Göksin Sipahioglu à l'“Istanbul Modern”
Plein cadre sure une légende vivante
Istanbul - Par Saër Karam

Istanbul, ville-phare, porte d’entrée entre l’Orient et l’Occident – à la fois européenne et asiatique, musulmane et laïque – mérite plus que jamais l’appellation cosmopolite.

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La symbolique du lieu est un retour aux sources en quelque sorte. L’homme n’est plus à présenter (1). Discret et humble malgré son mètre quatre-vingt-dix et son immense savoir-faire. Monsieur Sipa a la modestie et la simplicité de ceux dont le talent n’est plus à prouver.

Ultime reconnaissance en date pour ce vétéran du photojournalisme, Göksin Sipahioglu a eu l’honneur d’une impressionnante exposition au “Istanbul Modern”, le très épuré et spacieux Musée d’art moderne de la capitale ottomane. Right Time, Right Place est constituée de plus d’une centaine de photos s’inscrivant dans l’Histoire. Celui qui a moder-nisé le journalisme contemporain en Turquie n’a pas son pareil pour flairer les scoops ; toujours “au bon endroit, au bon moment”, à l’image de sa carrière et ses “coups” médiatiques. Cette rétrospective retrace l’époque 1956-1972, que Göksin a bien connue et exhaustivement photographiée. C’est également le titre de l’ouvrage qui totalise 296 pages et regorge de témoignages épiques. Préfacé par des amis aussi fidèles que réputés (anciens ministres, écrivains, journalistes, photographes…), les signatures prestigieuses telles : Yaşar Kemal, Ara Güler, Güneş Karabuda, Osman Karaca, Tufan Türenç… introduisent la vedette. Un très beau livre couvrant les grands jours du photojournalisme, classés par temps forts et retraçant l’itinéraire singulier de ce reporter-aventurier hors pair.

Trois années après avoir cédé SIPA à Sud Communication (2), la présence de
Göksin hante encore l’agence… et réciproquement. Il est aujourd’hui autorisé à créer sa propre entreprise de presse comme le stipulait le contrat. Il y a trois ans, j’avais déclaré que je voulais faire une agence (photos et films) en récupérant les photos et films d’amateurs. J’ai eu plusieurs réunions à ce sujet avec des personnes qui ont fini par créer leur société à partir de mes idées. Maintenant, je suis en pourparlers avec une agence d’actualités, dont les idées sont proches des miennes. Je vais sûrement travailler avec eux comme conseiller, à partir du 1er janvier prochain.

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À 80 ans, le sultan du photojournalisme parisien n’a rien perdu de sa superbe et perpétue son règne. Cette consécration d’une carrière menée tambour battant, prouve si besoin était, la renommée internationale de Göksin Sipahioglu et, chose rare, l’homme est également prophète en son pays. Trente-trois journalistes et photo- graphes parmi les principaux médias français et mondiaux étaient présents à cette célébration. Le pacha de l’image savourait chaque moment. Ami de longue date de La Revue du Liban, il était naturel que nous nous retrouvions pour pareille occasion. Le séjour s’est déroulé dans une ambiance, conviviale, familiale comme à l’accoutumée, à l’instar des rapports qu’entretient Göksin avec ses collaborateurs.

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Des photos à vous dilater les rétines: Avec des moments aussi historiques et marquants que : la crise des missiles à Cuba, la Chine de Mao, le conflit du Sinaï, le Vietnam, le Cambodge, l’Albanie, l’Ethiopie, Brigitte Bardot à New York en 1965, le Vatican en 1967, la France de 68, la Russie en 1969, sans oublier les J.O. de Munich en 1972…

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Photo d’un MIG d’escorte, prise depuis l’avion présidentiel turc avec un téléobjectif de 200 mm.
Union soviétique, 12 novembre 1969.


Lorsqu’on évoque le nombre de célébrités passées par l’“Ecole Sipa”, l’éternel jeune homme énumère ; il y en a eu beaucoup : des photographes, des journalistes, certains sont devenus rédacteurs en chef, propriétaires de médias... Il y a même quelqu’un de très connu en France et de par le monde, c’est le troisième homme le plus aimé des Français, il s’agit de Nicolas Hulot qui a débuté chez nous. Il est resté quatre ans durant lesquels il a travaillé comme photographe. Le président de RTL, Axel Duroux avait lui aussi commencé avec nous… ce sont quelques exemples mais il y en a bien d’autres qui ont fait leurs débuts avec Sipa et ont connu le succès jusqu’en Amérique.

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Spectateurs chinois lors d’un match de basket ball. Chine 1965.

L’exposition contient des photos inédites, d’autant que l’“Istanbul Modern” a décidé de ne pas prendre des photos de la Turquie. Les projets à venir de Monsieur Sipa sont nombreux, il s’attelle à écrire un livre sur sa vie, ses vies, car j’ai eu une vie qui commence avec le sport, le basket-ball, puis le journalisme, la photographie et après il y a eu SIPA PRESS. Le commencement et la fin, dit-il. Une expo sur mai 68 se tiendra également en 2008 à la Maison Européenne de la Photographie : 40 photos pour le 40ème anniversaire.

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Après le coup d’Etat, la population était heureuse et espérait un avenir meilleur.
Ici une paysanne faisant la collecte dans les champs.
Zanzibar, mars 1964.

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Brigitte Bardot en compagnie de Louis Malle, lors de la promotion du film “Viva Maria”.
New York, décembre 1965.

Le secret de sa longévité (outre le professionna-lisme et l’acharnement)? Les femmes : véritable moteur de cette locomotive humaine, dévorant la vie à plein régime. Göksin et les femmes? (Il esquisse un sourire) Ouais ! Pour un journaliste, les femmes sont très importantes et dans ma vie, les femmes m’ont beaucoup aidé.
Pour un homme dans l’absolu, non? (il reprend, plus expli-cite) Non, pour un journaliste ça l’est bien plus, car on vit chaque jour. On dit couramment que les marins ont une femme dans chaque port ; cela est valable pour les journalistes aussi. Moi quand je voyageais, j’avais partout dans le monde des
petites amies : une, deux, trois…
Comment ses femmes “officielles” vivaient-elles cela? Elles devaient le vivre difficilement mais elles ont été très intelligentes… En bon méditerranéen, il n’accepterait aucunement la réciproque. Le Liban a joué un grand rôle dans le commencement de son métier. Son premier périple était d’ailleurs à Beyrouth. J’y suis allé plusieurs fois, d’abord, pour voyager, pour découvrir, puis avec mon équipe de basket-ball. J’y suis ensuite retourné en tant que journaliste. Je me rappelle avoir effectué un photoreportage sur la mère du prince Al-Walid Ben Talal. Elle avait fait construire une voiture de couleur noire, hybride entre une Bentley (l’arrière) et une Cadillac (l’avant du véhicule) ; elle m’avait reçu chez elle, et j’ai réalisé le papier pour “Hürriyet”.
Ensuite j’ai fait un repor-tage sur les danseuses turques, plus particulièrement sur une dénommée : Özcan Tekgul. C’était une des meilleures danseuses de Turquie, avec Necla Ates, qui dansait en Amérique et était déjà très célèbre à New York. A cette époque-là, dans les années 60, il y avait beaucoup de danseuses turques qui se produisaient dans les cabarets de Beyrouth. Quand je lui ai demandé de faire un shooting différent, elle n’a pas hésité un seul instant, elle a immédiatement accepté. On a loué des skis et un ami arménien qu’on avait rencontré nous a conduits à la
montagne. Il faisait extrêmement froid. Là, on a trouvé la neige. J’ai demandé à Özcan Tekgul de faire un strip-tease et à la fin elle
s’est retrouvée en petit bikini. Le photoreportage a fait sensation à Istanbul. C’était par ailleurs la première fois que l’on voyait cela au Liban : une danseuse nue dans la montagne.

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En parfait baroudeur, Göksin Sipahioglu au Cambodge en 1963.

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Caricatures anti-Tito sur les murs.
Albanie, Octobre 1961.

Cet homme serait-il à l’origine du dévergon-dage de Beyrouth? …
Constamment à l’affût, Göksin a même tâté du digital et bien qu’il ait utilisé de l’argentique durant toute sa carrière, il demeure d’un enthousiasme à toute épreuve face à la révolution numérique. Oui, j’ai utilisé le numérique il y a neuf mois, pendant les manifestations à Paris contre le “Contrat Première Embauche”, (C.P.E), en mars 2006. J’ai trouvé cela formidable. J’ai fait des centaines et des centaines de photos. C’est extraordinaire de pouvoir les regarder tout de suite, choisir les bonnes et les envoyer. C’est une chance incroyable pour les journalistes qui couvrent l’actualité. Même pour les photographes qui font des “magazines”, 90% d’entre eux font maintenant du numérique. Cela supprime le coût du déve-loppement, l’attente, les tira-ges... Et on peut envoyer les reportages à son journal ou son agence de n’importe où dans le monde... Parfaitement à jour côté technique, Göksin répond en expert lorsqu’on lui demande son avis sur les mutations que connaît le journalisme (avec l’affirmation des blogs) et plus particulièrement le photojournalisme (avec la banalisation des clichés pris sur de multiples supports numé-riques (téléphones, “digicams”, “webcams”...) La numérisation va aider beaucoup les photo- graphes et aussi les journalistes qui n’auront plus d’attente de téléphone, télex, etc… En même temps, cela va accroître la difficulté pour les éditeurs de journaux et de magazines à choisir les photos. On a travaillé jusqu’à présent avec 100, 200, 500 photographes. Maintenant, ce sera des milliers. La solution : trouver des éditeurs qui vont dénicher rapidement les meilleures photos. On a vu l’importance des photos amateurs. Par exemple, les photos de la prison d’Abu Ghraib en Irak (plutôt horribles) grâce à des appareils numériques.

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Göksin Sipahioglu est décoré de la médaille de «Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres», 1994.
En novembre 1998, il tient une exposition personnelle «Un Regard sur les Barricades» lors du Mois de la Photo 98, où il présente ses photographies des émeutes de mai 68.
Le 7 avril 2000, Sipahioglu est décoré de la «Médaille de services exceptionnels rendus à l’Etat» (Devlet Üstün Hizmet Madalyası) par le président de la République de Turquie.
En septembre 2004, M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre français de la Culture et de la Communication, remet les insignes d’ «Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres» à M. Göksin Sipahioglu (3).
En 2006, le président Jacques Chirac l’honore de la médaille de «Chevalier de l’Ordre de la Légion d’Honneur».


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Un de ses clichés favoris.
Photo prise en Chine en avril 1965.

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Une partie des cartes de presse utilisées par Göksin durant sa longue
carrière (ici, les années 80 à 90).

Ensuite le Tsunami, en décembre 2004 et enfin l’attentat du métro de Londres. Chaque jour on trouve maintenant dans les médias, des photos amateurs prises avec des appareils numériques ou des téléphones portables. Certaines marques proposent même des téléphones avec appareils photos de 10 Méga pixels.
En bon paternaliste, la numérisation de ses anciens clichés n’est pas achevée et pour cause.

«Right Time, Right Place» s’est tenue dans le prestigieux et très avant-gardiste «Istanbul Modern», Musée d’art moderne avec restaurant branché et bibliothèque, sorte de Centre Pompidou turc avec vue sur le Bosphore…

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Photo-souvenir avec les participants.
À la droite de M. Sipahioglu, on reconnaît Mme Oya Eczacibasi,
directrice du Musée, ainsi que l’ambassadeur de France en Turquie.

Fondé en 2004 et dynamisant la scène culturelle en Turquie, l’«Istanbul Modern» a également une vocation éducative : celle de familiariser le public local avec le monde de l’art. Il accueille en outre de nombreux visiteurs étrangers. Premier musée d’art moderne privé regroupant des œuvres d’artistes locaux et internationaux et incluant collections privées et nationales : peinture, sculpture, installation, art vidéo, photographie… l’espace de l’«Istanbul Modern» constitué d’environ 8.000 m² séduit immédiatement. Lieu magique où l’art s’exprime dans tous ses états et en d’admirables univers intérieurs et extérieurs.
http://www.istanbulmodern.or

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Pendant 50 ans de vie professionnelle, dont 18 ans comme reporter, j’ai eu plus à m’occuper des photos des autres (et leur numérisation) en tant que directeur de Sipa Press, que des miennes. Et approximativement combien de photos a-t-il pris durant sa carrière? Des milliers probablement, je n’ai jamais compté le nombre de négatifs que je possède, mais vous me donnez une idée, je vais le faire. Avec un phénomène pareil, on n’est pas au bout de “ses” surprises.

Voir également :
(1) http://www.rdl.com.lb/1998/3667/Sipa.htm
(2) http://rdl.com.lb/2003/q4/3925/nemanquezpas7.html
(3) http://www.rdl.com.lb/2004/q4/3969/nemanquezpas5.html

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Pluriethnique, traditionnelle, globale et haute en couleur,
Istanbul avec ses fameux souks.

photo L’interminable pont suspendu reliant les deux rives du Bosphore.

photo Les mouettes, indissociables du décor stambouliote.
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Article paru dans "La Revue du Liban" N° 4080 Du 18 Au 25 Novembre 2006
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