures par jour à faire une même chose, même si c’est l’apprentissage du piano.

Les progrès techniques aidant, ne pourra-t-on pas bientôt se passer d’acteurs réels ? Et par là même, peut-on encore croire aux images ?

Nous serons certainement capables de simuler la réalité aussi longtemps que les sens humains peuvent la distinguer. Déjà aujourd’hui, certaines simulations sont “meilleures” que la réalité dans un sens. Peut-on encore croire aux images ? Je ne savais pas qu’on y croyait. Nous ne croyons pas tous les mots n’est-ce pas ? Et rappelez-vous, les bits sont des bits.

Préparez-vous à la

téléphonie basée sur la

publicité et

l’abonnement.

Votre statut de prophète est une lourde responsabilité. Vous effraie-t-elle ?

Je ne suis pas un profit (jeux de mots sur le terme anglais profit, bénéfice – Ndlr.), mais un inventeur qui s’est avéré avoir raison suffisamment de fois, spécialement en des temps où les gens pensaient que c’était fou. On m’appelle parfois gourou, ce qui est embarrassant. Mais savez-vous ce qu’est un gourou ? C’est quelqu’un qui n’a pas cinq avocats marchant derrière lui.

M’effrayer ? Un peu. C’est une lourde charge à porter lorsque les gens vous écoutent. J’ai toujours voulu être vieux pour que les gens m’écoutent. Maintenant je le suis IRL (dans la vraie vie – Ndlr). Cela requiert une certaine dose d’humilité et de respect.

Que sera l’avenir de l’I-phone ? (5) va-t-il disparaître où est-ce lui qui va intimer leur chemin aux compagnies téléphoniques ?

“L’Internet Telephone” est le précurseur d’une économie basée sur un système d’abonnement téléphonique. Elle ne sera plus conduite par notre consommation en minutes, kilomètres ou bits. Préparez-vous à la téléphonie basée sur la publicité et l’abonnement.

Jusqu’où cette course à la puissance des ordinateurs continuera-t-elle ?

Pour toujours. Ce n’est pas une course, mais une évolution. Lorsque nous atteindrons la limite de la physique, comme la vitesse de la lumière ou la taille des atomes, nous développerons de nouvelles formes de logiques et de communications, incluant ce que l’on pourrait appeler extra-sensoriel aujourd’hui.


© Steve Mann.

L’immeuble Wiesner, abritant le Medialab.

Le Medialab

Fondé en 1985, par le professeur Negroponte, le Medialab
est un centre de rechercheayant pour mission d’inventer,
de révéler et de rendre accessibles les médiums
du XXIème siècle. Habité par des petits veinards
expérimentant les machines que nous rêvons d’acquérir...
dans quelques années, le Medialab regorge de
richesses tant intellectuelles (les cerveaux humains) que techniques
(les ordinateurs...) Les recherches, d’une grande variété, 
incluent les domaines suivants : l’intelligence artificielle, la télévision
numérique, les images holographiques, la diffusion numérique de masse,
de même que l’étude d’interfaces homme/machine.
Ces travaux, dignes d’un film de science-fiction, sont le pain quotidien
des chercheurs et étudiants du Laboratoire des Médias.

Projets en cours:

Les “agents” intelligents : qu’ils soient robots autonomes, agents
logiciels ou personnages d’univers en trois dimensions, les agents
sont censés nous aider en apprenant nos besoins afin
de mieux y répondre. La téléphonie, la reconnaissance vocale,
la télévision de demain, la radio interactive, sont un échantillon
des innombrables projets en cours au Medialab.

Projets déjà existants sur le Net :

Les cartes postales électriques, les bureaux intelligents,
les chambres intelligentes ou encore les habits intelligents.
Ces appellations sont certes farfelues mais il ne s’agit là
que de choses sérieuses.
Le nombre d’étudiants au M.I.T. est de 9,960
pour l’année 96.
Les formations dispensées vont des sciences humaines
à l’architecture, en passant par l’ingénierie nucléaire
ou encore la philosophie.
Ne vous attendez pas à voir de frames, java et autres animations,
le web du Medialab est délibérément sobre.
C’est sur place que l’on en a plein la vue !
Le but est d’être accessible à tous et non de diviser la communauté
des internautes.
Ici, les fameux “habits intelligents”.

GLOSSAIRE

(1) Ordinateur portable, modèle déposé par Apple.

(2) Contraction de binary digit, chiffre dans un système binaire, qui ne peut prendre que deux valeurs : zéro ou un. Dans notre système décimal habituel, les chiffres peuvent prendre dix valeurs, de 0 à 9. Le bit est la plus petite unité de mémoire d’un micro-ordinateur.

(3) Entre autres traces que l’on laisse en surfant sur Internet, certains navigateurs génèrent des fichiers, répertoriant tous les sites visités depuis les dernières connections... La crainte d’être espionné est une des principales hantises de nombre d’internautes. (4) Accros au Net et à l’info.

(5) Système offrant la possibilité de téléphoner dans le monde entier via l’Internet pour le prix d’une communication locale. Peu fiable il y a quelques mois, l’I-phone se développe et connaît un vif succès dû à un engouement sans précédent.

Sites à visiter :

Le magazine Wired

http://www.hotwired.com

Le Medialab

http://www.media.mit.edu

Le M.I.T.

http://web.mit.edu

S.K.